Anatole et Emmanuelle. Crédit photo : Louise Claereboudt
"A l'hôpital, on n'a plus de lieux fédérateurs" : à Paris, une soirée pour renouer avec l'esprit de la salle de garde
À Paris, une quarantaine de soignants – médecins en majorité – se sont réunis jeudi 9 octobre autour d'un dîner pas comme les autres. Objectif : recréer "l'esprit" de la salle de garde, qui a fait les frais des mesures d'économies à l'hôpital, mais aussi des polémiques autour des fresques. À l'initiative de l'événement, une startup – Dixner – et un chirurgien bien décidés à lutter contre l'isolement qui mine la profession.
Anatole et Emmanuelle. Crédit photo : Louise Claereboudt
"On ne verra pas de fesses ce soir !", plaisante Astrid Beaufils, assise à la terrasse du bouillon "Chez Marguerite", au pied de la butte Montmartre. Un verre de vin blanc à la main, la trentenaire à la tête de Dixner – une startup qui organise des dîners entre inconnus pour "lutter contre l'isolement social"– attend avec une excitation non dissimulée les 40 convives qui se sont inscrits pour la première édition de la "Nouvelle Salle de garde"*. Un concept imaginé avec le Dr Arnaud Saget. "Les hôpitaux ont supprimé beaucoup de salles de garde pour des raisons surtout économiques", regrette le chirurgien digestif à la clinique Ambroise Paré (Neuilly-sur-Seine) et praticien attaché à l'Hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP). "En détruisant ça, ils ont empêché les médecins de se fédérer."
Résultat : "on peut vite se sentir seul avec nos emmerdes…", déplore Arnaud Saget, en accueillant les premiers arrivants sous le bruit des tambours et trompettes d'une fanfare installée sur le terre-plein central du boulevard de Rochechouart. Et d'ajouter, entre deux poignées de main : "L'idée de La Nouvelle Salle de garde, c'est de recréer un espace où on se réunit, où on se lie." "Quand j'étais étudiante, il y avait des salles de garde partout ; la tradition était respectée", se souvient Djamila, une psychiatre de 61 ans, en entrant au rez-de-chaussée du bouillon où l'on sert déjà l'apéritif – "c'est la première fois que je fais un truc comme ça !". "Aujourd'hui, tous les lieux fédérateurs ont été détruits à l'hôpital. Je ne connais plus mes collègues des autres services. Il y avait autrefois une solidarité interdisciplinaire. Maintenant, c'est chacun pour soi."
Le retrait des fresques à caractère pornographique et sexiste, ordonné début 2023 par le ministère de la Santé, a porté un coup fatal à ces "lieux sacrés", assure-t-on, sans exception, ce soir "Chez Marguerite". "C'était cru, c'était cul, mais on pouvait lutter contre l'esprit plutôt que contre les reliques", s'agace Djamila, insistant sur leur "dimension cathartique". "Je les aurais redessinées si j'avais le talent… Et pourtant je suis féministe !", lance la psychiatre, l'œil amusé. Discrètement, elle s'insère au sein d'un groupe de femmes qui, bien qu'elles ne se connaissent que depuis quelques minutes, rient aux éclats. "Tu bosses au CH d'Argenteuil ?", demande Djamila à l'une d'elles. Caroline hoche la tête. "Oui, depuis peu !"
"On a une culture commune"
Pharmacienne hospitalière, Caroline s'est inscrite à l'événement de ce soir après avoir reçu la newsletter Dixner dans sa boîte mail. C'est, pour elle aussi, une première. "Je trouvais ça sympa sur le principe", indique la trentenaire, "économe" de salle de garde lorsqu'elle était interne. Anne-Laure, infirmière de bloc opératoire, et Christelle, kiné libérale à Paris, ont, elles, déjà participé à des dîners organisés par la startup. D'ordinaire, les convives – au nombre de 10 – viennent d'horizons différents. Ce qui n'est pas le cas ce jeudi. "C'est sympa parce ce qu'on a une culture commune", sourit Anne-Laure derrière ses larges lunettes à l'esprit seventies. Emmanuelle, radiothérapeute à l'HEGP, est introduite dans le cercle par Marc-Antoine, l'un des deux ambassadeurs de la soirée. "C'est une consœur de l'hôpital qui m'a dit de venir."
Maman de deux enfants de 2 et 4 ans, la jeune femme reconnaît qu'elle ne serait probablement pas venue seule. Encore moins "en pleine semaine". "Mais je me suis dit que ce serait l'occasion de voir d'autres personnes !" Tous espèrent faire de nouvelles rencontres amicales – voire plus pour certains. "Je me suis fait un copain à un de ces dîners il y a six mois. Un adepte du golf, comme moi !", sourit le Dr Jean-Paul Darley. Le médecin du travail est un adepte du concept – "65% de nos convives reviennent", se targue Astrid Beaufils en se tournant vers nous. "Jean-Paul, c'est notre star !"
