Abandon des études de médecine : enquête sur un grand "gâchis"
S’ils sont près de la moitié à envisager d’arrêter leurs études de santé dès la première année, tous finissent par rentrer dans le rang. Tous, ou plutôt la majorité. Chaque année, entre 150 et 300 étudiants abandonneraient la médecine. Sans compter ceux qui, une fois diplômés, n’exerceront jamais. Une problématique jusqu’ici ignorée, qui soulève pourtant de nombreuses questions.
Chaque coup de téléphone commence toujours de la même manière : combien d’étudiants en médecine et d’internes ont quitté leur formation en cours d’année ?, a-t-on demandé à toutes les personnes interrogées dans le cadre de cette enquête. Généralement, la réponse ne se fait pas attendre. "Des chiffres ? Nous aussi, on aimerait bien en avoir, tout le monde aimerait en avoir", nous répond-t-on. Chou blanc !
À l’Université Paris-Est Créteil, la faculté de santé indique ne disposer "d’aucune donnée concernant ce sujet". Ailleurs, les doyens tentent de faire appel à leur mémoire pour comptabiliser cette pratique qualifiée d’"extrêmement rare" ou "à la marge". Reste quelques exceptions, des facultés qui y prêtent chaque année attention pour prendre le pouls et mesurer les enjeux. Il faut dire que, de part en part, le silence règne, mais chacun joue gros.
Après six années d’études de médecine, Elsa a sauté le pas. Plutôt que de préparer les épreuves classantes nationales (ECN), elle a passé le concours de professeur des écoles. Elle enseigne aujourd’hui à des élèves de CE2 à Clermont-Ferrand. Ses études de médecine se sont toujours pourtant très bien passées. "J’ai adoré mes cours de médecine. D’ailleurs, je préférais bachoter que d’aller en stage. Ça aurait peut-être dû me mettre la puce à l’oreille...", raconte-t-elle sur le ton de l’humour.
Sa quatrième année est marquée par le Covid, une "année horrible" où elle pense une première fois à abandonner : "J’en parlais avec mes copines, on se disait toutes qu’on allait arrêter, mais j’ai compris que pour moi, c’était vrai." Même si ses stages en cinquième année se déroulent à merveille, c’est en ouvrant son Collège de cardiologie qu’elle comprend. "Cinq jours plus tard, j’écrivais à la fac pour leur demander de me désinscrire." Elle valide sa sixième année pour obtenir un master 2 et devenir enseignante. "Ça a finalement été la décision la plus facile que j’ai dû prendre. J’étais trop contente. Je me suis rendue compte que je repoussais tous les ans alors que je savais que je ne ferais jamais médecine toute ma vie." Celle qui envisageait de devenir pédiatre depuis des années a abandonné la médecine il y a seulement deux ans.
Mais son discours semble rare, très rare, à en croire le peu de témoignages reçus sur le sujet. Le Dr Romain Stefanovic-Isely, médecin généraliste, fait partie des seuls à avoir tenté d’en savoir plus. Lorsqu’il débute sa thèse sur "Les facteurs influençant l’abandon des études médicales", le jeune médecin est surpris de constater qu’aucune étude française ne s’en préoccupe. "J’ai commencé à me pencher sur les abandons quand plusieurs camarades de promo me disaient qu’ils voulaient arrêter ou qu’ils envisageaient d’exercer la médecine juste pour un temps. Je me suis moi-même posé plusieurs fois la question d’abandonner. Je pense que c’est un vrai sujet dont on ne parle jamais", résume-t-il.
Des chiffres flous
D’après ses recherches, en moyenne 13% des étudiants en médecine quitteraient leur formation dans le reste du monde (États-Unis et Europe principalement). Un chiffre difficilement transposable à la France ou, en tout cas, à "prendre avec des pincettes", selon lui, car peu de modèles ressemblent au système français. Pourtant, c’est un chiffre similaire, 10%, qui est souvent repris. Le pourcentage avait été donné par François Braun, alors ministre de la Santé, en 2022, lorsqu’il avait évoqué les abandons en médecine, sans plus de précision. Interrogé en juillet dernier, le ministère n’a pas donné suite à nos sollicitations.
"Je suis sûre que quelqu’un a ces chiffres quelque part", lance Florie Sullerot, présidente de l’Intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale (Isnar-IMG) en 2023-2024. De la rétention d’informations ? Le Conseil national de l’Ordre des médecins assure que non et penche pour la prudence : "On ne peut pas faire d’évaluation au doigt mouillé, estime le Dr Jean-Marcel Mourgues, son vice-président. On nous donne des chiffres extravagants, comme 20% d’abandons, mais il faut de la rigueur." Même son de cloche à l’Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) : "Aujourd’hui, nous n’avons pas de fichier permettant de le mesurer, souligne Emmanuel Touzé, son président. L’abandon existe, mais il reste mal évalué. Cela fait partie des projets à mener par l’ONDPS."
