La Pre Céline Gréco dans son cabinet de l'hôpital Necker (AP-HP). Crédit : Louise Claereboudt
"La médecine, ça a été mon étoile du berger" : violentée par son père, la Pre Céline Gréco se bat pour les enfants placés
Victime de violences de la part de son père lorsqu'elle était plus jeune, la Pre Céline Gréco œuvre sans relâche pour une meilleure protection des enfants qui, comme elle, ont été confiés à l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Nous l'avons rencontrée en juillet dernier à l'hôpital Necker (AP-HP) où elle dirige le service de médecine de la douleur et de médecine palliative.
La Pre Céline Gréco dans son cabinet de l'hôpital Necker (AP-HP). Crédit : Louise Claereboudt
"C'est une question dure que vous me posez !", lance la Pre Céline Gréco, les yeux rivés sur les dessins de ses jeunes patients accrochés aux murs de son bureau. "Quel regard est-ce que je porte sur mon parcours ? Je pourrai vous dire ça sur mon lit de mort… quand je me demanderai 'Qu'est-ce qu'il reste ? Qu'est-ce que tu as fait ?'", sourit la fondatrice et présidente d'Im'Pactes, une association qui œuvre pour la protection de l'enfance. Est-elle au moins fière de ce qu'elle a entrepris ? "On ne peut pas dire ça", répond du tac au tac celle qui est avant tout cheffe du service de médecine de la douleur et de médecine palliative à l'hôpital Necker (AP-HP). "Je suis dans la phase de concrétisation. Je serai fière le 10 novembre, quand je verrai les enfants pousser la porte du premier Centre d'appui à l'enfance qu'on a monté."
Céline Gréco s'est toujours dit qu'elle ferait quelque chose pour les enfants qui, comme elle, ont été placés à l'Aide sociale à l'enfance (ASE). "Quand je suis devenue interne, je me suis dit 'c'est le moment'." Sa voie toute tracée, elle entreprend de "faire bouger les choses", "moi qui ai vu les failles du système des deux côtés de la barrière". En tant qu'étudiante en médecine d'abord, "pas formée du tout aux violences faites aux enfants", et en tant qu'enfant victime, "repérée très tardivement" et placée sans prise en charge sanitaire ni éducative. Consciente de la nécessité d'être "médiatisée" pour être "audible", elle se lance dans l'écriture de La Démesure, récit du calvaire qu'elle a subi petite. Le livre paraît en janvier 2013.
"D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours subi des violences de la part de mon père", confie Cécile Gréco. Coups de ceinture, coups de poing, enfermements dans la cave, privations de nourriture… "C'étaient des violences physiques et psychologiques. Toutes tournaient autour du piano. C'était l'obsession de mon père. […] Parfois il montait dans ma chambre et cassait tout. Il me disait 'puisque tu n'as pas bien travaillé au piano, tu iras à l'école avec le même jogging pendant trois semaines'." C'est au collège que la jeune Auvergnate comprend que ce qu'elle vit n'est "pas normal". Mais la peur de "faire du tort à [ses] parents" l'empêche d'appeler à l'aide. Et puis, qui prendrait au sérieux les accusations d'une fillette face au directeur de l'usine, principal employeur du coin ?
Plutôt que de parler, Céline Gréco attend qu'on lui pose des questions. "Mais ce n'est jamais arrivé…" Personne n'interroge ses nombreuses absences en classe, à la gym ou à la piscine. Personne ne cherche à savoir pourquoi "ce petit bout en train" ne vient jamais aux sorties scolaires. Ni pourquoi elle est toujours la dernière à sortir de cours : "J'avais peur de rentrer à la maison." Peur de ne pas revenir le lendemain. "J'avais tout le temps mal au ventre. J'ai été opérée de l'appendicite alors que je n'avais pas l'appendicite ! Aujourd'hui je le vois en consultation, les maux de ventre, c'est quand même un signe…" Démunie, la jeune fille arrête de s'alimenter.
