"Mon 1er thread*, et peut être le dernier ? Il restera sans doute confidentiel, mais je pense que s'il peut servir à une seule consœur, un seul confrère, ou un seul patient alors je ne l'aurai pas fait en vain. En résumé : pourquoi je ferme mon cabinet de MG. Je ferme mon cabinet de MG alors que je suis installé depuis près de 4 ans, après 3 ans de remplacements. Ma patientèle est sympa. Mes finances sont excellentes. J'ai une femme merveilleuse et des enfants adorables. Mais alors pourquoi ? Retour en arrière. Nous sommes en 2015. Je suis encore interne mais ayant ma licence de remplacement je fais mon 1er remplacement sur 6 semaines, au milieu de 6 mois de disponibilité (pour les non medecins : 6 mois où je ne suis pas en stage - et non rémunéré). Ces 6 semaines, c'est juste Byzance à mes yeux : des horaires plutôt cools, une patientèle jeune dans le Val d'Oise, le sentiment de faire ce pourquoi j'étudie depuis près de 9 ans : la médecine générale. Et faut reconnaître que ça paie (très) bien.
Depuis que je suis rentré en P1 (1ère année de médecine), j'ai toujours voulu faire généraliste, et idéalement en semi-rural. Aussi, lorsque j'apprends qu'une jolie petite ville à environ 80km de Paris a un MG sur le départ, je sens l'occasion. Je remplace ce médecin, adorable, très empathique et éthique (bref un modèle à mes yeux) pendant 2 ans, puis vint sa retraite au 30 juin 2017. Je prends la relève illico au 1er juillet 2017. J'ai tout prévu : les bons logiciels, le bon fonctionnement. Je ne vais pas faire comme tous mes collègues, que je juge (stupidement) moins malins que moi : je vais me protéger, mettre des limites, je verrai la veuve et l'orphelin chaque fois qu'ils en auront besoin, pas comme ces Professeurs qui sont tout le temps au golf. Et ça commence très bien : mon agenda est plein, je déclare près de 1200 patients en 2 mois, mon compte en banque implose de revenus, et ma conseillère m'appelle pour me proposer un rdv parce que "vous savez, on aime bien les jeunes médecins". Je fais alors une de mes premières erreurs : je ne ferme pas les vannes aux nouveaux patients. Non, je ne serai pas comme ces médecins capables de laisser de pauvres patients sans MG. J'arrive progressivement à 1500 patients déclarés. Mais comment ? D'abord, en étendant mes horaires. Je passe de journées de 10h (dont 1h de pause) à des journées de 12h. Puis je rogne la moitié de la pause ("ça va, 30 min pour manger c'est large") Et je continue d'accepter des patients... Évidemment !
Mais ça ne suffit pas. Je déborde chaque hiver. Puis au printemps aussi. Et même parfois durant l'été. Je sacrifie un de mes 2 jours de repos. Sans demander de reconnaissance. D'ailleurs je n'en aurai que peu (au début). Je prends alors la décision dure mais nécessaire : je ferme aux nouveaux patients. Je suis alors à 1620 patients. Encore une fois je me félicite d'avoir su dire "STOP" (toujours en pensant être plus intelligent que mes confrères et consœurs) Mais mon plan génial se heurte à une réalité : quand on a déclaré une femme de 28 ans, qu'elle trouve un compagnon, qu'ils ont 2 enfants. Ben impossible de les refuser ces 3 nouveaux ! Et sa grand-mère en visite à domicile exclusive qui n'a plus de MG ? Impossible de refuser également ! Et petit à petit, comme une vague de Covid montant tranquillement pendant qu'on laisse cantines et restaurants d'entreprises ouverts, ma "file active" (nombre de patients différents réellement vus) passe à 2080 patients ! Et là ça ne passe plus. Nous sommes en novembre 2018. 18 mois depuis mon installation. Et là se produit le "déclic" : mon fils nait et j'ose prendre 2 semaines pour être auprès de madame et de mes filles. Je n'ai même pas pu compter le nombre de réactions outrées concernant ces deux semaines de "congés". C'est là que je prends enfin conscience de ma connerie. Mais trop tard. Ma file active est de 2120 patients. Je n'ai plus envie d'aller travailler. Je dois me botter le derrière tous les matins pour monter dans la voiture. Alors je réagis, je prends un petit interne en formation. Je me dis que ça me forcera à ralentir, et qu'un d'entre eux s'installera peut-être avec moi après son internat pour me soulager. Mais comme je suis vraiment très bête... Ben je ne ralentis pas. En fait je compense mes consultations plus longues avec lui en bossant plus les autres jours. Les patients râlent : "ben oui, le Dr il est de repos le vendredi maintenant, on doit attendre le samedi quand on a un problème". "Et puis il refuse de venir au domicile quand on peut se déplacer, avant le Dr Trucmuche venait même à 2h du mat pour la rhino du petit". Je pose les stérilets, je fais les frottis, je fais les fins de vie à domicile, je fais de la psychothérapie, des sutures, fendre des plâtres, de l'HAD, etc... Mais j'ai l'impression d'être un quadrimoteur avec 3 en flammes et les passagers demandant qu'on accélère... A ce sujet, et parce que beaucoup lui tapent dessus, je dois dire que la CPAM a été top à mon égard. Toujours conciliants, toujours de bonne volonté, ils n'ont clairement pas contribué à ma détresse. Que ce soit ma DAM, les CIS, etc... Nous sommes fin 2019. Je tiens parce que je dois tenir. L'envie est totalement morte. Je n'en peux plus. Et alors arrive le truc improbable et auquel personne ne s'attend : le Covid. Je ne vous refais pas l'histoire sur le b**** monstre que ça a causé, mais de façon paradoxale ça m'a boosté car je me suis senti comme à nouveau investi de ma mission : aider mes patients en détresse, leur porter secours.
