"Si les kinés facturent des dépassements, c'est parce qu'ils ne s'en sortent pas" : ces contrôles de l'Assurance maladie qui ne passent pas
Il y a quelques semaines, tous les masseurs-kinésithérapeutes parisiens ont reçu un courrier de la CPAM leur rappelant les règles de facturation des "dépassements pour exigence" (DE). S'ils sont "tolérés" dans la capitale, où le coût du foncier atteint des sommets, la caisse pointe des "dérives" qui menacent l'accès aux soins. Mais alors que les dernières négociations conventionnelles ont laissé un goût amer à la profession, les DE auraient explosé partout en France…
"Tous les 5 ans, on se retrouve avec la même lettre, la même épée de Damoclès…" Depuis qu'elle a reçu un courrier de la CPAM lui rappelant les règles conventionnelles concernant les dépassements pour exigence (DE), il y a un mois, Audrey* ne décolère pas. Si les kinésithérapeutes parisiens facturent des DE, "ce n'est pas pour leur plaisir, mais parce qu'ils ne s'en sortent pas !", lance-t-elle.
Spécialisée dans la méthode Mézières, une pratique de rééducation reconnue scientifiquement, Audrey enchaine les séances d'une heure dans son cabinet, au tarif conventionnel de… 16.30 euros. Une fois les cotisations prélevées, le loyer ("il a pris 500 euros en cinq ans") et les factures payés, "il me reste même pas la moitié", pointe-t-elle. "C'est juste pas possible !"
Un "accord tacite" à Paris
A l'instar d'Audrey, de nombreux kinés parisiens facturent donc des DE, ajoutant jusqu'à 40, 50 euros (voire plus) au tarif conventionnel. Si, comme son nom l'indique, ce dépassement ne peut en théorie être appliqué qu'en cas de "circonstances exceptionnelles de temps ou de lieu dues à une exigence particulière du malade"**, dans la capitale, "il existe un accord tacite" : afin de compenser le coût élevé du foncier, le DE y est "en quelque sorte toléré", explique Guillaume Rall, président du Syndicat national des masseurs-kinésithérapeutes (SNMKR).
Mais au printemps dernier, la CPAM du département a sonné l'alerte auprès des représentants de la profession "suite à une étude mettant en évidence une fréquence et un niveau élevé de dépassements à Paris", "en augmentation constante depuis les 10 dernières années", indique la caisse à Egora.
"Le constat de l’Assurance maladie, c’est qu’il y a un renoncement aux soins de plus en plus grand à Paris. Même l’Ordre a reçu des signalements de patients refusés au tarif conventionné dans certains cabinets", développe François Randazzo, président d'Alizé kiné.
Face à ces "dérives", la CPAM était "décidée à en découdre", confie François Randazzo. Pour limiter la casse, Alizé et le SNMKR – deux des trois syndicats représentatifs – ont décidé de "s'associer" à cette campagne dans le but d'en "diminuer l'intensité". Les deux syndicats ont même accepté de signer les courriers de rappel envoyés le 20 septembre aux kinés parisiens. "C'est simple, tous les kinés ont reçu un courrier", révèle Marie-Aude Schmückel, secrétaire générale d'Alizé et représentante départementale du syndicat. Mais dans certaines missives, le ton est plus musclé… Sur la base d'un indicateur, "le taux global de dépassement"***, la caisse a en effet séparé les kinés en trois catégories : 78% des 3793 professionnels en activité à Paris, dont la pratique du DE reste modérée, ont reçu un simple courrier de "rappel général sur l'utilisation encadrée des DE" – c'est le cas d'Audrey. Les 564 praticiens "se situant dans les 10 à 30% de kinés dont le taux de dépassement global est plus élevé" ont quant à eux reçu un courrier les alertant sur leurs indicateurs, et les incitant à "modifier durablement" leurs pratiques tarifaires. "Ils sont sous surveillance", résume Marie-Aude Schmückel.
281 kinés "risquent un déconventionnement temporaire"
Quant aux kinés dont le taux global de dépassement est supérieur à 110, soit 281 professionnels, ils ont reçu en recommandé "un courrier d'avertissement engageant une procédure conventionnelle". "Le courrier stipule qu’ils ont quelques mois pour modifier leur pratique. Ils sont sous observation. Si l’inflexion n’est pas suffisante, ils risquent un déconventionnement temporaire. Et si les montants de DE sont très élevés, il peut y avoir des pénalités financières", prévient la syndicaliste. La commission paritaire du 26 novembre se prononcera "sur les éventuelles suites à donner", précise la CPAM, qui souligne que cette campagne "d'action graduée" s'est révélée efficace en 2017… du moins temporairement.
