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Ex-infirmière devenue médecin, elle raconte sa descente aux enfers aux urgences : "Il fallait que je sauve ma peau"

Maman de deux enfants, Aurore Canela a entamé des études de médecine à 38 ans. Partagée entre la France et les Pays-Bas, où sa famille s'est expatriée, l'ex-infirmière avait raconté à Egora ses premiers pas en tant qu'interne en 2017. Huit ans plus tard, cette généraliste de 53 ans a perdu son enthousiasme. "Cramée" par quatre années passées aux urgences d'un hôpital privé, Aurore Canéla est l'incarnation d'un système de santé à bout, qui broie les plus motivés. Troisième épisode de notre sérié d'été : "Que sont-ils devenus?"

19/08/2025 Par Aveline Marques
Témoignage
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"Lorsque Egora m'a interviewée [en mars 2017, NDLR], je débutais mon internat avec un premier stage en SSR. Avant le dernier semestre, j'ai pris une césure pour finir ma thèse. Et c'est en SSR que j'ai commencé mon dernier stage d'internat, en novembre 2019. J'étais pleine de rêves - et aussi d'angoisses - sur ce que j'allais faire après le diplôme.

Et c'est alors que la pandémie nous est tombée dessus. Je l'ai vécue comme quelque chose de très intense. Il y avait un nombre de cas incommensurable dans ce SSR. Il nous a fallu monter un service Covid de toutes pièces. J'y suis restée pendant des mois, même après la fin de mon internat. C'était extrêmement formateur et j'avais conscience de vivre quelque chose d'inédit, mais on ne savait pas où on allait, on avait peur. Aujourd'hui, avec le recul, on se dit que ça va mais à l'époque c'était quand même assez anxiogène.

Quand j'ai pu fermer ce service Covid, j'ai été contactée par des anciens co-internes qui m'ont proposé de m'associer avec eux dans une SELARL pour travailler aux urgences d'un hôpital privé, dans une petite ville près de Marseille. Sept libéraux au sein d'un établissement ; on avait la responsabilité du planning. Ce n'est évidemment pas ce que je voulais au départ… mais l'aventure humaine a pris le dessus ! J'avais envie de travailler avec ces gens. Un jour où j'en avais marre, j'étais allée passer une journée là-bas : c'était top de ne pas être toute seule, d'avoir des collègues prêts à vous apprendre, à vous épauler… Donc je me suis lancée !

"Ce monde en salle d'attente, ça nous stresse"

Je ne regretterai jamais car l'aventure a été extraordinaire… mais j'en suis sortie fin décembre 2024, cramée. Je me suis rendu compte de ce qu'était ce métier, de l'irrespect des besoins primaires des soignants : la considération, la sécurité et même l'alimentation. On ne nous donne même pas à manger. Même en restauration, secteur où il y a des horaires très difficiles, on fait manger les gens avant le service. Nous, on n'a même pas ça. J'ai travaillé les dimanches pendant des gardes de 24 heures : on n'a même pas un plateau, alors que personne ne livre ; si on a oublié d'amener quelque chose, on n'a rien. Je pense que ça n'existe dans aucun autre métier. On doit être au service des autres, mais à nous, on ne nous donne rien.

Dre Aurore Canela

Les urgences, c'est un service exposé aux procédures. On ne crée pas la maladie, mais on nous rend responsables. On est là pour aider, mais quand ça se passe mal, c'est toujours notre faute, on se retourne contre nous. Et les avis Google, c'est une plaie. Pour tout le monde d'ailleurs. Ce système est horrible : il peut vous révéler comme vous mettre plus bas que terre. J'ai eu une fois un avis pourri. C'était vraiment n'importe quoi, mais je me suis sentie tellement salie... Le service s'en prenait tout le temps : "ils se foutent de nous", "ils font exprès de nous faire attendre"… Bien sûr que non ! Ce monde en salle d'attente, ça nous stresse.

Il y a aussi l'agressivité, les insultes… On a tous pris des coups à un moment ou à un autre. C'est une chose de se prendre un coup du patient âgé dément – il n'y peut rien. C'en est une autre de se faire tirer les cheveux, de se prendre des baffes de gens qui n'ont pas cette excuse. J'ai une infirmière qui s'est fait scalper - elle a eu la moitié du cuir chevelu arraché ! - lors d'une intervention en Smur. A la fin, on y allait qu'avec la police. Il y a aussi les gens qui nous remercient, mais ça n'efface pas les traces laissées par ces mauvais traitements.

