"Mort sur table" : retour sur l'affaire des "médecins de Poitiers", qui a divisé le monde hospitalier
Le 30 octobre 1984, le décès de Nicole Berneron sur une table d'opération sème le trouble au CHRU de Poitiers. Accusés d'avoir trafiqué le respirateur pour nuire au chef de service, deux médecins sont inculpés. L'affaire, qui braque les projecteurs sur les luttes de pouvoirs entre médecins à l'hôpital, n'est pas sans rappeler l'affaire Frédéric Péchier, dont le père était anesthésiste à Poitiers à l'époque des faits.
En ce mercredi 7 novembre 1984, une foule de journalistes se pressent sur la place du palais de justice de Poitiers. En début de soirée, le procureur de la République prend la parole, relate le journaliste Lionel Leroy dans son livre-enquête*. "Une jeune femme qui venait de subir le 30 octobre au centre hospitalier régional et universitaire de Poitiers une intervention chirurgicale ne présentant pas de caractère particulier de gravité, est décédée durant la phase de réveil, dans des conditions faisant apparaître un acte criminel, énonce le magistrat. Dans le cadre d'une information ouverte contre X du chef d'assassinat, deux médecins anesthésistes attachés à cet hôpital ont été accusés et placés sous mandat de dépôt."
L'affaire dite "des médecins de Poitiers" est lancée. Durant trois ans, elle fera régulièrement la une de la presse, révélant au grand jour les failles, les jalousies et les haines du monde hospitalier.
Sabotage
A l'origine de cette affaire, la "mort sur table" de Nicole Berneron, 33 ans. Le 30 octobre 1984, cette mère de deux enfants avait été admise en ORL pour l'ablation d'une tumeur au niveau de la glande parotide gauche. L'intervention se déroule bien, la tumeur se révélant bénigne. Les complications surviennent durant la phase de réveil : la mort de la patiente est constatée à 12h15. Deux heures plus tard, l'anesthésiste en charge de l'intervention, le Pr Pierre Mériel, découvre ce qu'il pense en être la cause : les bagues d'arrivée au respirateur des tuyaux d'oxygène et de protoxyde d'azote ont été permutées, Nicole Berneron a été asphyxiée - ce que confirme l'autopsie. Le chef du service d'anesthésie pense immédiatement à un sabotage, visant à le mettre en difficulté, voire à le ridiculiser auprès de ses collaborateurs. Dès sa première audition, le "patron" désigne un suspect aux enquêteurs : le Dr Bakari Diallo, 37 ans, est "assez fou" pour avoir commis un tel geste, charge-t-il.
Ce brillant anesthésiste originaire du Burkina Faso, dont même les "pires ennemis" louent la compétence, n'aurait pas digéré sa mutation en urologie, qui sanctionne ses "manquements graves et répétés à la déontologie qui doit régner entre médecins d'un même service". Depuis six mois, Diallo était en conflit avec un chirurgien d'ORL, qu'il accusait publiquement d'incompétence. Déterminé à ne pas se laisser faire, le jeune anesthésiste a tenté ce 30 octobre de rallier des soutiens au sein du service. Il pouvait en tout cas compter sur celui du Dr Jean-Dominique Guignard : c'est lui qui aurait dû anesthésier Nicole Berneron ce jour-là mais il s'est fait porter pâle, contraignant Pierre Mériel à le remplacer au pied levé.
Les policiers en charge de l'enquête adhèrent immédiatement à la thèse du Pr Mériel, au point de ne pas -ou si peu- explorer au préalable celle d'une faute d'anesthésie. Le jeune anesthésiste qui effectue son stage de spécialisation (CES) à Poitiers et officiait ce matin-là auprès de Mériel, est lui aussi mis en cause : Denis Archambeau, 29 ans, aurait manœuvré pour que le piège passe inaperçu en début d'intervention, agissant comme un complice de Diallo, son responsable de stage. En garde à vue, le jeune praticien finit par accuser son maître.
"Le crime contre nature – celui du médecin assassinant son patient"
Interrogé à son tour, ce dernier contre-attaque : un anesthésiste sérieux et compétent aurait vérifié son appareil, se serait rendu compte que les tuyaux avaient été inversés, et aurait su en contrer les conséquences. "Si saboteur il y a, il n'en reste pas moins que le responsable du décès est Mériel", déclare-t-il avec aplomb aux enquêteurs.