Ben c'est la douche froide. Oui j'ai bien secouru quelques patients en détresse respiratoire chez eux, mais j'ai surtout subi des appels menaçants "parce que je suis fragile et que si vous ne m'arrêtez pas et que j'attrape le Covid ce sera de votre faute". C'est là, au printemps 2020 que j'ai décidé que j'allais arrêter d'être médecin généraliste en libéral. Mais ça ne s'est pas fait d'un coup. Un peu comme le passage curatif/palliatif, ce fut une sorte de transition, lente sur 6 mois. Et cela s'est cristallisé sur une plage espagnole en octobre 2020. Je regardais mes enfants rire en jouant sur la plage (à se lancer du sable mouillé, parce que franchement y'a rien de plus drôle à faire sur une plage). La suite ça a été beaucoup de doutes, de comment je l'annonce, quand je l'annonce, qu'est-ce qu'on va dire de moi, je suis un monstre, ils vont me démolir, c'est un vrai désert médical, etc... Eh bien vous savez quoi ? La majorité de mes patients me soutiennent. Comprennent et sont d'accord. Voire m'encouragent. J'en ai les larmes aux yeux à chaque fois. Je ne voyais que les 20% de râleurs. Les autres sont en or. Et du coup je culpabilise +++. Le 27 juin je vais retirer ma plaque. Probablement en larmes. Mais tellement fier de ce que j'ai accompli. Fier des liens que j'ai tissé. Fier d'avoir apporté ma pierre à l'édifice pendant ces quelques années. Et avec beaucoup de culpabilité. Merci à toutes et tous de m'avoir lu, écrire ici m'a réconforté. Portez vous bien, prenez soin de vos proches, et ne faites pas comme moi : ne vous brûlez pas les ailes à vous croire indispensable au travail." Le lendemain de la publication de ce texte… "Chers toutes et tous Quand j'ai écrit ce thread, du haut de mes 150 abonnés, je pensais être lu par 3-4 personne (et ça me faisait déjà du bien). Je ne sais comment tous vous remercier pour vos centaines de gentils messages. Je suis vraiment ému et touché. Merci +++.
C'est sans doute la magie de Twitter mais mes notifications de ce thread, que je pensais confidentiel sont de + de 2000 ce matin. Je complète du coup pour répondre à vos questions les plus fréquentes Que vais-je devenir : j'ai trouvé un poste de salarié dans le sud-ouest dans une équipe jeune et avec une super ambiance. Ma femme a également obtenu sa mutation à proximité (il était hors de question de lui faire perdre son travail à cause de moi). Je commence le 1er aout, après 1 mois de vacances qui seront je pense un vrai bonheur. J'essaie de vous répondre à tous mais ça me demande un peu de temps. Ps : vous êtes vraiment formidables ! Tous vos messages de sympathie me touchent tellement. Dernier post car en me relisant on pourrait penser à tort. La majorité de mes patients sont des crèmes. J'ai été enseveli de cadeaux à la naissance de mon fils. Chaque Noël on dirait que j'ai braqué le rayon chocolats du Leclerc du coin. Je culpabilise tellement de les laisser..." *Thread : série de Tweets publiés par une personne et connectés entre eux.
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