Si les syndicats ne sont pas signataires de ce troisième courrier "d'avertissement", ils ne peuvent qu'approuver la démarche de la caisse, qui vise "à écrêter les comportements les plus extrêmes", souligne François Randazzo. "Quand on voit des gens qui font des DE de 60 euros en plus du tarif conventionné, il faut aller au bout de la logique et se déconventionner", lance-t-il. "Un kiné avec une fréquence de DE de 97%, quel que soit le montant, il ne respecte pas la convention, appuie Marie-Aude Schmückel. Ça veut dire qu'il reçoit tout le monde avec un dépassement, donc qu'il n'accepte pas les patients CMU, AME ou en accident du travail par exemple." Pour Guillaume Rall, du SNMKR, ces pratiques "déviantes" sont même "dangereuses", car elles menacent l'existence même de l'accord tacite avec la CPAM. "Si demain l’Assurance maladie venait faire une application beaucoup plus stricte de la convention, alors que déjà la démographie dans la capitale n’est pas très florissante, ce serait une catastrophe sanitaire", alerte le président d'Alizé.
"Qui va tenir des structures libérales pour gagner un Smic ?"
Premier syndicat de la profession, la Fédération française des masseurs-kinésithérapeutes (FFMKR) n'a pas souhaité s'associer à cette campagne "de répression" qui ne traite pas "le vrai sujet de fond" : le décrochage complet des tarifs conventionnels. Avec l'inflation, "les kinés ont perdu 20% de pouvoir d'achat en 15 ans", pointe Sébastien Guérard, son président. "Pour gagner autant qu'en travaillant 40 heures par semaine en 2000, il faut désormais travailler 54 heures. On arrive au bout de cette logique", renchérit son homologue d'Alizé. "En 2022, le BNC moyen des 25% de kinés qui gagnent le moins s’établissait à 1.4 fois le Smic, relève le syndicaliste. Dans 3 ou 4 ans, les courbes vont se rejoindre : qui va tenir des structures libérales pour gagner un Smic ?", interpelle-t-il, manifestant son inquiétude face aux déconventionnements observés çà et là sur le territoire.
Les tarifs conventionnels ne permettent pas, non plus, aux kinés de "soigner selon les dernières données de la science", pointe Marie-Aude Schmückel. "On nous développe certaines technologies de physiothérapie qui sont extrêmement efficaces mais la moindre machine coûte entre 15 000 et 45 000 euros, les tarifs de la Sécu ne sont absolument pas prévus pour amortir ces investissements. Un siège rotatif pour travailler les vertiges, c’est en moyenne 20 000 euros et la séance est à 17.20 euros", illustre-t-elle. Conséquences : "Il y a une pénurie de kinés pour les problèmes d'équilibre, pour la périnéologie, la pédiatrie on encore la sénologie", mais on voit "une augmentation de cabinets de kiné du sport car c’est ça qui est le plus rémunérateur", constate la syndicaliste parisienne. "Les patients sont jeunes, récupèrent vite et font des séances quasi autonomes sur des machines et là on peut rentabiliser. Alors qu’un patient âgé avec des troubles de l’équilibre on ne peut pas le laisser tout seul, ça prend du temps." Quant aux séances à domicile, "quand vous avez un cabinet sur le dos à Paris dont vous payez le loyer au prix fort, vous ne perdez pas votre temps pour 4 euros d’indemnité de déplacement", lance-t-elle. Audrey, elle, regrette que les tarifs conventionnels ne tiennent pas compte des spécialisations. "Moi pour être 'mézièriste', j’ai fait des formations complémentaires pendant 10 ou 15 ans et ce n’est pas valorisé par rapport à un kiné qui sort de l’école", déplore-t-elle.