Au lendemain de l'inculpation des deux médecins, au cours d'une conférence de presse organisée par le directeur adjoint du CHRU, Mériel accuse publiquement ses deux confrères de crime avec préméditation. Diallo, dit-il, n'acceptait pas son autorité. "Je n'aurais jamais pensé qu'on se servirait d'un malade innocent, d'une mère de deux enfants, pour faire un tel geste. Il aurait attenté à ma personne, il aurait sali mon bureau, démoli ma voiture, aurait mis de la peinture sur mon immeuble, ç'aurait été une réaction peut-être compréhensible, s'épanche-t-il. Mais tuer un malade ! Non, il s'agit du crime monstrueux d'un médecin paranoïaque", enfonce Mériel. Quant à Archambeau, il a "obéi aux ordres" de son responsable de stage. Des propos accusateurs qui vont valoir à Mériel l'opprobre de nombre de ses pairs.
"Que vont retenir les Poitevins, et tous les Français, du climat hospitalier brossé par le professeur ? Que la haine entre deux médecins peut amener l'un à tuer une patiente et l'autre, accessoirement, à l'accabler alors qu'il n'est pas jugé", écrit Lionel Duroy, qui a couvert l'affaire pour Libération. Le professeur a dévoilé les coulisses d'une planète où jusqu'ici on entrait, on se confiait, les yeux fermés. Une planète d'autant plus horrifiante que ses habitants disposent librement de tous les ingrédients, de toutes les recettes, pour donner la mort."
La presse s'emballe, un éditorialiste n'hésitant pas à comparer l'affaire des médecins de Poitiers au meurtre du petit Grégory Villemin, survenu quelques semaines auparavant. "S'il est possible d'établir une gradation dans l'horreur, le crime des Drs Diallo et Archambeau est encore plus épouvantable. Parce qu'il est, par essence, 'LE' crime contre nature – celui du médecin assassinant le patient -, il rompt en effet en nous une des quelques rares certitudes sur lesquelles repose notre société", écrit Laurent Gilardino, du Méridional.
La ville, l'hôpital et la profession sont divisés en deux camps. Face aux partisans du Pr Mériel, des comités de soutien sont montés pour défendre Diallo et Archambeau, rassemblant des centaines de personnes au sein même du CHRU. Le 25 novembre, au cours d'une réunion extraordinaire à l'hôpital Necker, à Paris, le Syndicat national des anesthésistes vote une motion de protestation contre la façon scandaleuse dont les deux médecins ont été inculpés d'assassinat.
Le 29 novembre, une reconstitution est organisée au CHRU de Poitiers. Elle révèle que Mériel s'est absenté peu de temps après avoir initié la phase de réveil pour répondre au téléphone. C'est à ce moment que Nicole Berneron aurait présenté une bradycardie, mais pas la cyanose typique d'un surdosage de protoxyde d'azote. Des éléments qui vont faire le lit d'une "bataille d'experts" pour tenter d'identifier les causes du décès de la patiente et, indirectement, répondre à une question : la permutation des flexibles a-t-elle eu lieu avant l'intervention ou après ? "Avant, c'est un meurtre, après, c'est un camouflage", résume Lionel Leroy.
Psychose
En attendant leurs conclusions, et faute d'éléments matériels, les deux accusés sont libérés le 13 décembre et placés sous contrôle judiciaire. Les médecins "monstrueux" font désormais office de victimes dans la presse. "Un patron a accusé deux de ses inférieurs hiérarchiques et sans tarder, ces deux hommes sont allés en prison, sans la moindre hésitation du juge d'instruction. Je vous garantis que si, inversement, les deux assistants avaient porté plainte contre le patron, les choses ne se seraient pas passés comme cela", commente le Pr Alexandre Minkovski, auprès de l'AFP.
Rumeurs, délation, "taupe", multiplication des "sabotages"… La "psychose" règne au CHRU de Poitiers. L'activité s'effondre : on préfère se soigner dans le privé, ou bien à Tours ou Angoulême. Diallo, lui, reprend du service en mars à l'hôpital de Parthenay : le célèbre Pr Louis Lareng, président de la commission d'anesthésie, et le secrétariat d'Etat à la santé ont donné leur feu vert.
