"Quand on touche de l'argent d'une manière non justifiée, il faut le rendre, voilà ce que m'a répondu Thomas Fatôme, le directeur de l'Assurance-maladie au sujet du Dipa"… Le Dr Philippe Pizzuti, vice-président du syndicat UFML en charge des questions juridiques est scandalisé. Selon lui, près de 30% des médecins doivent rembourser des indus "de manière injustifiée". "La somme que doivent payer les médecins représente 57 millions d'euros", avance le rhumatologue qui invite ses confrères "à ne pas se laisser faire". "C'est en moyenne 7.000 euros par médecin", calcule de son côté le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF. Tout commence en avril 2020, lorsque l'Assurance maladie annonce la mise en place du Dispositif d'indemnisation pour perte d'activité (Dipa), censé permettre aux professionnels de santé libéraux de demander une indemnisation pour faire face à leur baisse d'activité liée à la crise Covid. "Ça aurait dû nous sembler louche dès le départ que la Caisse veuille nous aider", plaisante le Dr Didier Pallud, médecin généraliste à Sillingy (Haute-Savoie), l'un des premiers médecins généralistes contraint à la quarantaine après avoir contracté le Covid en mars 2020.
Près de 203.000 professionnels de santé font une demande d'aide sur la base du calcul édicté par la Caisse. Il est ainsi réclamé aux soignants de calculer le Dipa à partir d'un schéma très clair donné par l'Assurance maladie que les professionnels reçoivent par courrier, comme cité ci-dessous :
- D’un taux de charge fixe standardisé et calculé par l’Assurance maladie pour chaque profession de santé et par spécialité médicale
- D’informations individuelles que vous êtes invité à renseigner dans le téléservice :
Le montant de vos honoraires sans dépassements remboursables par l’Assurance Maladie perçus en 2019 ;
Le montant des honoraires sans dépassements facturés ou à facturer (perçus ou à percevoir) entre le 16 mars et le 30 avril 2020 [montant des honoraires issus de votre activité] ;
Les autres revenus (chômage partiel, indemnités journalières, fonds de solidarité) que vous avez perçus ou que vous allez percevoir à partir du 16 mars et jusqu’au 30 avril 2020 en plus de vos honoraires."
Conformément aux recommandations, les soignants calculent donc le montant de leur Dipa et reçoivent pour la plupart une première avance. "On a fait ce qu'on nous a demandé, nous n'avons pas essayé d'avoir un effet d'aubaine. Cette aide était destinée à compenser la perte d'activité", justifie le Dr Luc Duquesnel. "Ubuesque" Une nouvelle demande d’avance pourra être formulée à la fin de chaque mois pendant toute la durée de la crise. Les sommes seront déduites du montant de l’indemnisation, qui sera calculé en fin d’année. Les soignants sont prévenus, si les montants perçus s’avéraient supérieurs à l’indemnisation totale finale calculée par l’assurance maladie, une récupération pourrait intervenir.
"Il fallait remplir des cases, voire elles étaient préremplies. C'était simple. Mais on avait aucune vision sur le calcul retenu par la suite pour justifier ou non de l'octroi de ces aides. C'était opaque. La méthode était ubuesque", se souvient le Dr Fréderic Villeneuve concerné par le remboursement d'indus. "J'avais pris 40 % de la somme proposée par la CPAM parce que j'entrevoyais un loup. Malgré cela on me demande un remboursement. La difficulté d'appréhender la somme c'était que les règles n'étaient pas connues", s'agace le médecin. Huit mois après l'annonce du Dipa, coup de théâtre... Le 31 décembre 2020, un décret publié au Journal officiel précise les modalités définitives de calcul. Et elles sont différentes de celle soumises aux soignants au printemps 2020. Un choix de date de publication au JO qui n'est pas anodin, estime Maître Sabrina Mokrani, avocate de plusieurs médecins libéraux, dont le Dr Villeneuve. La non prise en compte dans le revenu de référence 2019 des rémunérations forfaitaires alors que cela avait été annoncé verbalement est l'un des nœuds du problème. Tout comme la reprise d’activité par la suite qui a limité la perte déclarée fin avril… Manque de transparence "Ce qui est contestable c'est que la caisse a octroyé des aides sur une méthode qui n'a pas été annoncée. Elle n'a pas été transparente sur la méthode. Et le calcul définitif a été publiée le 31 décembre, plusieurs mois après le versement des aides", commente Maître Mokrani avant d'ajouter "Il aurait fallu dès le début contester le décret de décembre devant un tribunal administratif dans les deux mois. Un juge se serait alors prononcé sur sa légalité. Mais les professionnels ne savaient pas". Dipa : "La dette ne sera pas effacée", annonce le directeur de la Cnam "Nous sommes les seuls à qui l'Etat demande de rembourser une aide perçue pendant la crise, alors que nous avons été les plus touchés", s'emporte le Dr Pizzuti. "Des confrères ont pris des remplaçants parce qu'ils travaillaient en centre Covid. D'autres, hospitalisés en réa ont réussi à se faire remplacer. Tout cela n'avait qu'un seul but : contribuer à l'offre de soins. J'ai envoyé à la CPAM les sommes que j'ai reversées à mon remplaçant. L'argent est entré puis est sorti", explique le Dr Duquesnel. "Après tout ce qu'on a fait, voilà notre remerciement. Cette absence de confiance, c'est détestable. On nous prend pour des bandits", fulmine-t-il. "Quand on compare aux commerçants, on voit que le décret introduit les modalité de l'aide 5 jours après l'ordonnance. Pour les professionnels de santé, je rappelle que l'ordonnance a été publiée en mai et les modalités de calcul en décembre", analyse Sabrina Mokrani. Crainte de "représailles" "Il y a des failles juridiques que nos avocats vont exploiter. Quoi qu'il arrive, il faut porter l'affaire devant les tribunaux", ajoute le Dr Pizzuti qui rappelle aux médecins que les frais d'avocats sont pris en charge par l'assurance de responsabilité civile professionnelle dans le cadre de l'assurance défense recours. "Les professionnels de santé n'osent pas contester, ils craignent des représailles de leurs caisses et une multiplication des contrôles", remarque le syndicaliste. "Plein de médecins ont renoncé à s'engager dans des procédures. Cela représente beaucoup de temps, alors que nous n'en avons pas", déplore le Dr Duquesnel.