D’après les données récoltées auprès de certains doyens, à raison d’un ou deux départs par an, environ 2 à 3% d’étudiants et d’internes par promotion abandonneraient. Un chiffre aussi soufflé par l’ONDPS. Ces dernières années, ce serait donc entre 150 et 300 étudiants qui auraient quitté leur formation chaque année. Depuis 2012, sur les 96 000 étudiants qui sont entrés en deuxième année de médecine, entre 1 900 et 2 900 ne sont pas devenus médecins.
Également doyen à la faculté de médecine de Caen, le Pr Emmanuel Touzé va même plus loin et craint que l’augmentation des abandons chez les futures infirmières (un chiffre multiplié par 3 en dix ans pour les étudiants en première année, selon la Drees) touche, à terme, la médecine. En cause : le rythme des études et une sélection rude. Pour le Dr Simon Fremaux, aujourd’hui médecin généraliste, tout a commencé dès sa première année d’études. Le médecin décrit un "parcours traumatisant" ponctué de classements, du "rouleau compresseur" des ECN, d’un manque d’accompagnement psychologique face à la mort ou aux maladies graves de ses patients et de "carottes où on nous dit que ça ira mieux après".
Un témoignage qui n’étonne pas les représentants des étudiants. "On risque de faire face à davantage d’abandons avec la succession des réformes, notamment la réforme du premier cycle, appuie Jérémy Darenne, président de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) en 2023-2024. Certains étudiants en LAS* ont moins de sciences dures en première année et ça entraîne des difficultés ensuite. C’est en tout cas le ressenti sur le terrain." À l’Isnar-IMG, Florie Sullerot parle de pression sur les internes, avec des responsabilités qui augmentent et des mesures – comme la mise en place de la quatrième année d’internat de médecine générale, "non achevée" – qui inquiètent et "dégoûtent" les internes.
Le Cnom se dit, lui, peu étonné d’arriver à 5% d’abandons chez les étudiants en médecine. "On était déjà à 3-4% il y a une dizaine d’années, mais avec toutes ces réformes et ce contexte anxiogène, ce taux a peut-être augmenté", commente Jean-Marcel Mourgues.
"Augmenter les effectifs ne résoudra pas tous les problèmes"
Aucun chiffre précis donc, mais tous le confirment: ces statistiques sont une nécessité. En avril dernier, Gabriel Attal, alors Premier ministre, annonçait l’augmentation des capacités d’accueil en médecine pour atteindre 12 000 places en deuxième année en 2025, puis 16 000 places en 2027. Objectif final : réduire les déserts médicaux. Mais ces chiffres gargantuesques inquiètent les doyens. Analyser le nombre d’abandons pourrait peut-être réduire les ambitions. "On a considéré longtemps que les abandons étaient un non-sujet. Mais je pense que ça a changé : il faut le prendre en compte pour savoir combien d’étudiants doivent vraiment intégrer médecine chaque année", constate Emmanuel Touzé.
Mais là n’est pas la seule difficulté. "En plus des abandons parmi les médecins, il y a ceux qui n’exercent pas du tout ou n’exercent pas la médecine pour laquelle ils ont été formés, tonne le Pr Benoît Veber, président de la Conférence des doyens de médecine. On augmente nos cohortes d’un côté, mais on a toujours une vraie fuite à la fin, et ça aussi, il faut l’analyser. Augmenter les effectifs ne résoudra pas tous les problèmes." D’après les dernières données du Cnom, 5 253 médecins, non retraités, seraient inscrits à l’Ordre, sans activité déclarée en 2023.
C’est d’ailleurs une "crise de sens" qui a scellé la décision de Simon Fremaux. En 2020, en pleine crise sanitaire, le médecin débute son installation. Un moment qu’il vit "très mal". "Le Covid m’a percuté : avec le pass sanitaire, j’avais l’impression d’être un auxiliaire de la police. Mais je n’ai jamais signé pour ça. J’avais un vrai conflit de valeurs." La suite n’a été que désillusion, avec, selon lui, "un ministère qui n’écoute pas". Les négociations conventionnelles ces derniers mois ont sonné le glas et après six mois d’arrêt de travail, épuisé, Simon Fremaux n’arrive plus à se lever. "Mon corps a dit stop", confie-t-il. Après sept ans d’exercice, il décide de cesser son activité et se projette déjà dans une "reconversion complète".
