Médecins intérimaires : un an après la loi Rist, que sont-ils devenus ?
Depuis avril 2023 et l’entrée en vigueur de la loi Rist, les tarifs de l’intérim médical sont plafonnés à l’hôpital public. Une mesure qui visait à assécher le vivier de remplaçants, mais qui est loin d’avoir rempli ses objectifs… si l’on en croit les premiers intéressés.
1 390 euros. Ce chiffre, pour bien des médecins remplaçants, a désormais valeur de symbole : c’est le montant maximal que, depuis le 3 avril 2023, les hôpitaux publics peuvent débourser pour leur payer une garde de 24 heures. Finies donc les gardes à 5 000, voire 6 000 euros, qui quoique rares, ont fait couler tant d’encre. Mais également toutes celles n'excédant que légèrement ce plafond, qui attiraient de nombreux praticiens en quête d'un exercice plus libre et plus rémunérateur. Alors, tout s’est-il vraiment transformé dans le quotidien des intérimaires depuis le printemps dernier ? Pas si sûr, car entre départs vers le privé, contournements de la loi et autres dérogations, les remplaçants semblent toujours faire partie du paysage hospitalier.
"Je continue à travailler, simplement, j’ai perdu 30 % de ma rémunération", explique ainsi sans fard la Dre Christine Pascal, radiologue qui effectue des remplacements en Auvergne-Rhône-Alpes. Pour pouvoir poursuivre son activité, celle-ci a changé son statut administratif. Alors qu’elle était auparavant directement en relation avec l’hôpital, elle passe désormais par une agence d’intérim.
Autre cas de figure relativement fréquent : le départ vers le privé, non touché par le plafonnement. "Je n’ai presque pas travaillé pendant les mois qui ont suivi avril 2023, se souvient par exemple le Dr Mathieu Verschave Keysers, urgentiste remplaçant basé en Normandie. J’ai fait une sorte de grève : quand on calculait le salaire horaire net qu’on me proposait, cela faisait 24 euros, j’estime qu’une heure de travail médical vaut beaucoup plus qu’une coupe chez le coiffeur. Mais à un moment, il faut bien payer ses emprunts, j’ai accepté d’aller dans le privé, même si c’est un compromis : c’est une logique plus mercantile, il y a plus de patients et la qualité est moindre… "
Paperasse et autres joyeusetés
Autre échappatoire trouvée par les médecins remplaçants : les joies de la paperasse. C’est le cas du Dr A, néphrologue remplaçant dans le sud de la France, qui a requis l’anonymat pour témoigner. "J’ai trouvé que le plafonnement était vraiment quelque chose d’ignoble : j’étais payé entre 600 et 650 euros, et d’un coup cela devient 400 euros, j’ai donc refusé le 'tarif Rist'", détaille-t-il. Mais dans un établissement notamment, où le Dr A faisait des remplacements réguliers depuis de longues années, il a "par amitié" souhaité trouver une solution. "On a trouvé la parade avec les contrats de motif 2, qui sont d’une complexité pascalienne, mais qui me permettent d’avoir quasiment le même tarif en fin de course", confie le spécialiste.
Ces contrats de motif 2 constituent l’une des principales voies de contournement de la loi sur le plafonnement de l’intérim, et sont dénoncés comme tels par de nombreux défenseurs de l’hôpital public. "C’est un effet collatéral du plafonnement, ils ont émergé à partir du mois d’avril 2023, souligne le Dr Thierry Godeau, endocrinologue à La Rochelle et président de la Conférence des présidents de CME de Centre hospitaliers. Au début on a eu beaucoup de contrats de type 2 signés en dépit du bon sens, nous avons alerté à ce sujet. "
Initialement, ces contrats devaient prendre la relève des anciens contrats de praticien clinicien. Leur principal atout : permettre d’introduire une part variable dans la rémunération des praticiens, dans la limite d’un plafond annuel de rémunération totale brute plutôt généreux : presque 120 000 euros.
Bien sûr, ils ne sont à l’origine pas destinés à rémunérer des remplaçants, mais plutôt à attirer des praticiens sur le moyen, voire sur le long terme. Mais si l’on en croit les représentants des intérimaires, ils sont souvent détournés de leur usage. "On voit régulièrement des propositions en motif 2 à 2 500 euros bruts pour une garde de 24 heures, c’est donc mieux payé qu’avant, alors que l’objectif premier était de faire des économies", ironise le Dr Éric Reboli, urgentiste et président du Syndicat national des médecins remplaçants hospitaliers (SNMRH).