Avant de se rendre à "La Nouvelle Salle de garde", le sexagénaire confie avoir eu une petite appréhension. "Les médecins ne parlent que de médecine, ça me gave. J'en ai soupé pendant 40 ans", avoue celui qui est en pré-retraite. "A chaque fois que je rencontre un médecin, j'ai l'impression qu'on ne se comprend pas. On ne sait pas où me classer. C'est lié au fait que je n'ai pas un parcours rectiligne." Avant d'être médecin du travail, il a eu un cabinet de médecine esthétique. Il a aussi été réanimateur pendant 10 ans à Neuilly-sur-Seine. "Avec les médecins, j'ai l'impression de ne pas être à ma place, c'est un peu le syndrome de l'imposteur", s'épanche le sexagénaire, qui précise qu'il n'a pas grandi dans une famille de médecins. Ses craintes ont été balayées rapidement. "J'ai échangé avec une personne, c'était très sympa."
je me demandais s'il y aurait la roue des gages
Léa, 44 ans, et Chloé, 43 ans, semblent, elles, très à l'aise. La psychiatre en Espic** et la radiologue se sont rencontrées à la faculté Bichat – elles avaient une promotion d'écart. Et elles se sont retrouvées là ce soir par hasard. "Le monde est petit !", lâchent-elles en cœur. Elles se rappellent les bons souvenirs de la salle de garde. "Il y a des choses qu'on ne peut refaire ici", s'amuse Chloé, épouse d'Arnaud Saget, l'instigateur de l'événement. "Avant d'arriver je me demandais s'il y aurait la roue des gages", lance Léa. Et sa comparse de répondre, alors que les convives sont invités à passer à table à l'étage : "Dans les dernières salles de garde où je suis passée, on ne tournait déjà plus la roue…"
A l'époque, la vie de la salle de garde était rythmée par des brimades – des "taxes" qui servaient notamment à financer les soirées – infligées par l'économe, l'interne élu responsable. Elles venaient sanctionner les étudiants qui enfreignaient les règles, nombreuses. "La délation était la règle", se remémore Anatole. "Tu n'avais pas le droit de t'asseoir autre part que derrière le dernier assis ; tu n'avais pas le droit de parler boulot jusqu'au café ; toutes les spécialités étaient nommées par des pseudonymes – les anesthésistes c'étaient les gaziers par exemple." L'oncologue de 44 ans s'assied à l'une des deux longues tablées. Certains se font une tape dans le dos, comme il était coutume de faire dans la salle de garde.
A la lueur des bougies, Anatole jette un œil à l'entrée qui arrive dans de grands plats – des œufs mayonnaise, de la salade, du pâté en croûte. Et poursuit : "Il y avait une roue pour déterminer les gages, tous plus sexuels les uns que les autres : rouler une pelle à son voisin, montrer son cul, ses seins…", liste le quadragénaire, reconnaissant une "ambiance assez sexiste" – "et sectaire !" – qui a, "à juste titre", "été pointée du doigt". "Mais c'est dommage d'avoir perdu le côté convivial de la salle de garde", regrette Anatole : "l'ambiance un peu banquet du roi", "le mélange entre les vieux, qu'on appelait les dinosaures, et les jeunes", "le côté détente", etc. "C'est allé trop loin, mais on aurait pu transformer le truc", estime-t-il. Et de réagir à l'enquête pour bizutage aggravé à Toulouse. "C'est chaud…"
Si Anatole est venu ce soir, c'est justement pour "s'accorder un moment pour se détendre", entre les réunions et la charge mentale qu'impliquent son métier d'oncologue médical. "On prend plein de décisions tous les jours, et on peut se demander si on a pris les bonnes… Parfois tu restes seul avec tes problèmes."
Alors que le plat principal arrive – une cocotte bouillonnante de bœuf mijoté – Emmanuelle et Jean-Laurent ont entamé une discussion sur la famille. Tout en se servant généreusement, ce dernier – gynécologue libéral – confie avoir été un bourreau du travail et avoir peu vu ses enfants grandir. Ce qui n'a pas empêché son fils de suivre la même voie. Après avoir raté de peu l'entrée en médecine en France, il s'est expatrié à Chypre. Un choix que Jean-Laurent respecte car il s'est accroché à son rêve. "Il veut être médecin presque plus que moi", sourit-il. Anatole, lui, n'a pas d'enfant, mais il met un point d'honneur à s'occuper de son neveu tous les vendredis.
Malgré la charge mentale et les tracas, tous se disent heureux et fiers de pouvoir faire ce métier. "Tu ne te poses pas la question de pourquoi tu te lèves le matin", s'accordent Emmanuelle et Anatole. Ce dernier n'avait pourtant pas la "vocation". Il a suivi la trace de ses parents, médecins. C'était facile, pas prise de tête. "Finalement je suis ravi, je ne sais pas ce que j'aurais pu faire d'autre. J'ai toujours le feu sacré comme on dit", affirme le médecin en dégustant un Malbec. Il est presque 23 heures lorsque le dessert arrive sur la table – une boule de glace noyée dans un sirop brun aux vapeurs envoûtantes. "C'est du rhum ?", interroge Emmanuelle. Ici et là ça parle politique – qui pour succéder à Lecornu ? *** – boulot ; chemins de vie… Nous nous éclipsons alors que la soirée bat son plein. Aux petits soins, Astrid a prévu un karaoké pour les plus vaillants.
*Dixner prévoit d'organiser de prochains dîners sur ce thème. Plus d'informations ici.
** établissement de santé privé d'intérêt collectif.
*** au moment du reportage, Sébastien Lecornu venait de déposer sa démission.
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