"C'est humiliant" : dans le viseur pour leurs prescriptions d'arrêt maladie, deux généralistes témoignent
Jeunes installées dans les Pays-de-Loire, Anne-Sophie et Camille* font partie des 500 généralistes qui risquent une mise sous objectifs (MSO) de leurs prescriptions d'arrêts de travail. Convoquées la semaine dernière à la CPAM, elles racontent à Egora cette première confrontation et témoignent de leur vécu de cette procédure.
Tout a commencé par un coup de téléphone, mi-juin. Au bout du fil, le sous-directeur de la CPAM. Anne-Sophie*, jeune installée de 39 ans, fait partie des 10% de généralistes les plus forts prescripteurs d'arrêts de travail. Comme 500 autres praticiens en France, elle risque une MSO ou une mise sous accord préalable (MSAP) de ses prescriptions (voir encadré). Une procédure qu'elle vit "mal", confie la généraliste à Egora, des sanglots dans la voix. "C'est un peu humiliant, risquer une telle sanction si jeune dans un parcours d'installée… On n'imagine pas la CPAM comme un organisme qui peut sanctionner, moi en tout cas je n'avais pas perçu ça avant."
Deux ans auparavant, Anne-Sophie avait pourtant été conviée à discuter de plusieurs cas de patients en arrêts longs lors d'un entretien confraternel avec le médecin conseil. "J'avais trouvé ça plutôt aidant, retrace-t-elle. Ça m'avait permis de connaître les relais pour trouver une solution plus rapidement. On a quand même une formation à ce niveau-là qui est assez légère, voire inexistante. Il n'y a que lors de nos stages chez le généraliste que l'on est confrontés à la prescription d'arrêt de travail, on n'a pas forcément connaissance des dispositifs en lien avec la médecine du travail, l'invalidité, etc."
Serez-vous prêt à recouvrir les franchises médicales ?
FRANCOISE DEFRENE
Non
Qu'on puisse seulement avoir l'idée de nous transformer en percepteurs dépasse mon entendement... Quel mépris ! Et c'est parti... Lire plus
"Qu'est-ce qu'on fait de ces gens-là ? On les laisse souffrir ?"
Une "remarque" l'avait toutefois "choquée", se souvient-elle. "Au sujet d'un patient en souffrance au travail, la médecin m'avait dit que ce n'était pas du ressort de la Sécu, que ce n'était pas un motif d'arrêt valable… Qu'est-ce qu'on fait de ces gens-là ? On les laisse souffrir ?"
En reprenant la patientèle d'un confrère parti à la retraite après 40 ans d'exercice en milieu péri-urbain, Anne-Sophie a hérité d'une majorité de patients de plus de 50 ans, dont beaucoup souffrent de troubles musculosquelettiques liés au travail. Pour ces "ouvriers, artisans, femmes de ménage" "usés avant l'heure", le reclassement est "difficile". "Et ils sont fragiles, s'il n'y a pas la rentrée d'argent des indemnités journalières, ils vont tomber dans la pauvreté", plaide-t-elle.
Comme pour Anne-Sophie, ce sont les arrêts longs qui font bondir la moyenne d'IJ par patient actif de Camille*, également installée dans les Pays-de-la-Loire. "Ce sont des situations où soit les soins sont encore en cours et l'arrêt est totalement justifié parce que la reprise n'est pas permise, soit ce sont des situations un peu bloquées", évoque-t-elle. "Je sais que médecins conseils et les médecins du travail sont aussi en sous-effectif, mais on nous demande à nous de porter la responsabilité de ces situations-là en nous montrant du doigt", dénonce Camille.
