Suivi gynécologique : quelle est cette norme qui pousse les femmes à (trop) consulter ?

05/10/2022 Par Sandy Bonin
Centrée sur le suivi de la femme, la gynécologie médicale est une spécialité à part. La sociologue Aurore Koechlin questionne le concept de "norme gynécologique", selon lequel les femmes nécessitent un suivi spécifique et régulier en matière de prévention et de contraception. Dans son livre La Norme gynécologique. Ce que la médecine fait au corps des femmes (éditions Amsterdam), Aurore Koechlin a mené une enquête au long cours auprès de gynécologues et de patientes pour décortiquer le suivi gynécologique.
 

Egora : Qu'appelez-vous la norme gynécologique ? Aurore Koechlin : Il s'agit effectivement du concept central du livre. Je définis la norme gynécologique comme la norme qui enjoint les femmes à consulter régulièrement un professionnel de santé pour la contraception et le dépistage en particulier. Cette norme médicale s'est développée progressivement. C'est elle que je questionne. Elle s'appuie également sur deux autres normes médicales implicites : la norme contraceptive, qui dit qu'il faut se contracepter si on ne veut pas avoir d'enfant, et la norme préventive, qui dit qu'il faut se faire dépister si on a des comportements à risques ou si on fait partie d'une population considérée comme à risques.   Vous avez suivi des professionnels de santé mais aussi des patientes lors de leur rendez-vous chez le gynécologue. Comment se concrétise cette norme ? La façon la plus forte dont elle se concrétise c'est dans un suivi gynécologique qui est resserré dans le temps. L'objectif que se fixent les professionnels de santé est de suivre les femmes chaque année. Pour mon livre j'ai eu accès à des données quantitatives à partir de l'enquête Fécond qui a été traité par Mireille Le Guen. Cette enquête générale sur la contraception a montré que 90 % des femmes interrogées sur leur suivi gynécologique avaient déclaré être traitées par un médecin ou un gynécologue. Pour plus de la moitié d'entre elles, la dernière consultation remontait à moins de six mois. Pour 26%, entre six mois et un an. Seules 21% des femmes interrogées avaient une consultation qui remontait à un an ou plus. Les données quantitatives rejoignent mes observations d'un suivi très resserré. Ce suivi régulier est donc lié aux deux normes que j'ai citées précédemment. Il s'agit d'abord de vérifier la contraception et puis tout le volet préventif. J'ai d'ailleurs constaté que malgré les recommandations d'un frottis tous les trois ans, ce dernier était effectué de façon plus régulière. Ce sont parfois les patientes et non les professionnels de santé qui demandent ce suivi régulier. Les femmes sont les coproductrices de cette norme. Elle n'est pas portée uniquement par les médecins. Le rôle des mères est central dans la production de la norme, avec une volonté de prendre soin de leurs filles. Les autres femmes de la famille, les amies et même l'école dans une moindre mesure, jouent un rôle. Cette norme finit donc par être intégrée par les patientes et elles sont souvent à l'initiative des examen préventifs.   Vous parlez de pathologisation du corps des femmes, au contraire de celui des hommes. Comment cela s'explique-t-il ? On peut effectivement s'interroger sur le fait que cette norme touche uniquement le corps des femmes et pas celui des hommes. En effet la contraception touche le couple hétérosexuel et devrait concerner aussi les hommes. Pour ce qui est de la prévention des cancers, là aussi on est dans un risque qui est partagé. J'ai deux hypothèses pour comprendre pourquoi cette norme ne s'applique qu'aux femmes. La première est qu'il y a un héritage d'une conception qui remonte à l'Antiquité, de ce qu'on appelait les maladies des femmes. Il y avait cette idée que le corps féminin est affaibli du fait de l'utérus. Dans ce cadre-là, l'hystérie est vraiment la maladie des femmes par excellence. Même si les choses ont évolué, il reste une persistance de cette vision pathologique du corps des femmes.  L'autre cause, qui à mon sens est importante, a été mise en avant par une sociologue et historienne des sciences, Nelly Oudshoorn. Elle a montré comment la médicalisation du corps entraînait la médicalisation du corps.   De quand date cette norme gynécologique ? La spécialité gynécologie médicale existait avant l'émergence de la norme gynécologique. La première institutionnalisation de la spécialité, je la date à 1931, quand est créée une société française de gynécologie. A cette époque nous étions face à une spécialité qui alliait le volet médical et chirurgical de la gynécologie et qui visait à traiter les maladies des femmes. Les consultations étaient alors liées à une pathologie. On consultait parce qu'il y avait un problème. Je date l'émergence de la norme gynécologique et donc l'idée d'un suivi régulier avec la légalisation de la contraception. A ce moment-là, a émergé une forme de consensus social selon lequel la contraception devait être encadrée médicalement. C'est aussi à ce moment-là que l'on commence à dépister systématiquement les patientes notamment parce que l'on manque de recul quant aux effets de la contraception. La fin des années 60 et le début des années 70, c’est le moment clé.   Cette norme gynécologique touche-t-elle toutes les femmes de la même manière ? Non cette norme ne s'applique pas de la même manière à toutes les femmes. Je me suis volontairement rendue sur le terrain dans des contextes sociaux très différents. J'ai été à la fois dans une PMI de Seine-Saint-Denis et dans l'hôpital qui y était rattaché, dans une clinique parisienne des beaux quartiers, mais aussi dans un hôpital parisien. Globalement, les patientes d'origines populaires qui sont souvent racisées ont un suivi qui est davantage resserré. Il y a aussi une différence dans les réactions des patientes face au suivi, dans la place qu'elles peuvent prendre en consultation...

