"Je faisais les poubelles, j'ai pensé à la mort" : retour sur la descente aux enfers d'un privé de thèse
En 2012, le Dr Kamel Sakhraoui était promis à une belle carrière de médecin. Un décret à l'origine du phénomène des "privés de thèse" l'a brusquement stoppé en pleine ascension. Le jeune homme, qui travaillait alors aux urgences d'une clinique parisienne, s'est retrouvé sans travail, sans argent et à la rue. Il se confie, pour Egora, sur cette descente aux enfers qui a totalement bouleversé sa personnalité. Premier épisode de notre sérié d'été : "Que sont-ils devenus ?"
"Mon aventure commence fin 2012. Le fameux décret* est entré en vigueur en janvier 2013. Je travaillais sur ma thèse. Ma responsable était à la tête du département de médecine générale de l'hôpital Saint-Antoine, à Paris. Un jour, nous étions au mois de novembre, et elle m'a demandé de me rendre à l'administration. 'Je ne peux pas t'en dire plus', m'a-t-elle dit. Avec le recul, je pense qu'elle n'a pas voulu que je réagisse devant elle. J'ai été reçu dans le bureau d'une responsable de l'administration. Elle me dit alors : 'Un décret vient de sortir et il va être effectif début 2013. A compter de début janvier vous n'aurez donc plus le droit d'exercer, c'est terminé, voilà, ça s'arrête ici pour vous.' J'étais debout, face à elle et j'ai eu une douleur thoracique. Je voyais bien qu'elle ne rigolait pas. Je ne me sentais pas bien. Personne n'était au courant à la fac, ni l'administration, ni la cheffe du département de médecine générale et moi encore moins. Elle me rétorque : 'Monsieur, nul n'est censé ignorer la loi.' Je veux bien, mais je ne lis pas le Journal officiel tous les matins en me réveillant. Ce qui est terrible c'est que face à moi, elle avait l'air contente.
Je travaillais sur une thèse quantitative depuis un certain temps, je devais voir 250 patients qu'il fallait que j'interroge. C'était un travail lourd. J'avais terminé mon internat et validé toutes mes matières. Je travaillais aux urgences dans une clinique à Paris, avec ma licence de remplacement. A cette époque on passait nos thèses tranquillement. Personne ne se pressait ni ne se précipitait. Ça n'est plus le cas aujourd'hui, nous avons été sacrifiés pour cela.
Quand je suis sorti de son bureau, j'étais comme dans les étoiles, ailleurs. J'ai vérifié, j'ai revérifié, j'ai lu, relu le décret plusieurs fois. J'étais dans un état second.
Je me suis retrouvé à la rue, sans argent, sans rien
Mes parents sont d'origine algérienne. Ma mère est venue en France à 9 ans et mon père à 17. Mon père, qui était ouvrier, est décédé quand j'avais 10 ans. Ça a été mon moteur. Ma maman s'est occupée de nous, elle nous a bien élevés. Avec mes études, j'étais un peu la fierté de la famille. Il a fallu leur expliquer. Au départ, ma mère n'a pas compris, elle pensait que j'avais fait des bêtises, que je prenais de la drogue, que j'avais raté mes examens sans lui dire…
J'ai fait une dépression. J'ai perdu mon travail, puis rapidement mes économies. Je refusais de faire un autre métier que la médecine. J'habitais à Paris, j'avais une voiture, une mutuelle. J'ai tout perdu. Ma compagne avec laquelle nous avions des projets comme avoir des enfants est partie, après m'avoir soutenu un certain temps. Je ne peux pas lui en vouloir. Tout ça était d'une extrême violence. Chaque jour, j'avais quelque chose dans ma vie qui s'écroulait. Je me suis retrouvé à la rue, sans argent, sans rien. J'avais trop de fierté pour demander des aides sociales. C'est comme ça que ma mère nous a élevés : travailler et ne rien demander.
J'ai un frère et une sœur, avec eux aussi ça s'est mal passé. J'avais l'impression d'être un moins que rien. Ça a été très dur et très violent. J'avais faim. Je regardais dans les poubelles pour manger.
Heureusement que j'ai une maman. Je suis retourné vivre chez elle. Je n'allais pas bien. J'ai perdu du poids. Je faisais 1m80 pour 66 kilos. Je suis descendu vraiment très bas. Et puis, je n'avais plus la force de rien, encore moins de me battre. Ma maman me nourrissait comme pour un bébé qui doit reprendre du poids. Il fallait qu'elle me récupère. Elle, qui était à la retraite depuis 7 ans, a repris le travail. Moi, j'ai fini par demander le RSA. Mais même avec 500 euros par mois, je galérais, je comptais les euros en faisant mes courses.
Quand je lisais le nom de l'homme qui a signé le décret, je lui en voulais. Je me demandais comment c'était possible de vivre un pareil enfer. Je suis médecin français, né en France, j'ai bossé, fait des études difficiles et à la fin on nous dit : 'Non.' Je pense qu'il y a eu des morts. Moi je ne suis pas passé loin. J'y ai pensé plus d'une fois.