"J'étais sauvée mais j'ai découvert une autre solitude"
Quand elle entre en seconde – la famille a déménagé dans les Yvelines – elle ne pèse plus que 31 kilos. Sa professeure principale demande à tous les élèves de remplir une fiche pour se présenter. Céline Gréco y inscrit qu'elle pratique le piano 45 heures par semaine. Son enseignante est affolée. "Elle n'était pas dans une optique de maltraitance, elle pensait au bac, au fait qu'il fallait que je ralentisse." L'infirmière scolaire, Séverine, comprend que quelque chose cloche quand Céline lui rétorque qu'elle "déteste le piano". "J'étais un singe savant qui reproduisait ce qu'on lui demandait de reproduire." À partir de ce jour, Séverine campera à chaque récré devant la salle de classe pour gagner sa confiance. "Je n'avais pas parlé pendant 14 ans, je n'allais pas parler à la première venue", sourit-elle derrière ses lunettes rondes à motifs fantaisie.
"Quand j'ai commencé à me confier à elle, c'est comme si je ne pouvais plus mourir. Si je n'étais pas là le lendemain, elle, elle appellerait la police. Jusqu'ici, j'étais sûre que si je disparaissais, personne ne s'en rendrait compte. Ça a dû changer un truc imperceptible dans mon comportement. Mon père est devenu plus violent, plus imprévisible." Jusqu'à ce jour où Céline Gréco a bien cru qu'il allait en finir avec elle. "Je pratiquais mon piano et, d'un coup, il a fermé les volets. J'ai eu très peur. Je les ai rouverts. J'ai sauté par la fenêtre avec l'idée d'atteindre la boulangerie pour appeler Séverine. Il m'a rattrapée par les cheveux dans la rue. Quand on est rentrés, il est monté dans ma chambre et a tout jeté. Il m'a de nouveau saisie par les cheveux et m'a trainée sur le dos dans les escaliers. Je me suis cassé une vertèbre."
Le lendemain de cette scène "apocalyptique", Céline Gréco profite de l'absence de son père pour joindre son infirmière scolaire. Elle l'autorise à faire un signalement. "C'est allé hyper vite." Hospitalisée à l'hôpital Mignot, à Versailles, en placement secret, l'adolescente est plongée dans l'angoisse. "Que sont devenues ma mère et ma sœur ?", se demande-t-elle sans cesse. Elle apprend que son père a été placé en garde à vue. Il écopera d'un sursis, d'une mise à l'épreuve, de 5 000 euros de dommages et intérêts et d'une injonction de soins. La vie de Céline, elle, est chamboulée. Après avoir été placée dans une famille puis dans un service d'accueil d'urgence, elle atterrit dans un foyer à Choisy-le-Roi, et change de lycée. "J'étais sauvée mais j'ai découvert une autre solitude."
Une passion et une mission
"Déracinée", l'adolescente s'accroche à la médecine, son "étoile du berger". "C'est ça qui a fait que je n'ai pas lâché", affirme-t-elle, la voix apaisée. "Depuis petite, j'ai toujours dit que je serai médecin à Necker. Je ne savais même pas ce que c'était, j'étais en Auvergne, j'avais dû voir cet hôpital à la télé !" Elle "carbure" en première année et touche son rêve du doigt. Passionnée par la recherche, l'étudiante se voit faire de la cancérologie. Obstinée, elle entreprend un cursus médecine/science. Elle met son externat en pause pour passer sa thèse de science à l'école doctorale de cancérologie de l'Institut Gustave Roussy. Elle choisit la médecine générale pour son internat pour être "plus autonome" et continuer à faire de la recherche. Avec l'idée de faire une spécialisation ensuite.
"Pendant l'internat, j'étais dans un service de cancéro où il y avait une aile réservée aux soins palliatifs. Un patient avait un cancer du pancréas avec de violentes douleurs abdominales qu'on n'arrivait pas à soulager. J'ai commencé à me pencher sur le problème de la douleur. J'avais constaté qu'on n'était pas très bons et qu'on manquait de recherches sur le sujet", explique Céline Gréco, qui décide de "bifurquer". Elle réalise son dernier stage d'interne à Necker en médecine de la douleur. "Et je ne suis pas repartie", s'amuse la praticienne, qui a fait un DESC* pour se spécialiser après l'internat de MG. Elle prend la chefferie de service en 2020, après le départ de son mentor, le Pr Marcel-Louis Viallard, décédé depuis, qui "[l'] appelait sa fillotte".
