Tutoiement, discussion... ce généraliste casse les codes de la relation patient-médecin

30/10/2020 Par K.R.
Patients

Son livre "Pour une médecine sociale" * est un ouvrage militant nourri par son expérience de terrain à la cité des Francs-Moisins (Seine-Saint-Denis). Médecin généraliste depuis quarante ans dans un quartier populaire et président de la Fédération des maisons et pôles de santé d'Ile de France (FemasIf), Didier Ménard plaide en faveur d’une "santé communautaire ". Il revient sur son parcours de médecin engagé… aussi loin que sa première consultation en médecine générale, le 5 octobre 1980 .

Sa voix est légèrement éraillée et ses réponses – généralement longues – sont parfois entrecoupés de petites quintes de toux. Mais Didier Ménard est solide, et sa bonne humeur communicative. La médecine sociale, c’est son dada. Une démarche militante nourrie par son expérience de "médecin généraliste engagé en milieu ‘populaire’ ", auprès de la cité des Francs-Moisins. À l’occasion de la sortie de son ouvrage Pour une médecine sociale*, nous l’avons croisé, in extremis, avant son départ pour l’Ardèche.  

 

Il faut oser " la santé communautaire " et mettre en place " une médecine sociale", dites-vous. Comment fait-on pour inscrire la médecine générale dans un pacte social ?  

C’est quoi la médecine générale ? Est-ce la médecine de l’organe malade ou de la personne ?  À  mon sens, il s’agit de la médecine de la personne. Une médecine qui a pour mission d’accompagner des parcours de soins et de santé sur des itinéraires de vie : conseil, accompagnement, soutien psychologique… Exercer la médecine sociale, c'est ouvrir le colloque singulier à un accompagnement de la personne afin de faire face à une situation de crise aux multiples aspects. La médecine sociale et la santé communautaire, c’est être acteur, avec les membres de la communauté, afin d’améliorer la santé des habitants qui font communauté. Moi en tant que médecin, mais moi avec d’autres – infirmières, associations, kinés, assistante sociale, éducateur de rue – qui partagent en commun le souci de la santé collective.  

 

Ce souci de la santé collective passe aussi par un meilleur accès aux soins… Quel est le rôle du médecin ? 

Quand le médecin rencontre un patient, il va projeter, créer, inventer, prescrire un projet thérapeutique. Dès lors, il a deux possibilités : il peut s’arrêter à ce projet thérapeutique ou à l’ordonnance, estimant qu’il a fait son boulot, et que si elle n’est pas respectée, c’est la faute du patient qui n’est pas compliant. Ou alors, il choisit d’ajouter une étape supplémentaire en discutant avec le patient de la faisabilité de ce qu’il propose. Et là, on est dans une difficulté : pour être efficace et efficient, il doit faire appel à des ressources et des compétences qu’il ne possède pas en tant que médecin mais qui sont indispensables. Savoir où les trouver, c’est de la médecine sociale. 

La mission du médecin n’est pas de résoudre les problèmes mais de trouver les ressources à proposer au patient. Celles-ci sont déjà organisées : la médecine spécialisée, les réponses sociales, de l’environnement, de l’aidant… mais il y a des réponses qu’il faut aller chercher  car les gens sont de plus en plus en difficulté sociale et économique. À Saint-Denis, conscients que ces ressources existaient au sein de la communauté, nous avons décidé d’associer les savoirs profanes des habitants à des savoirs professionnels afin de trouver les ressources pour rendre faisable le projet thérapeutique. C’est ainsi qu’est née...

la médiation en santé. Elle implique des personnes qui, de par leur parcours de vie ou lieu de vie, possèdent des savoirs profanes mais authentiques qu’elles mettent au service des habitants et des professionnels de la santé. 

 

Dans votre ouvrage, vous décrivez l’agencement du cabinet où  le patient n’est pas derrière le bureau mais " à côté du médecin ". Vous vous tutoyez. Tout cela déconstruit la dynamique traditionnelle entre le médecin et son patient. Comment repenser ce colloque singulier ? 

Le colloque singulier est un espace de négociation. Un espace où le médecin propose un projet thérapeutique, et où le patient apporte sa contribution, son ressenti, ses accords et désaccords… Toutes ces choses dont il faut tenir compte. Quand je prescris un médicament, je dois considérer les effets secondaires. De la même façon, quand je prescris un traitement, je dois évaluer sa faisabilité. Je le dis souvent aux internes : pendant cette discussion, tu vas entendre les arguments du patient qui va révéler des choses auxquelles tu ne t’attends pas. Mais surtout, ne culpabilise pas si tu perds cette négociation, parce que ce n’est pas parce que tu es le sachant que ce que tu proposes sera forcément fait. Et là, on intègre la dimension profondément humaine de ce qu’est la relation thérapeutique. Le colloque singulier, c’est une relation humaine, c’est de l’humanisme en permanence.

La confiance, cela passe par l’agencement géographique, la manière de parler, l’affectivité... Je revendique ainsi la tendresse : prendre dans ses bras une personne en difficulté, ça fait partie du traitement. Blaguer, rigoler, chahuter, c’est mettre de l’humanité dans cette relation. Les médecins ont appris à s’en protéger parce qu’ils pensent que cet « aller-vers » et que ce « donner-recevoir-rendre », c’est comme un interdit : il ne faut pas être submergé par l’émotion. Mais ça, c’est une illusion ! La médecine générale, ce n’est pas de la technique, mais du relationnel… et il faut assumer cet affectif.  

 

Pour vous, il faut "des soignants habités par le souci humaniste". Quel serait le profil de ce soignant humaniste ? 