"On constate une évolution de la relation Caisse /professionnels de santé. Il est intéressant de mettre l'accent sur ce déséquilibre qui est en train de se mettre en place. Plus les professionnels accepteront le comportement de la Caisse, plus ils se retrouveront pieds et poings liés. Le Dipa montre bien qu'aujourd'hui les caisses sont dans une posture où elles peuvent demander beaucoup des professionnels", observe Maître Mokrani. Au total, 8.075 réclamations et contestations ont été reçues par les caisses toutes catégories de professionnels de santé confondues et 1.689 pour les seuls médecins. 694 recours sont en attente de jugement pour toutes les catégories de professionnels de santé, indique la Cnam. A réception du premier courrier de la CPAM dans lequel des indus sont réclamés, les soignants disposent de deux mois pour contester à la commission de recours amiable. La CRA a alors un délai de deux mois pour se prononcer. Si elle ne donne pas suite, le recours est rejeté. Une fois la notification de rejet réceptionnée, les médecins peuvent alors, sous deux mois, saisir le tribunal administratif. Si l'ensemble des syndicats interrogés constatent que toutes leurs procédures amiables ont été rejetées, le Cnam nous informe que certaines ont abouti. "En général, cela concerne des cas particuliers ou des professionnels de santé qui ont transmis de nouvelles informations / justificatifs auquel cas consigne a été donnée aux caisses de recalculer des aides". L'Assurance-maladie n'est toutefois pas en mesure de chiffrer ces procédures. "Obtus" "Quand les premières notifications ont été envoyées en septembre, les caisses ne se sont pas embêtées à expliquer aux professionnels pourquoi on leur réclamait ces sommes. C'est la commission de recours amiable qui est revenue par la suite dans le détail. Mais souvent les données de la Caisse ne sont pas les mêmes que celles des médecins. Les professionnels justifiaient avec leurs logiciels comptable mais c'était rejeté par la Caisse", se souvient Maître Mokrani. "On a la sentiment qu'ils sont obtus", s'emporte le Dr Duquesnel. Même sentiment pour le Dr Pallud dont les indemnités journalières, liées à son arrêt de travail pour Covid, ont été inclues dans le Dipa alors qu'elles datent du mois de mars 2020 et que le Dipa a démarré en avril. "Cela représente 560 euros. Mes recours ont échoué. Ça m'embête de devoir aller au tribunal administratif pour ça", s'agace le généraliste savoyard. Pourtant du côté de l'Assurance-maladie, on nous assure que "toutes réclamations et contestations sont traitées avec toute la diligence nécessaire. Les services de la Cnam accompagnent les caisses dans la réponse à apporter aux professionnel de santé avec le souci de trouver une solution dans la mesure du possible (en les aidant le cas échéant recalculer des aides pour des cas très particuliers). Tout est mis en œuvre pour accompagner les professionnels, pour preuve l’octroi massif de plans d’apurements (près de 6.000 dont près de 1.300 pour les médecins). Par ailleurs le taux de recouvrement des créances DIPA est d’environ 75% (plus de 80% pour les médecins)", se justifie la Cnam. Sollicité par la rédaction, Thomas Fatôme n'a pas donné suite. "Trop grand flux de dossiers" Sabrina Mokrani tient à rappeler aux médecins que "la contestation suspend le règlement. Si on commence à payer on reconnait la dette". Quant aux Cpam qui ont prélevés les indus sur les remboursements de tiers payant ou autres, elles sont en tort et ont d'ailleurs pour la plupart remboursé la somme. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé au Dr Duquesnel. "La Caisse s'est servie au travers de mes gardes et régulations pour se payer. Ils m'ont remboursé intégralement la somme, c'était illégal". "Ceux qui se sont fait prélever peuvent demander une annulation de la procédure", précise l'avocate. Jusqu'à présent la plupart des demandes de renvoi sont repoussées. La Caisse nous indique qu'il y a "un trop grand flux de dossiers et qu'ils ne sont pas en mesure de conclure aux dates de la juridiction", rapporte Sabrina Mokrani qui constate que les caisses semblent vouloir s'harmoniser ce qui pourrait aussi justifier ces reports. Les prochaines audiences devraient avoir lieu en septembre 2022. Et les médecins attendent la première décision de pied ferme. "Elle pourrait avoir une valeur majeure", croit le Dr Pizzuti qui espère que cela fera jurisprudence.
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