Petit à petit, j'ai retrouvé un peu d'énergie. Il fallait que j'avance. J'ai repris le sport. Je me suis renseigné. J'ai découvert qu'il y avait des groupes de médecins non thésés. En parallèle, je continuais à aller à la fac pour bosser sur ma thèse. Ma directrice de thèse me disait : 'Mais Kamel, ça ne sert à rien.' Mais je ne voulais rien lâcher.
J'étais prêt à travailler gratuitement
Un jour, j'ai rencontré un autre privé de thèse, Jean-Philippe Bgan. Cet homme, c'est l'homme de ma vie. On était dans la même galère, mais lui était sur tous les fronts. Il avait rencontré plein de monde, pris des avocats… Un jour, Jean-Philippe est allé voir la sénatrice du Haut-Rhin. Il lui a expliqué la situation, et elle est tombée des nues. Ensemble ils sont allés au ministère.
Puis j'ai découvert que je pouvais retourner à l'hôpital avec le statut de FFI (faisant fonction d'interne, NDLR). J'aurais même été prêt à aller travailler gratuitement. J'ai donc repris le travail. Une connaissance médecin m'avait orienté vers l'hôpital d'Avesnes-sur-Helpe dans le Nord, pas très loin de Maubeuge. Moi ce que je voulais, c'était faire mes preuves.
Mes collègues m'ont toujours considéré comme un médecin. Au bout d'une semaine mon chef de service a vu que je travaillais bien. Très vite j'ai eu 110 lits en charge. J'avais 10 lits en soins palliatifs, un secteur en gériatrie, 35 lits en USLD et j'avais une maison d'accueil spécialisée de 60 lits. Je travaillais sur deux hôpitaux différents. Ils m'ont aidé, m'ont donné un logement, et se sont débrouillés pour que je puisse avoir un bon salaire. Au final, je suis resté longtemps dans cet hôpital.
Aujourd'hui, je travaille à l'hôpital de Cambrai, en service de médecine polyvalente, hépato-gastro. Je suis toujours resté dans le Nord. J'ai fait le même trajet que dans le film 'Les Ch'tis', je suis parti de Paris un matin au brouillard et je suis arrivé dans le Nord avec le brouillard et la pluie. Mais j'ai découvert une belle région, avec des conditions de travail différentes de Paris.
Notre réhabilitation a pris beaucoup de temps. Ma mère suivait l'affaire de près avec moi. C'étaient les montagnes russes. Un coup on y croyait et le lendemain tout s'effondrait. Au final, ça a fini par marcher, et les médecins privés de thèse ont pu être remis sur le marché.
Le jour où j'ai soutenu ma thèse, les médecins de mon hôpital d'Avesnes-sur-Helpe étaient présents pour me soutenir. C'était un beau moment avec beaucoup d'émotions. Après j'ai eu des soucis avec l'inscription au conseil de l'Ordre, qui ont fini par se régler. Pour eux, on était des gens étranges. Ils ne nous ont jamais soutenus.
Je dois tout à ma mère
Depuis ma mère a arrêté de travailler. Maintenant elle est super heureuse de voir que je mène la vie que je mérite et que j'aurais dû avoir normalement. J'ai 50 ans, je n'ai pas fondé de famille mais je suis en couple depuis quatre ans. Avant cela, je suis resté seul 9 ans. J'étais brisé et j'avais perdu confiance. Depuis, j'ai repris mes équilibres sur à peu près tout.
Je dois tout à ma mère. Les femmes c'est fort, vraiment. Je n'ai jamais trouvé de personne plus forte que ma mère. J'ai un immense respect pour elle. On est partis en voyage autour du monde pour son anniversaire. On a fait plusieurs pays et dans chaque hôtel où on allait, il y avait un gâteau, la fête, des chocolats... C'était le minimum que je puisse faire. Maintenant, c'est à moi de prendre le relais et de m'occuper d'elle, de sa santé.
Cela va paraitre bizarre mais finalement cette aventure des "privés de thèse", c'est la plus belle expérience de ma vie. A refaire, je referais la même chose, sans rien changer. Désormais, j'ai une perception différente de la vie. J'ai eu la chance de rencontrer plein de monde, je travaille en soins palliatifs… Ça me rend la vie extraordinairement heureuse. Cette dépression très violente que j'ai vécue, finalement c'était le début de ma vie. Aujourd'hui, j'ai le sourire aux lèvres, je donne beaucoup aux gens, j'accompagne les familles. Je fais attention à tout le monde. C'est comme si on avait appuyé sur un bouton qui avait rendu les choses plus fortes dans ma vie. Je les ressens de manière plus intense au quotidien. J'ai gardé quand même une certaine anxiété vis-à-vis du boulot. Je me mets tout de suite sur mes gardes et je fais attention. Mais aujourd'hui, je suis un contemplateur et je suis le plus heureux d'être sur la Terre."
*La réforme réglementaire de 2013 a déterminé une date limite stricte pour soutenir la thèse de médecine générale, sans facilité de dérogations, causant l’exclusion de certains internes pourtant formés. En 2018, un décret de mise en œuvre de la loi Montagne a finalement permis à ces médecins de revenir au cursus pour valider leur diplôme, sous condition d’un engagement territorial.
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