"Je vomissais sur le parking le matin en arrivant, je pleurais quand je sortais"

A un moment donné, je me suis dit : personne ne va m'aider. Les seules personnes susceptibles de vous aider sont vos confrères. Lorsque vous êtes en galère toute seule une nuit de garde, seul un médecin peut venir prendre la relève. On fait tout ce qu'on peut pour s'entraider mais on est tous en galère.

Même avec le soutien de mes collègues et associés - cette relation à part qui n'est ni la famille, ni l'amour, ni l'amitié, et que je n'oublierai jamais – je n'en pouvais plus. A la fin, quand je faisais mes dernières gardes, je vomissais sur le parking le matin en arrivant, je pleurais quand je sortais ; j'étais à peine capable de rentrer chez moi. Je suis allée au bout de ce que je pouvais. Peut-être que j'étais faible ? Mais je ne pense pas qu'on puisse être faible quand on fait ce métier… Je me souviens que l'un des derniers collègues qui nous avait rejoints, un urgentiste brillant, m'avait dit : 'Tu sais, Aurore, ce métier n'est pas compatible avec la vie.'

En plus, moi, je continuais mes allers-retours entre les Pays-Bas et la France. Ça va bientôt faire 13 ans que ça dure… J'étais arrivée à un point où je me suis dit qu'il fallait que je sauve ma peau. Ça a été très dur de partir parce que je quittais des personnes que je n'avais pas envie de quitter.

On est bien seuls face à ça, notre métier est tellement singulier qu'on ne peut pas le raconter à notre famille. J'aurais été salariée, j'aurais pu avoir accès à de l'aide, un arrêt maladie m'aurait peut-être permis de prendre du recul… Mais en tant que libérale, je n'avais pas le choix, j'avais la responsabilité d'un planning, je devais travailler, être présente s'il y avait un absent. Je ne pouvais pas lâcher, j'ai dû tenir même dans des moments où j'étais malade, physiquement.

Ma dernière garde s'est déroulée le 30 décembre 2024 : je n'ai plus d'oppression thoracique depuis seulement deux mois… Je pensais que ces palpitations, cette sensation de malaise, ne me quitteraient plus, alors que je n'avais jamais eu ça de ma vie. Il faut du temps pour se remettre.

Alors oui les urgences, c'est particulier. Mais je ne suis pas sûre que ce soit plus facile pour le médecin qui est seul dans son cabinet. En tout cas, moi, je n'ai pas eu de maitre, de collègue, dont la vie m'a donné envie. Au fond, ils m'ont tous fait un peu de peine. Je voyais à quoi ils renonçaient : leur manque de vie de famille, l'impossibilité de prendre une pause digne de ce nom, de s'arrêter si on est malade. Nous, les médecins, on est habitués à travailler avec la gastro, la bronchite… avec tout. Une de mes anciennes associées a terminé une garde sous perfusion d'antibiotique avec 39 de fièvre. Elle a fini sa garde à 8 heures : à 8h15, elle était au bloc, opérée d'une péritonite. Personne ne le sait, ça, que ça existe. Un jour, un patient qui avait des douleurs d'épaule, m'a lancé : 'Vous, vous savez bien, le swing quand on joue au golf!' Mais je n'ai jamais joué au golf de ma vie !

"Je ne me sentais pas capable de me retrouver face à des patients. Je n'y arrivais plus"

Lorsque je suis partie, j'ai pensé à prendre un poste salarié de médecine générale. Mais avec cette oppression qui ne me quittait pas, je ne me sentais pas capable de me retrouver face à des patients. Je n'y arrivais plus. J'ai pris un break de trois mois, qui m'a permis de rester avec ma famille et mes enfants, qui ont grandi : à l'époque du premier article ils avaient 12 et 14, et maintenant ils ont 20 et 22 ans ! Ça n'a pas été simple pour eux : ils m'ont fait grâce de le dire lorsque j'étais dedans, mais maintenant ils me disent.

J'ai repris le travail fin mars. Un poste de médecin coordinateur en Ehpad, je m'occupe de deux établissements. J'apprends autre chose, la coordination c'est différent. J'essaie d'apporter quelque chose de positif, d'humaniser les choses… Mais je ne suis pas dupe : je sais que ce sera compliqué. J'avance jour après jour. Ça se passe bien mais je ne sais pas jusqu'à quand. C'est un premier pas pour moi, pour rester dans la médecine. Ce n'était pas gagné... Lorsque j'ai tiré ma révérence aux urgences, je n'étais pas du tout sûre que j'allais pouvoir rester dans ce domaine.