"Tous ces abandons sont un aveu d’échec et un sujet préoccupant", admet de son côté le Dr Raphaël Dachicourt, président du Regroupement autonome des généralistes jeunes installés et remplaçants (ReAgjir). D’après le syndicaliste, il faut se demander pourquoi les jeunes médecins quittent leurs fonctions. "Aujourd’hui, on ne fait plus réellement de soins. On invisibilise la fuite de l’exercice le plus nécessaire à la population, celui de médecin traitant. On a détourné l’activité des soignants avec des postes administratifs, des conseils, de l’entrepreneuriat, sans compter les conditions d’exercice qui deviennent si contraignantes que certains trouvent des portes de sortie." Parmi elles, la médecine esthétique, vivement critiquée. "C’est tout un écosystème qui se casse la figure et ce n’est pas uniquement en prenant en compte les abandons que nous résoudrons les déserts médicaux", affirme Raphaël Dachicourt.
Reste que le sujet ne peut plus être pris à la légère. "Il faut faire attention à cette zone grise : certains n’abandonnent pas, mais ce n’est pas pour autant qu’ils vont bien", concède Jean-Marcel Mourgues. Les témoignages en ce sens, cette fois, ne manquent pas : "On a toujours des moments de doute, mais on ne peut pas s’arrêter après sept ou huit années d’études", confie un interne en anesthésie-réanimation. "À 26 ans, je ne veux pas repartir de zéro, mais parfois je me dis que j’irais bien élever des lamas !", rétorque une autre en médecine générale.
Lors de sa remise des diplômes, Elsa a compris que son choix n’avait d’ailleurs rien d’anodin. "J’étais la seule de ma promo à ne pas continuer en internat. Je suis passée de la personne invisible au sein de la promo à l’attraction de la soirée, s’amuse-t-elle. Tout le monde est venu me voir en me disant que c’était courageux et surtout cette phrase : 'J’aimerais mais je n’oserais jamais'. J’ai trouvé ça terrible."
Un "gâchis" ?
Car quelles que soient les raisons qui poussent à la démission, la décision reste lourde de conséquences, assure Elsa. "Parmi mes proches, beaucoup m’ont fait douter en me disant qu’il n’y avait pas de sous-métier, certains n’ont pas compris, on me disait que j’allais diviser mon salaire par 4 et d’autres ont été déçus à cause du prestige que le métier représente. Cette décision m’a éloignée de ma famille." Selon Simon Fremaux, il y a aussi un frein "organique", celui de vouloir "protéger son métier" : "On est entouré de médecins, c’est tout ce qu’on connaît, alors quand on dit qu’on va abandonner, après tant de sacrifices, beaucoup pensent que c’est juste une crise et que ça passera."
D’après Benoît Veber, doyen des doyens, les abandons sont plus importants au moment de l’externat, "quand les étudiants s’aperçoivent que cela ne correspond pas à leur souhait". "Je m’assure que leur désir d’abandonner n’est pas lié à un problème financier. Beaucoup se rendent compte qu’ils ont voulu faire plaisir à papa-maman en choisissant médecine", poursuit le doyen rouennais.
Dans sa thèse, Romain Stefanovic-Isely parle d’un "gâchis en partie évitable". "Ailleurs, il y a des cours pour apprendre à prendre soin de soi, on ne nous en parle jamais en France, c’est dommage. Le soutien psychologique pendant ses études est indispensable", confie-t-il. Selon l’Anemf, mieux informer dès le collège et le lycée sur la réalité du métier permet aussi de déconstruire certains clichés. Quant aux doyens, la solution serait aussi de faire "des choix positifs", qu’ils puissent "colorer" leurs études en choisissant leurs parcours ou leurs terrains de stage. Ou comme à l’Université Côte d’Azur, organiser des journées "dédiées à l’exercice de la santé pour découvrir des pratiques et les aider à faire évoluer leur façon de travailler". "On a un travail de réassurance à réaliser auprès de nos étudiants", estime le Pr Jean Dellamonica, doyen de sa faculté de médecine.
Quant à évoquer le fait que certains abandons sont peut-être inévitables et loin d’être dramatiques, la question reste en suspens. "Désormais, on me demande sans arrêt si je ne regrette pas ma décision, mais pour moi, c’est loin d’être un échec, je trouve que ce n’est pas dégueu d’avoir un bagage en médecine, mais je suis plus heureuse dans ce que je fais aujourd’hui et je me sens à ma place", assure Elsa. Même avec un médecin en moins au compteur, loin du gâchis, c’est peut-être là toute la réussite.
*Licence accès santé (LAS)
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