"Tout le monde a quitté l’hôpital public "
Pour celui-ci, le bilan du plafonnement de l’intérim est assez clair et il est entièrement négatif. "Au niveau humain, c’est catastrophique. Au niveau juridique, cela donne des contournements et des détournements de la loi pour que les hôpitaux puissent rester ouverts. Et, au niveau du vivier de remplaçants, c’est bien simple : tout le monde a quitté l’hôpital public, qui ne parvient pas à faire ses plannings et qui a des titulaires en sous-effectif chronique ", énumère le leader syndical. Celui-ci explique par exemple ne pas "avoir mis un pied dans un hôpital public depuis 14 mois, comme un tiers de [ses] collègues". Le reste des intérimaires se partage, selon lui, entre ceux qui ont arrêté leur activité, ceux qui se sont installés en libéral, ceux qui sont partis ou qui envisagent de partir à l’étranger, ceux qui travaillent avec des contrats de motif 2, et "une toute petite partie, environ 5 %, qui acceptent les tarifs Rist ".
Reste à savoir si la situation est stabilisée ou si elle peut encore empirer. Si l’on se tourne vers les représentants des intérimaires, les choses sont assez claires : on s’oriente vers un effondrement de l’hôpital public. "L’été arrive, avertit Éric Reboli. L’année dernière, les titulaires ont fait beaucoup d’efforts pour remplir les plannings, mais au bout d’un moment, ils ont craqué, et il ne faut pas compter sur eux pour faire de nouveau des efforts cet été." On va donc, selon lui, vers de plus en plus de fermetures de services.
Si on se tourne vers les entreprises d’intérim, la réponse est quelque peu similaire : ce qui se profile de leur point de vue, c’est tout simplement la fin d’un monde. "Jusqu’ici, tout se passait plutôt bien : les hôpitaux avaient des besoins, les médecins voulaient faire du remplacement, nos entreprises fonctionnaient, cela avait un coût mais les Français étaient bien soignés, estime Mme B, directrice d’une agence d’intérim qui souhaite garder l’anonymat. Notre rôle était de faire en sorte que les services tournent, mais aujourd’hui, nous ne sommes plus en mesure de le remplir. "
Du côté des hôpitaux, on fait au contraire bien attention à ne pas sombrer dans le catastrophisme. Il faut d’ailleurs souligner que le recours à l’intérim est très inégalement distribué sur le territoire et en fonction des spécialités : la plupart des services hospitaliers contactés pour les besoins de cette enquête ont répondu ne pas utiliser ce type de contrat. Mais l’impression générale est tout de même celle d’une dégradation de la situation. "On a le sentiment qu’il est plus difficile qu’avant de trouver des intérimaires, constate Thierry Godeau. Et on ne voit pas l’offre de soins s’améliorer, on a toujours les mêmes ruptures qu’avant, avec des fermetures occasionnelles… ou pas si occasionnelles." Et le président de la conférence des présidents de CME de CH de lancer l’alerte : "À force de ne vouloir rien fermer, de vouloir combler ce qui peut l’être à coups de contrats de motif 2, on va finir par tout dégrader."
Disparité des approches… et des solutions
Face à de telles disparités dans les approches, on ne s’étonnera pas de voir que les solutions portées par les différents acteurs soient fortement divergentes. Les défenseurs des médecins remplaçants ne jurent que par un mot d’ordre : l’abrogation de la loi Rist. "On ne peut pas revenir maintenant, il est trop tard", tranche ainsi Éric Reboli.
Du côté hospitalier, on en appelle plutôt à une réorganisation complète de système. "Durcir le recours aux contrats de motifs 2 est un passage obligé, mais la solution, c’est de redonner ses lettres de noblesse au statut de PH, plaide Thierry Godeau. Il faut donc reposer de nombreux sujets sur la table, qu’il s’agisse de la charge de travail, mais aussi du management : la place du médecin dans la gouvernance de l’hôpital public n’est toujours pas ce qu’elle devrait être. " L’endocrinologue en appelle également à une "réorganisation de l’offre de soins". Selon lui, "on ne peut pas maintenir une offre de soins durable, de qualité, en s’appuyant principalement sur des intérimaires". Et s’il se défend de vouloir "tout fermer", il n’en rappelle pas moins qu’il y a "des situations où fermer est peut-être moins dangereux que de rester ouvert".
