"On pousse les médecins à faire de l’abattage" : licenciée par son centre de santé pour motif économique, une généraliste témoigne

23/08/2022 Par L. C.
Témoignage
Embauchée en avril 2021 par le centre de santé Saint-Vincent-de-Paul du Buisson-de-Cadouin (Dordogne), la Dre Angélique Roby, 43 ans, a été licenciée début août pour motif économique. En déficit depuis plusieurs années, la structure a expliqué devoir se séparer de son unique médecin pour préserver les 25 autres emplois. Désormais au chômage, la généraliste dénonce sur Egora la logique de rentabilité qu’on lui aurait imposée, et déplore que des centaines de patients soient laissés sur le carreau. "Je vais rebondir mais eux, ils sont un peu seuls au monde maintenant", s’inquiète-t-elle.

  8 août 2022. Dernier jour de travail pour la Dre Angélique Roby, médecin généraliste au centre de santé Saint-Vincent de Paul du Buisson-de-Cadouin, en Dordogne. Au début de l’été, la praticienne a été avertie par la présidence de l’association qui gère la structure de son licenciement pour motif économique. Un choc pour la médecin de 43 ans, embauchée en avril 2021 à mi-temps et dont le temps de travail avait été porté à 75% quelques mois plus tôt. "Au fil des mois, la demande des patients a commencé à être importante. Ils semblaient être contents de mes prestations. Si bien que j’ai demandé en début d’année 2022 à ce que mon temps de travail soit augmenté. Ça a été accepté par le conseil d’administration", explique-t-elle à Egora. Lorsqu’on lui explique que les finances du centre sont dans le rouge, en juin dernier, durant un entretien avec le président de l’association, qui a pris ses fonctions le 13 janvier 2022, et le trésorier, la Dre Roby ne comprend pas sur le coup. "On m’embauche, on augmente mon temps de travail, et quelques mois plus tard, cela ne va plus ? s’interroge alors la généraliste. On me montre des chiffres qui datent de bien avant que je sois embauchée. On m’explique des choses floues et obscures." "On finit par me dire : ‘Voilà Dr, actuellement vous voyez entre 2 et 3 patients par heure, il va falloir augmenter la cadence car vous n’êtes pas rentable’. On me demande de voir entre 4 et 5 patients par heure", explique-t-elle. Hors de question pour la généraliste. Elle refuse catégoriquement. "Je ne suis pas là pour faire de l’abattage, je vois des êtres humains, je soigne des gens. Vendre des sardines sur le marché, ce n’est pas mon trip. Ce n’est pas comme cela que je travaille", rétorque la Dre Roby à ses interlocuteurs. On lui demande également de revoir son salaire à la baisse. Inenvisageable pour la généraliste, qui était médecin urgentiste pendant 12 ans avant d’intégrer le centre de santé et a vu ses revenus diminuer.

  Des aides jugées "insuffisantes" La quadragénaire sort de l’entretien "en panique". Elle décide de contacter la maire du village pour lui faire part de sa situation. Cette dernière est très inquiète. "Conseillère départementale, elle va au département pour demander de l’aide, et appelle le président de la communauté de communes", raconte la Dre Roby. Une solution de secours est trouvée : le département et la communauté de communes proposent au centre de santé Saint-Vincent de Paul de financer le poste de la généraliste jusqu’à la fin de l’année. Après cela, l’intercommunalité envisage de "récupérer" la médecin pour son projet de centre médical intercommunal, qui doit voir le jour début 2023. La généraliste est soulagée. Mais le centre de santé refuse les aides proposées. Angélique Roby nous confie n’avoir appris le refus des aides que 15 jours plus tard seulement. "Je suis tombée des nues." Puis la sentence tombe quelques temps après. La généraliste reçoit un recommandé l’invitant à un entretien préalable à son licenciement pour motif économique. Malgré une pétition lancée par une patiente, et qui a atteint plus de 1.700 signatures, la généraliste se retrouve au chômage le 8 août.   "On a laissé des centaines de gens dans la panade" "Très en colère", la Dre Roby ne comprend pas "comment les événements ont pu s’enchaîner". D’autant que la quadragénaire n’a jamais postulé à ce poste mais a été recrutée. "La directrice de l’époque avait entendu parler d’un médecin qui n’habitait pas très loin de la commune. Elle a trouvé mon téléphone et m’a contactée en me proposant de la rencontrer. Elle avait titillé ma curiosité donc j’y suis allée. Ça s’est très bien passé. Elle m’a séduite." L’urgentiste de formation avait justement pris une disponibilité car elle était "très fatiguée de l’hôpital, surtout des urgences". Elle avait alors vu dans cette proposition un nouveau chemin. Aujourd’hui, la Dre Roby exprime surtout son inquiétude pour ses quelque 400 patients – dont une trentaine de résidents en Ehpad qu’elle suivait depuis plus d’un an. "On a laissé des centaines de gens dans la panade, la plupart avec des pathologies assez lourdes et chroniques", déplore-t-elle, indiquant que les deux autres médecins de la commune sont "surchargés et ne prennent plus de nouveaux patients". "Ce n’est pas moi qui suis à plaindre, relative la praticienne. Moi, je vais rebondir, mais mes patients sont un peu seuls au monde maintenant."