En mai 1985, une contre-expertise officieuse, conduite par la "vedette" de l'anesthésie française, le Pr Pierre Viars, remet en cause la thèse de l'inhalation de protoxyde d'azote pur et soulève d'autres hypothèses vraisemblables mais jusqu'ici non explorées : celles d'un surdosage en anesthésiques halogénés, qui aurait provoqué la bradycardie, et/ou celle d'un "Mendelson", un syndrome d'inhalation bronchique. Hélas, les légistes en charge de l'autopsie de Nicole Berneron n'ont pas conservé le cœur, ni le poumon droit, qui aurait permis de confirmer ou d'infirmer ces deux hypothèses.
La personnalité de Diallo fait également débat. Pour les uns, l'anesthésiste est un perfectionniste entièrement dévoué à l'intérêt de ses patients. Pour les autres, notamment les experts psychiatres, il présente une "mégalomanie dominatrice" qui explique ses conflits avec les supérieurs hiérarchiques. "Dans le feu de son combat, sous l'empire d'une paranoïa qui altère son jugement, Diallo est capable de tout", écrivent-t-il.
Lorsque vient le temps du procès, il n'est plus question d'assassinat, Pierre Mériel lui-même ayant abandonné l'idée d'un sabotage ciblé contre lui. Le 15 février 1988, Diallo comparaît devant les assises de la Vienne pour "violences et voies de fait volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner", Archambeau pour complicité. Le chef de service est lui aussi sur le banc des accusés, répondant d'homicide volontaire par maladresse, négligence ou imprudence. Une expertise a en effet pointé qu'une "chance de réanimation a été perdue". La "découverte d'une coloration anormale" du visage de Nicole Berneron aurait dû conduire à lui insuffler de l'air ambiant.
Des similitudes avec l'affaire Péchier
Diallo est défendu par le célèbre pénaliste Henri Leclerc, qui présente son client comme le bouc émissaire d'une enquête à charge, et souligne les manquements d'un dossier d'instruction qui a fait l'impasse sur la faute ou la complication d'anesthésie. "Vous espériez, parce que vous avez foi en la justice, que vous seriez à égalité de savoir avec d'autres, en raison de vos efforts et de vos mérites, et qu'on vous admettrait parmi nous, clame l'avocat, cité par Le Monde. Vous espériez, pauvre Diallo, qu'on vous tiendrait pour quelqu'un à notre égal. Eh bien, vous vous trompiez ; vous étiez resté le sorcier capable de tout. Il fallait, dans cette affaire, un Bakari Diallo que l'on puisse immoler pour exorciser."
L'absence de preuves matérielles, les aveux prononcés puis rétractés, les témoignages changeants, les expertises contradictoires amènent le jury à prononcer la relaxe générale, le 13 mars 1988.
Morts sur table, conflits entre anesthésistes, personnalité des accusés… Par de troublantes similitudes, l'affaire Péchier convoque le souvenir de l'affaire de Poitiers. Mériel lui-même a, un temps, évoqué la thèse de "l'anesthésiste sauveteur", qui met en difficulté ses confrères pour mieux montrer sa compétence et démontrer leur incompétence.
Surtout, l'affaire a marqué la jeunesse de Frédéric Péchier, alimentant bien des conversations "lors des repas de famille", rapporte la journaliste Plana Radenovic dans le livre Le Temps qu'il lui reste**. Son père était alors anesthésiste au CHRU de Poitiers et sa mère, infirmière. "Cette histoire a tellement marqué la ville de Poitiers, et spécifiquement son hôpital, qu'à son père les patients ont demandé pendant vingt ans s'il allait bien les réveiller à l'issue de l'anesthésie, s'il en était sûr", écrit-elle. Pour Jean-Michel Péchier comme pour Henri Leclerc, l'affaire de l'anesthésiste de Besançon et l'affaire "des médecins de Poitiers" ont le "même contexte", "les mêmes ressorts" : une "erreur" et une "mésentente entre médecins". Reste à savoir si le jury des assises du Doubs, qui doit rendre son verdict d'ici le 19 décembre, parviendra à cette conclusion.
*L'Affaire de Poitiers, édition Barraut, 1988.
**Le Temps qu'il lui reste, édition Michalon, 2025.
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