Étrangement, les propos du représentant des PH entrent en résonnance avec ceux de la Cour des comptes. Dans son rapport sur l’exécution de la Loi de financement de la Sécurité Sociale (LFSS), remis le 29 mai dernier, celle-ci consacrait tout un chapitre à l’intérim. Elle critiquait notamment la "grande instabilité des équipes médicales", qui a selon elle pour conséquence de "fragiliser le fonctionnement des services". "L'intervention des contractuels ne s'inscrit pas dans la durée, ce qui ne facilite pas la construction d'un travail en équipe sur laquelle se fonde toute démarche d'amélioration de la qualité et de gestion des risques de long terme", taclent les magistrats de la rue Cambon, qui estiment que la baisse du recours aux intérimaires doit " s'inscrire dans une stratégie de réorganisation territoriale de l'offre de soins fondée sur des seuils d'activité minimaux par site géographique".
Reste une question : l’objectif numéro un du législateur qui en plafonnant l’intérim, entendait faire revenir les médecins remplaçants dans le giron de l’hôpital public, peut-il dans un tel contexte être atteint à plus ou moins brève échéance ? En réduisant drastiquement l’attractivité financière de l’intérim pour les praticiens, peut-on réellement s’imaginer que ceux-ci finiront par choisir d’accepter un emploi à temps plein ? Cet objectif semble loin de pouvoir être atteint, du moins si l’on en croit les intérimaires eux-mêmes, qui continuent à exprimer un fort rejet de l’hôpital. "Tant que les conditions de travail resteront ce qu’elles sont, je ne peux pas, tranche Mathieu Verschave Keysers. Travailler 48 heures par semaine, devoir remplacer des collègues au pied levé, faire face aux difficultés administratives, le tout pour un salaire qui n’est pas en rapport avec ces contraintes, ce n’est pas pour moi."
On peut même se demander si l’objectif qui consiste à faire revenir les intérimaires était compatible avec la population des intérimaires, dont une grande partie est composée de médecins arrivant au bout de leur carrière. "De toute façon, je suis en cumul emploi-retraite, explique par exemple Christine Pascal. Je travaille une semaine par mois, je suis un peu en fin de course !"
Voilà qui pose la question de la pérennité du système dans son ensemble, car même les intérimaires qui sont, soit directement, soit en contournant la loi Rist, restés fidèles à l’hôpital public semblent songer à s’en détourner. "J’aime mon travail, j’ai de la bouteille, et cela me manque quand je ne travaille pas, confie le Dr A. Mais si cette histoire de plafonnement n’avance pas, je pense que je vais arrêter." Il faut dire qu’on entend chez ces praticiens une bonne dose d’amertume. "Et dire que c’est une consœur qui nous a poignardés", s’indigne Christine Pascal en référence à la députée rhumatologue Stéphanie Rist qui a donné son nom à la loi qui prévoit le plafonnement (voir encadré). Dans un pareil climat, on peut douter des chances que la hache de guerre a d’être un jour enterrée.
La longue quête du plafonnement de l'intérim :
Le plafonnement de la rémunération de l’intérim, entré en vigueur en avril 2023, est l’aboutissement d’un processus législatif de longue haleine. Tout a commencé en 2013, avec le rapport d’un certain Olivier Véran, alors député socialiste de l’Isère, qui proposait déjà de plafonnement. "Le niveau de rémunération d’un médecin en mission temporaire ne saurait excéder celui d’un praticien hospitalier dernier échelon, majoré des indemnités spécifiques et de primes exceptionnelles pour les situations exceptionnelles", arguait le futur ministre. Puis en 2017, appliquant une disposition de la loi Touraine de 2016, une première limite est fixée par décret : le salaire maximal est fixé à 1170 euros pour 24 heures. Mais aussitôt adopté, ce plafond est contourné, ce qui pousse la loi Rist de 2021 à durcir les conditions d’encadrement. Le comptable public, assure-t-on, ne validera plus les dépenses hospitalières excédant le plafond. Mais l’application de cette disposition est sans cesse repoussée, pour ne pas entraîner de rupture dans l’offre de soins. C’est finalement au prix d’un abaissement du seuil que le plafond actuel est entré en vigueur…
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