La généraliste avait pourtant tenté d’alerter l’Etat sur le devenir de ses patients, en écrivant à la présidence de la République sur la page de l’Elysée. C’est l’ARS qui lui avait répondu. Dans le courrier, qu’Egora a pu consulter, l’ARS explique qu’elle avait "soutenu financièrement le centre de santé en 2016 lors de l’ouverture de son activité médicale en lui attribuant une aide au démarrage et à l’équipement de 50.000 euros. […] Il s’avère que malheureusement l’activité médicale a été insuffisante pour garantir sa viabilité économique". "Le courrier conclut en m’invitant à prendre contact avec les autres centres de santé du département afin de retrouver rapidement un emploi. Point. Aucun intérêt pour les patients. Personne n’en parle, tout le monde s’en fout. Incroyable !" s’insurge la généraliste, qui a proposé à ses patients – dont ceux de l’Ehpad – d’être disponible par e-mail et par téléphone pour leurs demandes de renouvellement ou de conseils, "le temps qu’ils se retournent et trouvent une solution".   "Le centre de santé n’a pas vocation à avoir un médecin salarié" "On en est les premiers malheureux de cette situation", se défend le président de l’association, Merico Chiès, joint par téléphone. "Depuis le mois d’avril 2021, ce poste a été en déficit chronique", assure-t-il. "Un déficit à 5 chiffres à la fin de l’année 2021." Le président explique que lors de la création du poste de médecin, qui "s’est faite sans l’avis du conseil d’administration" dont il faisait alors partie, le trésorier avait mené une étude et conclu que "compte tenu du salaire qui était proposé au médecin et d’une productivité entre guillemets – on ne va pas demander à un médecin d’être productif – de 4 à 5 consultations à l’heure, ça ne pouvait pas marcher". "C’était surtout le salaire démesuré proposé pour un mi-temps qui posait un problème", indique Merico Chiès, mettant en cause la gestion du centre de santé à l’époque. Avec le passage à 75% de la praticienne au printemps dernier, et l’augmentation de salaire proportionnelle au salaire qu’elle touchait auparavant, "le déficit s’est encore creusé", explique le président, qui confirme avoir demandé à la généraliste de diminuer son salaire, ce qu’elle a refusé de faire "On ne l’a jamais forcée pour faire 4 à 5 consultations, on lui a dit que c’était insuffisant par rapport aux critères choisis au moment de son embauche", tient-il à préciser, en réaction aux dires de la généraliste. Fin juin, lors du conseil d’administration, Merico Chiès, qui était maire du Buisson-de-Cadouin jusqu’en 2014, pose ainsi la question : faut-il se séparer de la médecin ou fermer le centre de santé dans les deux mois ? Les aides proposées par le département et la communauté de communes pour maintenir le poste de la praticienne se révèlent "insuffisantes", selon lui. "Si ça avait été l’affaire de 2000/3000 euros par an de déficit, on aurait gardé ce médecin. Mais quand vous avez un déficit à l’année à 5 chiffres, vous ne pouvez pas continuer comme ça sans mettre en péril les 25 emplois du centre de santé." "Mon but est de relever le centre, et nous sommes en train de le faire", souligne-t-il. Une chose est sûre : le centre ne salariera pas d’autre médecin généraliste. C’est fini. Merico Chiès nous annonce vouloir demander lors de l’assemblée générale prévue le 28 septembre prochain la suppression définitive du poste. "Le centre de santé n’a pas vocation à avoir un médecin salarié. Son cœur de métier est d’être un centre de santé avec des infirmières, des aides-soignantes, une hospitalisation à domicile. C’est tout."   "On va dans le mur" De son côté, la Dre Roby s’accorde un temps de réflexion pour savoir ce qu’elle va faire pour le reste de sa carrière : s’installer en libéral ou trouver un autre centre de santé ? Le président de l’association assure avoir proposé à la généraliste de rester dans les locaux, en échange d’un loyer. Un "mensonge", certifie la généraliste. "On ne m’a jamais proposé cela, ni par écrit ni de vive voix. Si on me l’avait proposé, j’y aurais réfléchi. Je ne dis pas que j’aurais accepté, mais j’aurais réfléchi. La maire, elle, m’a proposé un local pour m’installer en libéral. Je suis encore en réflexion car m’installer en libéral seule, c’est un peu compliqué à notre époque."

"J’ai bien l’intention de continuer sur le secteur car j’habite ici, poursuit-elle. Il faut désormais que je réfléchisse à la façon dont je vais pratiquer ma médecine, soit sur un mode de salariat en considérant ce que la communauté de communes m’a proposé, c’est-à-dire m’embaucher en 2023 ; mais 2023, c’est long pour les patients... Soit je cherche un autre centre de santé, ou j’essaie de m’installer en libéral avec d’autres médecins. Je ne sais pas encore, c’est un peu tôt. Cela fait seulement 10 jours… Le but est de faire quelque chose de viable. Je veux savoir où je m’engage", confie-t-elle. L’amertume est encore palpable en effet, et la colère, pas totalement redescendue. "C’est le reflet d’une situation incroyable. On est en train de parler de rentabilité en ce qui concerne la santé des êtres humains en France. On pousse les médecins à faire de l’abattage !" En parallèle, les charges "augmentent chaque année" et "la consultation n’a pas été valorisée depuis 2017". "On va dans le mur. Je me demande même si on ne va pas tous devoir passer en non conventionné ou faire des dépassements d’honoraires si l’on veut arriver à faire ce qu’on estime être raisonnable".

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