Risque pour les soignants, anticipation de l'État, chloroquine : le Dr Bouet répond à vos questions sur le Covid-19

03/04/2020 Par Marion Jort
Interview exclusive
Alors que la France s’enfonce dans la crise sanitaire liée au Covid-19, les hôpitaux sont de plus en plus surchargés, les cabinets des professionnels libéraux souffrent et tous les professionnels de santé manquent d’équipements. Mobilisation inédite, coordination logistique et politique, manque d’anticipation, besoin d’une posture scientifique... Le Dr Patrick Bouet, président du Conseil national de l’Ordre des médecins revient, pour Egora, sur cette situation inédite. 

 

 

Egora : Comment jugez-vous l’anticipation face à l’épidémie, notamment en termes d’équipements ?  

Patrick Bouet : Cela fait maintenant six semaines que je dis qu’il y a eu des problèmes de distribution des équipements essentiels pour que les médecins, et les professionnels de santé au sens large, puissent être protégés. Les masques sont certes l’un des éléments de protection, mais il faut aussi des casques, des charlottes, des surblouses, des chaussettes pour les chaussures, du gel hydroalcoolique et des moyens de protection au niveau antiseptique. Nous commençons seulement à voir se distribuer du matériel complémentaire depuis quelques jours. Je pense qu’il y a eu un écart entre la décision politique et la faisabilité logistique.  

 

Cette crise aura également montré que la France est devenue dépendante sur le plan sanitaire d’autres nations, la Chine notamment. Quelle réaction politique attendez-vous ? 

La réaction politique, le président de la République et le Premier ministre l’ont déjà actée en constatant que nous n’avions pas les capacités de production mobilisables rapidement, même si depuis quelques jours ou semaines, il y a une mobilisation des industriels français. Il faut donc réviser le dogme de stockage sur la prévision potentielle de ce qu’il faut avoir en réserve pour que la nation soit en situation de sécurité.  

 

L'Ordre a-t-il été sollicité par le Gouvernement ? 

Nous avons été informés très souvent de ce qu’il allait se passer, consultés ni plus ni moins que d’autres acteurs, mais nous n’avons pas été partie prenante d’une série de missions ou d’une série de commissions qui ont été décidées par le Gouvernement. Ceci dit, nous nous sommes auto-saisis de beaucoup de questions. L’Ordre, sur le plan départemental, a pris des initiatives avec les ARS. Le Cnom a pris des initiatives notamment celle de la Réserve sanitaire qui n’a pas donné totalement satisfaction.  

 

Pourquoi ?  

L’Ordre des infirmiers et des médecins ont appelé, début mars, tous les professionnels qui le pouvaient à rejoindre la Réserve sanitaire. Plus de 10.000 personnes ont... répondu à notre appel et ont voulu s'inscrire. Le résultat de tout cela a été un grand bug du site. Il a fallu que le Gouvernement crée un site spécial, où il faut maintenant que nous demandions à ces personnes qui s’étaient portées volontaires de s’inscrire pour qu’elles puissent être mises en contact avec les ARS et, finalement, trouver une expression à leur volontariat. Nous avons eu le sentiment que notre initiative n’avait pas pleinement porté ses fruits. J’espère que cette seconde plateforme, elle, le fera. J’y suis moi-même inscrit et j’ai, pour l’instant, reçu deux messages pour éventuellement aller remplir une mission dans nos territoires ultramarins.   

 

Comment les médecins ayant des pathologies graves jonglent avec cette crise qui peut mettre leur propre santé en péril ? Quid des médecins retraités ? 

C’est un débat qui n’a pas lieu d’être. Nous sommes entre professionnels intelligents qui savent répartir les ressources au mieux. Quelqu’un qui présente des facteurs de comorbidités ne va pas aller s’exposer à une contamination. Ceux et celles qui ont besoin de volontaires sont aussi des hommes et femmes intelligentes. C’est-à-dire qu’ils ne vont pas exposer au risque de la contamination des professionnels qui seraient plus fragiles que d’autres. Il y a, fort heureusement, dans les besoins qui sont exprimés aujourd’hui, des fonctions qui peuvent être assurées dans la logistique, dans la régulation médicale, dans l’organisation territoriale, pour que ces collègues volontaires, sans être au contact des patients éventuellement contaminants, puissent apporter leur aide au système malgré tout.  

Concernant les médecins retraités, je parle avec des chefs de services de réanimation, des présidents de CME, des membres du SAMU quotidiennement, et nos collègues estiment le risque qu’il y a à mettre un professionnel en contact avec des patients potentiellement contaminés. Encore une fois, les besoins sont tellement importants que tous ces professionnels n’ont pas besoin d'être au contact direct du malade pour apporter leur aide au système qui est en tension. Il y a aussi des retraités plus jeunes qui, eux, ont l'âge de certains médecins qui sont en exercice aujourd’hui et peuvent être au contact de ces patients tout en étant bien protégés.  

 

Que demandez-vous en termes de moyens ? 