ou encore dans les marges de manœuvre dont elles disposent. Des patientes de classes populaires arrivaient très bien à imposer leur choix en consultation, et inversement, des patientes de classes supérieures pouvaient avoir tendance à avoir particulièrement intériorisé la norme gynécologique. Elles partageaient des connivences de classe sociale avec les médecins et s'investissaient beaucoup dans la consultation. Parfois elles devançaient donc, voire excédaient la norme gynécologique.    Nous sommes en pleine crise démographique. Obtenir un rendez-vous chez un gynécologue est de plus en plus difficile. Cette norme gynécologique est-elle vouée à disparaître ? Il y a une crise démographique particulièrement forte des gynécologues médicaux parce que cette spécialité a été supprimée pendant 20 ans. Elle a été réinstaurée suite à leur mobilisation. De 1984 à 2003, la spécialité avait disparu, ce qui explique la situation actuelle. Il est vrai que la norme gynécologique s'est beaucoup développée en lien avec cette profession. On pourrait se dire que l'affaiblissement de la profession pourrait affaiblir la norme. Mais d'un côté, la profession a quand même réussi à obtenir sa réinstauration. Elle a continué à se battre, notamment via le comité de défense de la gynécologie médicale pour augmenter le nombre de places à l'internat. Il faut aussi savoir que les compétences de la gynécologie sont de plus en plus partagées entre médecins généralistes, sages-femmes et gynécologues. Je ne suis donc pas sûre que la baisse démographique de la profession provoque la disparition de cette norme.   La gynécologie est en plein débat sur le consentement. Il y a quelques années, la spécialité était ébranlée par la crise de la pilule… Comment expliquer ces crises qui s'abattent sur la gynécologie ? Je pense vraiment qu'il s'agit d'un questionnement autour de la norme gynécologique. Au moment de la lutte pour la contraception et pour l'avortement, le mouvements féministes qui avaient porté ces avancées, avec certains médecins, n'ont pas perçu que la norme gynécologique pouvait être interrogée. J'insiste sur ce point. Je ne suis pas en train de défendre la fin de la norme gynécologique. Je ne dis pas que c'est quelque chose de mal. J'essaye de dire que cette norme a des effets dont il faut avoir conscience. Il faut réfléchir à comment l'améliorer et mettre en place une meilleure prise en charge. On assiste aujourd'hui à l'émergence d'une nouvelle génération de féministes qui n'a pas connu ses luttes-là, et pour qui la norme gynécologique ou la norme contraceptive peuvent être questionnées. Elles réalisent qu'elles sont seules à gérer la contraception, seules à aller en consultation gynécologique… La prévention, qui est bien sur un élément fondamental, crée aussi des angoisses. Du coup elles interrogent cette norme. Ce sont vraiment ces différences générationnelles qui expliquent, à mon sens, les crises que traversent la gynécologie médicale. Il faut que la gynécologie médicale prenne au sérieux ces questionnements pour améliorer ses pratiques. A mon avis ça ne peut aller que dans le sens d'une amélioration, à la fois des conditions de travail des gynécologues, et de la prise en charge des patientes.   Comment améliorer la norme gynécologique ? Dans quel sens faudrait-il aller ? Je pense déjà que demander le consentement explicitement avant tout acte doit être de l'ordre du réflexe. Cela garantit que l'on est d'accord sur ce qui est en train de se passer et qu'il n'y a pas de violence. Certains professionnels l'ont déjà mis en place. Le problème c'est la systématisation. C'est ce qui est difficile à appliquer. Il faut aussi mettre en place des formations pour les professionnels de santé, sur les questions des violences, mais pas uniquement. Il faut également former sur les questions sociologiques et psychologiques. J'ai constaté sur le terrain que c'était une demande récurrente des professionnels. Du côté des patients, il faudrait aussi développer une meilleure connaissance de la médecine en général. Une grosse part de l'angoisse et du stress est due à une méconnaissance des enjeux médicaux. Dans le même temps on demande aux patientes d'être les sentinelles de leur corps, de vérifier qu'il n'y a rien qui cloche et de se soumettre à un certain nombre d'examens très réguliers. Enfin certaines techniques médicales devraient être davantage accessibles, notamment la contraception ou l'usage des hormones en général qui à mon avis sont trop encadrées. Elles devraient être plus facilement accessibles. Dans d'autres pays que la France, comme en Angleterre par exemple, les infirmières ou les assistantes sociales ont la possibilité de prescrire la pilule. Il y a d'autres modèles possibles qui pourraient être en quelque sorte des pistes.

Rémunération, attractivité, conditions d'exercice... la consultation à 30 euros va-t-elle changer la donne?

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