Pour maintenir leur rémunération, les kinés ont donc adopté des "stratégies", reconnaissent les syndicalistes. En province, pour le même loyer qu'un 15 m2 à Paris, il n'est pas rare de voir les kinés installer plusieurs box pour prendre en charge 2 ou 3 patients simultanément, "ce qui n'est pas prévu par la convention" mais passe sous les radars de la caisse, contrairement aux DE, pointe Marie-Aude Schmückel. "L'Assurance maladie ne regarde jamais sous le prisme de la qualité des soins. Moi je pratique dans le 15e, je reçois les patients un par un, j’ai une séance aux alentours de 30 euros, c’est deux fois le tarif conventionné. Mais moi pour une prothèse de genou en 10-15 séances ça va être plié, alors que le patient en province il va peut-être devoir y aller 20-30 fois parce que le soin va être différent vu que le kiné n’était pas présent. Il ne faut pas stigmatiser les kinés de province ou de zone urbaine périphérique, chacun a sa pratique, précise-t-elle. Malheureusement, vu le peu de revalorisations qu’on a eues, il y a des adaptations." Par ailleurs, de plus en plus de kinés se tournent vers des activités liées au bien-être ou à l'amincissement comme le Pilates, le yoga, le drainage lymphatique, autant d'actes facturés en "hors nomenclature", donc non remboursés, qui risquent de prendre le pas sur la rééducation.
Déçus des dernières négociations
Si l'avenant signé avec la Cnam en juillet 2023 entérine un investissement historique de 530 millions d'euros en faveur de la profession, les revalorisations, étalées dans le temps, sont loin d'être jugées suffisantes. "Là où les médecins obtiennent des revalorisations de 5, 10, 15 euros parfois, avec des primes en fonction de l’activité, nous on a obtenu 90 centimes, étalés sur 5 ans", pointe Marie-Aude Schmückel. "On bataille pour essayer d’accélérer le calendrier. Si les revalorisations étaient avancées, ça donnerait une bouffée d'oxygène à la profession", insiste François Randazzo.
En attendant, "c'est comme si une digue s'était brisée", alerte Guillaume Rall. Déçus par les dernières négociations, "beaucoup de professionnels se sont dit 'puisque c'est comme ça, je vais faire du DE'", pointe le président du SNMKR. Alors qu'en 2022, sur les 135 millions d'euros de dépassements facturés par les kinés (soit 2.3% des dépenses), 121.5 millions l'ont été en région parisienne - dont 75 millions à Paris, l'utilisation du DE serait en augmentation sur l'ensemble du territoire national depuis juillet 2023****. Le président du syndicat appelle la Cnam à adopter une "règle nationale" en la matière. "Ça permettrait de fixer des seuils, de préciser que pour tels patients on peut et tels autres on ne peut pas, et de créer moins de crispation avec les professionnels du côté de Bordeaux ou d’Annecy, qui commencent à trouver le même niveau de foncier qu’à Paris", souligne Guillaume Rall. "Si on ne définit pas une règle commune par rapport à ça, les kinés vont trouver une autre manière de faire, qui sera peut-être encore moins tolérable", prévient le syndicaliste. Craignant les foudres des caisses, les kinés seraient ainsi tentés de facturer une partie de leurs actes conventionnés en "hors nomenclature". "Nous, dans notre région [Centre-Val-de-Loire, NDLR], il y a une explosion du hors nomenclature", alerte-t-il. Or, si les DE peuvent être pris en charge par certaines complémentaires, ce n'est pas le cas du HN. "Ils disent qu'ils ne veulent pas créer une médecine à deux vitesses, mais en fait ils l'entretiennent", dénonce Audrey.
*Prénom d'emprunt
**"Soins donnés à heure fixe ou en dehors de l’horaire normal d’activité du masseur-kinésithérapeute, déplacement anormal imposé au masseur-kinésithérapeute à la suite du choix par le malade d’un masseur-kinésithérapeute éloigné de sa résidence, etc"
***Le pourcentage de fréquence du dépassement est multiplié par le pourcentage du dépassement au-dessus du tarif conventionné. Pour un kiné qui facturerait des dépassements à hauteur de 110% du tarif conventionnel sur 75% de ses actes, ce taux serait de 75x1.1, soit 82.5.
****Les chiffres de 2023 ne sont pas encore connus.
La sélection de la rédaction
Limiter la durée de remplacement peut-il favoriser l'installation des médecins ?
François Pl
Non
Toute "tracasserie administrative" ajoutée ne fera que dissuader de s'installer dans les zones peu desservies (et moins rentables)... Lire plus