Nous demandons que, lorsqu’on dit que la profession est admirable, elle ait tous les moyens nécessaires pour se protéger. Nous demandons à l’Etat d’organiser la logistique nécessaire pour que ces professionnels puissent exercer correctement leurs métiers. Ça ne doit pas être aux professionnels de courir derrière un respirateur artificiel. C’est à l’Etat d’assurer la distribution cohérente de ces moyens matériels dans les endroits où ils veulent qu’il y ait de la réanimation.  

Nous demandons que les professionnels soient correctement informés de l’ensemble des protocoles, je pense surtout aux libéraux qui doivent avoir des protocoles de prise en charge clairs. Nous demandons aussi que tous les soignants soient dépistés de manière automatique. Il est absolument essentiel de savoir aujourd’hui combien de professionnels sont contaminés-contaminants pour pouvoir évaluer ou estimer les besoins qu’il y aura pour compléter des absences potentielles dues à des contaminations. Ces hommes et femmes qui sont au contact des patients n’ont pas forcément peur pour eux-mêmes mais aussi et surtout pour leur famille et leur environnement. Enfin, nous demandons, au-delà de l’admiration qui est affichée aujourd’hui par l'ensemble des acteurs pour le dévouement et l’engagement professionnel que ceux qui doivent assurer la logistique, l’organisation et la planification de ces actions, assume aussi bien que ces professionnels leurs responsabilités à l’égard de la population.  

 

Quels soutiens sont proposés par l’Ordre aux médecins ? 

Le premier, c’est de ne pas faire de rappel de... cotisation dans cette période et de demander aux conseils départementaux de ne pas envoyer de rappels pour les professionnels qui n’auraient pas réglé leur cotisation. Le deuxième, c’est que nous avons développé un numéro vert institutionnel et renforcé la réponse face aux difficultés psychologiques que peuvent traverser les professionnels de santé. Nous avons aussi mobilisé sur tout le territoire, les associations d’aide aux soignants. Nous avons donné des instructions aux conseils départementaux pour analyser en urgence toutes les demandes d’aides financières qui seraient faites. Nous avons aussi dégagé des moyens financiers au Conseil national pour pouvoir répondre aux situations d’urgence financière, qui pourraient naître de cette situation de crise.  

 
Quelle coordination est mise en place avec les ordres régionaux et départementaux ? 

Nous avons créé une hotline qui permet tous les jours aux conseils départementaux et régionaux d’être en contact direct, par un numéro vert, avec des élus du Conseil national qui leur apportent toutes les réponses, le soutien et les interventions nécessaires. Nous réunissons deux fois par semaine des conférences téléphoniques avec les présidents de ces conseils et une autre avec les conseillers nationaux. Nous faisons aussi un bureau virtuel du Conseil national. Cela nous permet d'être en lien permanent avec l’ensemble des acteurs de l’institution de manière à ce que nous puissions mutualiser très vite les informations et les questions, tout en les transmettant au Gouvernement. Nous devons lui faire remonter ce qui est analysé, vécu, ressenti ou exprimé par l’ensemble des acteurs de l’institution ordinale.  

 

Etes-vous en lien avec les autres ordres professionnels pour envisager ensemble des collaborations et des solutions ?  Avec les organisations européennes correspondantes ? 

Nous sommes en contact quasi permanent avec les ordres français : l'Ordre des pharmaciens, des infirmiers en particulier mais tous les autres ordres. Chacun d’entre nous, lorsque nous voulons prendre des initiatives, la prend au nom de l’ensemble des soignants et pas seulement au nom de la profession qu’il représente. Nous sommes dans une coopération permanente pour trouver les meilleures réponses à la multitude de questions qui nous sont posées.  D’ailleurs, ces questions sont parfois les mêmes que l’on soit infirmier, médecin, pharmacien ou même kiné. Voici un exemple simple : Nous venons de lancer un logiciel de traçabilité pour la distribution des masques, actuellement expérimenté en région PACA et en Nouvelle Aquitaine. Il a été mis au point en accord avec l’Ordre des pharmaciens.  

Nous sommes évidemment en contact au niveau européen avec des acteurs qui connaissent des situations comparables, pires ou meilleures que la nôtre. J’ai travaillé avec mon homologue allemand pour aider à la mise à disposition de capacités d'accueil au niveau de la frontière entre la France et l’Allemagne. J’ai également été en contact avec mes homologues du NHS (National Health Service, ndlr) et vous imaginez bien que nous sommes en contact avec nos confrères espagnols et italiens. 

 

Avez-vous eu vent de difficultés rencontrées par des médecins notamment pour faire reconnaître leur carte professionnelle lors de leurs déplacements ? 

Nous sommes intervenus auprès du ministre de l’Intérieur pour que la carte professionnelle, et celle de 2019, soit l’unique... document à présenter pour se déplacer dans le cadre professionnel. Depuis cela, nous avons beaucoup moins de remontées de difficultés. Il en restera malheureusement toujours, puisque c’est une relation entre un système de contrôle et les contrôlés. 