"Il m'a toujours soutenue, surtout quand j'ai écrit La Démesure", se souvient Céline Gréco, reconnaissante. Son rêve atteint, la médecin n'en oublie pas pour autant sa "mission". Surfant sur le succès médiatique de son livre, publié sous le pseudonyme Céline Raphaël, elle enchaîne les conférences et rencontres avec les personnalités politiques de tous bords. Un seul objectif : sensibiliser et agir. En 2016, elle travaille avec Laurence Rossignol, ministre de la Famille sous Manuel Valls, à l'élaboration de la loi qui instaure le Conseil national de la protection de l'enfance. Céline Gréco est nommée personnalité qualifiée. Mais elle veut aller plus loin – "ça ne m'allait pas de rendre que des avis".
Sa rencontre, en 2020, avec Brigitte Macron sera salutaire. "Elle voulait venir voir les enfants en soins palliatifs à Noël. A cette occasion, je lui ai parlé de mon projet de monter des équipes mobiles hospitalières référentes en protection de l'enfance." La première dame la suit et finance, par le biais de la Fondation des hôpitaux, les sept premières équipes du genre, qui seront pérennisées au sein des UAPED (Unités d'accueil pour les enfants en danger). "Je prends conscience que les projets qui fonctionnent peuvent devenir des politiques publiques et je décide de monter Im'Pactes en mai 2022", raconte Céline Gréco.
Un "drame" sous nos fenêtres
L'association développe et promeut à la fois la santé et la scolarité des enfants et jeunes majeurs protégés par l'ASE, de 0 à 25 ans. "Cette année, on a aidé 2 000 jeunes", se réjouit la présidente de l'association. Im'Pactes s'apprête à franchir un cap avec l'ouverture cet automne du tout premier Centre d'appui à l'enfance, nommé Asterya, dans le 12e arrondissement de Paris. "L'idée, c'est de faire tous les bilans santé à l'admission dans le dispositif de protection de l'enfance. Mais un bon bilan, fait par des équipes formées au trauma complexe. Et ensuite d'inscrire les enfants dans des parcours de soins", insiste Céline Gréco, rappelant que seuls "30% des enfants placés ont un bilan de santé, et 10% un suivi".
La militante est en pourparlers pour cinq autres centres, un peu partout dans l'Hexagone. Catherine Vautrin, ministre du Travail et de la Santé, a d'ores et déjà apporté son soutien à ces structures avant même qu'elles ne soient sorties de terre. "Il n'y a tellement rien pour ces enfants qui sont dans des états catastrophiques !", déplore Céline Gréco. En témoigne un chiffre effrayant : en moyenne leur espérance de vie est réduite de 20 ans. "Comment pourrais-je continuer ma vie tranquillou bilou en en ayant rien à faire de ce drame qui se joue sous nos fenêtres ?", interroge la médecin. Et de marteler : "Aujourd'hui je n'ai pas le choix."
Un sacerdoce difficile à endosser, reconnaît-elle, malgré le soutien "à tous les instants" de son mari, médecin-chercheur lui aussi, et des équipes de l'AP-HP. "Les gens pensent que tout va bien mais pas du tout. Je suis épuisée. Mais je fais partie des jeunes qui s'en sont les mieux sortis..." Malgré la fatigue et les séquelles d'une enfance meurtrie – "20 ans d'anorexie quand même" – Céline Gréco paraît inarrêtable. "J'ai cette conviction chevillée au corps qu'il ne faut pas que je lâche, répète-t-elle avec force. C'est marrant parce que j'ai plus peur de ma propre mort qu'avant. Peur qu'Im'Pactes s'effondre si je meurs. Je me dis qu'il faut que je tienne au moins 10 ans. Dans 10 ans, si l'association existe toujours, ça veut dire qu'on sera bien aussi dans le paysage et que ça ira."
*Diplôme d'études spécialisées complémentaires
Biographie express :
Septembre 2001 : entrée en études de médecine
Janvier 2013 : parution de La Démesure
2020 : nomination en tant que cheffe de service
2021 : rattachement à l'Institut Imagine
Mai 2022 : création d'Im'Pactes
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