On dit qu'il faut au moins 6 mois pour se remettre d'un burn-out… Mais j'étais libérale, donc j'étais bien obligée de me remettre à travailler. Il faut continuer à payer les charges. Cette précarité-là, c'est l'un des freins à l'installation. Aujourd'hui, je ne m'occupe plus des papiers, ça change les choses quand même. Je vais pouvoir partir en vacances sans travailler double avant et double après… Je suis 10 jours par mois en télétravail aux Pays-Bas et 10 jours par mois en France sur site, dans les deux Ehpad. Ça amène un peu de tranquillité d'esprit.

Les urgences, ça reste une expérience positive parce que les liens que j'ai noués sont indéfaisables. Mais ce qui est sûr, c'est que je ne le referai pas. Lorsque j'ai annoncé mon départ, tout le monde a été étonné. Aujourd'hui, ils me disent merci. On ne se rend pas compte quand on est dedans.

"En tant qu'adulte, maman, médecin, j'ai un devoir d'optimisme. Mais j'ai de plus en plus de mal"

Dans l'hôpital où j'étais, il n'y a plus d'équipe. On était une SELARL de 7, il n'en reste qu'un. Libéral, seul… je ne sais pas combien de temps il va tenir. Aujourd'hui, le service tourne avec des vacataires, qui souvent ne reviennent pas car c'est un enfer. Et de temps en temps, les urgences ferment, car il n'y a personne, ce que je n'ai jamais connu. C'est d'une tristesse…

Peut-être qu'un jour, je l'espère, je vous reparlerai avec de l'enthousiasme dans la voix. En tant qu'adulte, maman, médecin, j'ai un devoir d'optimisme. Mais j'ai de plus en plus de mal. Aujourd'hui, si un de mes enfants me disait qu'il voulait faire médecine, j'en pleurerais. La santé en France, c'est un domaine qui est à genoux : la mortalité infantile, la santé mentale... Dans notre métier, il y a trop peu de satisfactions. Il s'y passe de belles choses, mais elles sont trop peu nombreuses par rapport aux contraintes, aux difficultés."

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Claire FAUCHERY

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Oui et il nous faut un mouvement fort, restons unis pour l'avenir de la profession, le devenir des plus jeunes qui ne s'installero... Lire plus

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Médecins (CNOM)
il y a 4 mois
Aux urgences, la dégradation des conditions de travail est souvent lente et insidieuse. L'esprit d'équipe amène souvent à accepter, pour le "bien" du service, de travailler en mode dégradé, à être à deux là où on est normalement à trois, et de croire à tort que cela sera temporaire. On tient jusqu'au jour où on se rend compte qu'il faut changer d'activité si on ne veut pas craquer. J'ai eu la chance de commencer ma carrière d'urgentiste hospitalier en 1990, jusqu'en 2019. J'ai vécu les années d'or de la médecine d'urgence, notamment l'après canicule de 2003 et je me suis vraiment totalement épanoui grâce àce métier. J'ai vécu la lente mais constante dégradation des conditions de travail jusqu'à ce que je décide de changer d'activité pour ne pas me mettre dans le rouge. Aujourd'hui je suis particulièrement inquiet pour les jeunes urgentistes qui débutent leur carrière avec des conditions de travail qui sont impossibles à supporter toute une vie professionnelle. Le choix de faire de la médecine d'urgence une spécialité enferme ces jeunes praticiens dans une activité intenable sur le long terme. Les plages de travail de l'urgentiste sont surtout la nuit les week-end et jours fériés, et seulement 5% des cas pris en charge sont des urgences vitales, plus de 50% des soins non urgents. Si le système ne change pas, si des passerelles permettant d'avoir une activité médicale moins épuisante ne sont pas trouvées, si le recentrage de l'activité sur les pathologies urgentes n'est pas faite, je ne conseillerais à personne de se lancer dans cette carrière, fût elle passionnante.
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17,5 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 4 mois
Pour s'épanouir aujourd'hui en tant que médecin, il faut savoir dire non. Non aux horaires à rallonge. Non aux nouveaux patients. Non au mépris de certains patients. Non à la dictature institutionnelle. Non aux rémunérations misérables.
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597 points
Incontournable
Médecine générale
il y a 4 mois
Il faudrait nos décideurs soient obligés de lire un certain nombre de témoignages de ce genre. En 2025, la Médecine n'est plus une vocation ni un rêve altruiste, mais un métier où il faut essayer de gagner sa croûte et de sauver sa peau. Je sais que je vais être critiqué. Mais j'ai exercé quelques dizaines d'années dans des conditions souvent difficiles, mais appréciant mon travail. Ce constat est venu progressivement et voici quelques années. La Médecine a changé, et pas pour le mieux.
 
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