C’est celui qui fait le diagnostic dans le regard des gens et pas seulement avec le stéthoscope. Le cabinet du médecin, c’est un lieu de chaleur humaine qui permet d’exprimer sa douleur. Et cette douleur, il faut être en capacité de l’entendre et de la faire émerger. Mais pas avec un interrogatoire – d’ailleurs un mot violent ! Je suis persuadé que de nombreux médecins le font déjà, sans en parler, parce que ce n’est pas la référence. Mon propos dans l’ouvrage, c’est de dire : n’ayez pas peur de dire que c’est ça la médecine générale. Sortons-la du modèle purement biotechnologique.  

 

C’est une sorte de révolution dans sa façon d’être et de vivre sa pratique ? 

Ces dimensions commencent à émerger. Aujourd’hui, il faut sortir de cette identification de la médecine générale à la valeur du C. C’est tellement réducteur par rapport à la valeur de...

notre pratique. La révolution,  c’est reconnaître que nous ne sommes pas des médecins ingénieurs du corps de mauvaise qualité qui n’ont pas trouvé leur place à l’hôpital. La médecine générale, comme les autres métiers du soin, c’est la médecine de l’Homme. Il faut donc revaloriser cette dimension humaine. 

 

Pour soigner au-delà de la simple problématique médicale, comme vous le préconisez, faut-il adapter la formation aux réalités du terrain ?  

C’est un enjeu fondamental. Par exemple, impliquer le patient dans la formation initiale car son discours est intégré au raisonnement médical. Il faut aussi former sur les questions sociales, l’accès aux droits, la parentalité, la violence faite aux femmes… Beaucoup diront que ça se fait, mais c’est en option pour ceux que ça intéresse ! Alors qu’il faut l’enseigner dès le début : comment on construit un cabinet, c’est quoi une salle d’attente, comment écouter le patient... Tutoyer n’est pas un manque de respect et quand cela favorise la confiance, il ne faut pas s’en priver. Pourquoi s’enfermer dans des schémas qui nous privent de notre humanité ? Je ne dis pas qu’il faut adopter ma façon de penser, mais il faut au moins s’interroger sur ces questions. 

 

Pour vous, la "Rosp et la médecine sociale ne font pas bon ménage "… 

Si on fixe des objectifs d’efficience dans lequel le patient est concerné, il faut éliminer toutes les situations compliquées pour que ce soit rentable. Et c’est absurde parce que le raisonnement est purement statistique ! Les Rosp, qui sont une vision très réductrice, ne tiennent pas compte des ressources et des autres approches. Si l’approche est essentiellement médicale, elle ne peut pas fonctionner lorsque les problématiques sont essentiellement de dimension humaine.

 

Vous dites que le code de déontologie est devenu " le gardien d’une orthodoxie voire d’un archaïsme qui peut conduire à des sanctions du médecin ". Or " presque tous les sujets de société qui interpellent la médecine" s’y heurtent. Comment résoudre cette incohérence ?  

Il faut arrêter avec cette déontologie de l’autre monde. J’ai été choqué de voir que l’Ordre a condamné, à la demande des employeurs, des médecins du travail qui avaient dénoncé des comportements ou violences sexistes au sein de l’entreprise, et mis en place des mesures de protection. Pourquoi ? parce qu’il estimait qu’ils étaient sortis de leur rôle. J’ai été dénoncé comme un dealer en blouse blanche quand je prescrivais du Temgesic [avant le Subutex, NDLR] et des seringues stériles à mes patients toxicomanes, et le jour où cela est devenu la politique officielle, j’étais devenu un expert !  

Je sais que les sujets de société et les évolutions sociales sont toujours difficiles à appréhender mais on ne doit pas s’enfermer dans un code de déontologie qui condamne tout de suite. Sur les fins de vie, on a tous fait des choses qui...

étaient interdites par ce code. Ce rapport à la « vraie » vie vient souvent se fracasser sur une déontologie qui a vingt ou trente ans de retard. À mon sens, un code de déontologie doit être révisé et réévalué en permanence ! 

 

Votre ouvrage retrace à la fois votre parcours de médecin militant et de généraliste engagé. C’est quoi un "médecin militant" aujourd’hui ? 

C’est un médecin heureux (rires) ! C’est un soignant dont la pratique fait sens. C’est revendiquer le souhait de vouloir concilier sa vie personnelle et professionnelle, c’est s’engager au service du patient… C’est un médecin qui donne de l’humanité à son activité. Et ça s’est vu pendant le Covid : une partie des soignants a relevé le défi et a réalisé des choses extraordinaires, et ce, en exercice solitaire ou collectif. Pourquoi se sont-ils impliqués ? Parce que ça faisait sens. 

 

Choisir un modèle d’exercice plus collaboratif, c’est une forme de militantisme ?  

À partir du moment où on s’applique à faire changer un système, on est militant. Et c’est une forme d’intelligence parce que c’est le système d’avenir. Si on considère les fondamentaux de la médecine libérale, on s’aperçoit qu’ils sont quasiment inexistants aujourd’hui. Tous ces principes brandis comme des étendards pour se protéger ont conduit à un système individualiste dans un modèle concurrentiel. Aujourd’hui, au lieu de vouloir les défendre mordicus, est-ce que la médecine libérale ne pourrait pas se demander le sens à donner à ce métier ?  

D’ailleurs, la question des CPTS est intéressante car elle a tenté de faire apparaître une nouvelle organisationnelle territoriale et ouvrait un espace pour que la médecine de soins primaires investisse le territoire. Et on voit les difficultés : certains médecins en font une chasse gardée au lieu de s’ouvrir aux autres. C’est dommage !

 

* Pour une médecine sociale, Ed. Anne Carrière, 17 €

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