Beaucoup de médecins demandent à pouvoir utiliser la chloroquine pour soigner les patients atteints par le Covid-19. Soutenez-vous l’étude du Pr Raoult ?  

Nous n’avons qu’un mot : la science, toute la science, rien que la science. Il faut respecter les règles et la déontologie. Ce n’est pas parce qu'aujourd'hui, il y a un débat médiatique autour des acteurs que le médecin ne doit pas rester dans une posture scientifique. Pour l’heure, nous avons demandé de respecter l’ensemble des règles de prescriptions scientifiques. Il faut attendre que l’étude Discovery soit conclue et que des mesures en matière d’utilisation soient prises. Le sujet est bien trop lourd pour que le simple débat médiatique ne soit le moteur de la prescription.  

 

La Carmf a pourtant proposé de lancer un essai de l’hydroxychloroquine (Plaquenil) sur les médecins libéraux contaminés et volontaires, arguant que ces derniers “disposent de compétences scientifiques pour un usage de la molécule dans les conditions de sécurité nécessaires”. Quel regard portez-vous sur cette initiative ? 

J’ai écrit au président de la Carmf pour lui dire que l’Ordre des médecins ne soutenait pas cette initiative.  

Comment gérer les autres pathologies, toujours présentes, comme par exemple les retours d’intervention orthopédique ou les suivis post-accouchement généralement pris en charge par l’hôpital ?  

Certes, nous concentrons actuellement notre préoccupation sur la crise Covid parce que c’est celle qui met en danger immédiat la population. Mais attention, il ne faut rien oublier de l’action du monde de la santé au quotidien qui existe toujours. Il y a toujours des femmes qui accouchent, des femmes qu’il faut surveiller, il y a toujours des IVG, des personnes qui tombent dans leurs escaliers, des enfants qui ont des crises de douleurs abdominales, des accidents, des AVC. Le risque médical n’a pas disparu parce qu’il y a cette crise Covid.  

Nous appelons et nous attirons l’attention du Gouvernement sur le fait qu'il ne faut pas que que le reste de la prise en charge santé disparaisse au profit d’une mobilisation de tous les acteurs sur le risque de l’épidémie actuelle. Nous le savons, il peut y avoir des complications de situations qui ne seraient pas gérées suffisamment tôt par les professionnels de santé.  

Nous appelons à ce que la logistique autour de l’épidémie n’empêche pas le système de santé et les médecins de... gérer les autres problèmes. Imaginez que nous ne dépistions plus les cancers pour les six mois à venir. Qu’est-ce que cela signifierait au regard des patients porteurs de ces pathologies ? Il faut donc trouver l’équilibre entre la mobilisation face à l’épidémie et assurer la sécurité de l’ensemble des personnes vivant sur le territoire français.  

 

Tous les soignants sont aujourd’hui mobilisés : étudiants, généralistes, spécialistes, paramédicaux, retraités.  Au sortir de cette crise, assistera-t-on à une nouvelle “génération” de soignants ? 

Je pense qu’à la fin de cette crise, c’est tout une “nouvelle France” que nous allons avoir. Globalement, tous les acteurs de notre pays auront été confrontés à un tel bouleversement de leurs certitudes et une telle mise en danger de cette société, qu’aucun ne va sortir de cette crise comme il l’était en y entrant. 

Aujourd’hui, quel que soit l’âge de celui ou celle qui est dans le monde de la santé, sa fonction, son diplôme ou son statut, tous ont manifesté un engagement général, collectif et en même temps, individuel. C’est extraordinaire : le sens du mot “professionnel de santé” est porté au premier rang. Tous et toutes ont manifesté leur volonté d’être utile à l’autre, d’être utile aux personnes en situation de contamination, au système de santé, aux personnes âgées, aux personnes confinées. C’est ce qui fait le côté admirable de toute notre profession.  

 

Beaucoup d’entre eux sont, malgré tout, touchés par le virus. Depuis le début de l’épidémie, plusieurs praticiens en sont également décédés. Que souhaitez-vous leur dire ? 

C’est une émotion profonde que voir des médecins mourir parce qu’ils ont voulu servir la population. C’est quelque chose qui me bouleverse en tant que soignant, en tant que président de l’Ordre, et cela grandit ces hommes et ces femmes dans leur dévouement. Les professionnels doivent être protégés de la meilleure des façons. 

Vous savez, dans toute l'histoire des grandes épidémies et des grands drames que notre nation a eu à affronter, les soignants ont souvent été des victimes. Il faut qu’il y en ait le moins possible. Il faut que les médecins soient dépistés et accompagnés. On ne peut pas les laisser seuls. Il appartient à la société de les soutenir et les protéger et ensuite, de remplir ses engagements à leur égard. En tant que président de l’Ordre, médecin généraliste et membre de la réserve sanitaire, en tant qu’homme de terrain, je veux leur dire que je suis un parmi eux et que dans la fonction qui est la mienne, j’essaie de les accompagner au mieux.  

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