Installée en 2017 dans un quartier défavorisé d'une grande ville, cette généraliste de 39 ans avait pourtant eu "le sentiment" que le message avait été entendu en 2023, lorsqu'elle s'était déjà retrouvée dans une procédure MSO-MSAP. Devant la CPAM, la jeune praticienne avait mis en avant les particularités de son lieu d'exercice et de sa patientèle, plutôt jeune mais "fragile", avec une part très importante de C2S. "La procédure s'était arrêtée… Finalement, deux ans plus tard, je suis ciblée pour la même raison", remarque-t-elle avec amertume.
"Tentative d'intimidation"
Si la première fois, la généraliste confie avoir géré la situation "dans [son] coin", "un peu confuse et honteuse", elle est désormais résolue à ne pas se laisser faire. Dans un courrier de réponse, elle a évoqué l''impact" psychologique de telles mesures sur les généralistes, qui luttent déjà "au quotidien". Lors de l'entretien à la CPAM, mercredi, "la directrice s'en est servi pour me dire que je l'inquiétais sur le plan psychologique, qu'elle doutait de mes capacités et qu'elle était prête à informer l'Ordre, j'étais estomaquée", raconte-t-elle. "J'ai réussi à me défendre, à ne pas trembler, à affirmer ma voix et à ne pas me laisser désarçonner par cette tentative d'intimidation."
Conviée le même jour que sa consœur, Anne-Sophie ne se fait pas d'illusion. Si cet entretien d'une une heure s'est "plutôt bien passé" et qu'elle a pu expliquer qu'elle ne signait pas des "arrêts de complaisance" mais se trouvait en difficulté face à des arrêts longs, "j'ai compris que la CPAM ne s'arrêterait pas là". "Ils présentent la MSO comme un accompagnement bienveillant, mais ils oublient un peu de parler de la sanction financière qu'on risque à la fin…"
"Ma remplaçante, ça l'a complètement dégoûtée de s'installer"
La généraliste a pris les devants : sans attendre le courrier qui l'informera de l'arrêt ou de la poursuite de la procédure, qui devrait lui parvenir le 30 juillet en plein pendant ses congés, elle a écrit pour refuser la MSO, comme le conseillent les syndicats. "Je ne voulais pas me faire piéger, explique-t-elle. On a 15 jours pour répondre et si on ne répond pas, on est mis d'emblée sous MSO. Je trouve ces méthodes vraiment très limites." Et elles ont déjà un "impact", déplore-t-elle : "Ma remplaçante, ça l'a complètement dégoutée de s'installer ; j'ai aussi une externe qui était là et qui m'a dit qu'elle ne pensait pas que c'était possible, j'ai senti que du coup ça la faisait réfléchir sur son orientation…"
Camille est elle aussi déterminée à refuser la MSO. "Ils ont essayé de me faire comprendre l'intérêt, que c'était pour me rendre service… Mais je leur ai redis que je refuserai de porter seule la responsabilité des arrêts longs", rapporte-t-elle. "Je solliciterai une MSAP. Ce sera une charge administrative certaine pour moi mais pour le coup, aussi pour eux. Au moins, ils pourront attester du bienfondé des prises en charge et en être acteurs comme ils devraient l'être", lance la généraliste.
*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l'anonymat.
MSO-MSAP, mode d'emploi :
Les MSO prononcées dans le cadre de cette première vague seront effectives dès le 1er septembre prochain, précise la Cnam sur son site. Une deuxième vague ciblera 500 autres généralistes en octobre, avec des MSO démarrant au 1er janvier 2026. Les médecins concernés auront 6 mois pour diminuer leurs prescriptions de 20 à 30%, sous peine d'une pénalité financière pouvant atteindre jusqu'à deux fois le plafond mensuel de la sécurité sociale (soit 7850 euros).
En cas de refus de la MSO, une MSAP est engagée sur décision du directeur de la CPAM. Les arrêts de travail prescrits sont alors soumis à l'accord préalable du service du contrôle médical, rappelle la Cnam. "Pour chaque prescription, le médecin doit répondre aux éléments demandés par le service médical qui donnera son avis avant que les IJ de l’assuré puissent être versées."
La sélection de la rédaction