solitude

Faire médecine, "c'est comme rentrer au couvent" : quand les carabins sacrifient leur vie sociale

"S’il est bien un domaine où l’on comprend qu’en choisissant la médecine on a basculé dans un monde à part, c’est celui de la vie sociale." Famille, amitié, amour, loisirs... Dans Docteure, à paraître le 2 mai aux Editions de l'Iconoclaste, la Dre Sophie-Hélène Zaimi, alias The French radiologist (105 000 abonnés sur Instagram), revient sur son parcours d'étudiante et sur "tous les renoncements" qu'implique le choix de cette voie quand on est jeune. Un récit illustré avec humour (noire) par le dessinateur Jul. Extraits.

26/04/2024 Par Sophie-Hélène Zaimi
Bonnes feuilles Vie étudiante
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[BONNES FEUILLES] "S’il est bien un domaine où l’on comprend qu’en choisissant la médecine on a basculé dans un monde à part, c’est celui de la vie sociale. Embrasser cette voie, c’est comme rentrer au couvent : l’âge de l’insouciance et de toutes les découvertes est pour nous celui de tous les renoncements. Refuser les cafés, les verres, les soirées. Passer en coup de vent aux fêtes de famille alors qu’on crèverait d’envie du contraire. Mais la marche est tellement haute qu’on n’a pas le choix : il faut volontairement s’isoler, du moins provisoirement.

À lui seul, le calendrier de la première année participe de ce décalage, puisque les épreuves déterminantes pour le classement sont accolées aux vacances de Noël. Logiquement, on se concentre sur ceux qui vivent la même épreuve que nous. On lie des amitiés d’amphi ou de bibliothèque, en oubliant un peu vite qu’en médecine ce sera toujours chacun pour soi.

J’ai eu beaucoup de mauvaises surprises, tant de déceptions au fi l des mois. Il n’est pas toujours facile de repérer les faux amis, ceux qui nous tirent vers le bas, gardent les infos pour eux, se réjouissent en secret de nos échecs. Consciente des sacrifices que je faisais, ma famille était aux petits soins, m’épargnant toute forme d’intendance et s’organisant pour préserver mon calme. Ma mère venait régulièrement me chercher en voiture à la fac et c’était pour moi un vrai moment de réconfort.

Quelques semaines avant la deuxième session d’épreuves, une de mes meilleures amies m’avait ruiné le moral. "Tu ne me parles que de médecine, je ne suis pas là pour t’écouter réciter tes listes d’acides aminés, tu ne t’intéresses à rien d’autre qu’à toi !" Effondrée, j’avais pris la décision radicale de demander à mes parents de cacher mon téléphone jusqu’au jour du concours. Seulement, ses mots continuaient à me torturer : étais-je devenue une looseuse sociale sans véritables amis ? Que faire si mes
anciens piliers me tournaient le dos à la sortie de ma caverne ? Étais-je en train de passer à côté de ma vie ?

D’autres ont eu la délicatesse d’attendre l’issue des concours pour lever la main, avec parfois plus de douceur, mais toujours le même verdict : le virus de la médecine avait éradiqué tous mes centres d’intérêt. Je me mets à leur place : pas évident de voir disparaître ceux qu’on aime pendant des mois et refaire brutalement surface une fois les échéances passées.

Même avec la meilleure volonté du monde, rares sont nos proches qui comprennent l’investissement que supposent ces études. La seule expérience s’en rapprochant est la classe préparatoire, à la différence que chez nous, l’histoire se répète à toutes les étapes de notre – interminable – cursus : partiels, concours de l’internat, thèse, mémoire. Sans parler des DU (diplômes universitaires) visant à nous spécialiser encore plus et des gardes, qui tombent comme par hasard toujours sur des moments festifs. Pendant ce temps, nos amis vivent, se voient, évoluent, font de nouvelles rencontres, et c’est un vrai défi que de maintenir le lien avec de telles contraintes.

Je me souviens d’une amie, artiste peintre, qui me sollicitait en permanence pour sortir lorsque j’étais externe. Chaque fois, je devais lutter pendant une bonne demi-heure pour qu’elle entende qu’avec la somme de travail qui m’attendait je ne pouvais pas me permettre d’être fatiguée le lendemain. Ce qu’elle ne pouvait pas comprendre, c’est que sortir signifiait aussi pour moi renouer avec le monde, qui me renverrait en miroir ma terne réalité : moi, vissée sur une chaise à cravacher, pendant que les jeunes de
mon âge profitaient de la vie.

Avec les copains de médecine, les conversations dépassent rarement le cadre de notre travail, et quand c’est le cas, les amitiés restent soumises aux aléas de nos parcours : redoublements potentiels, couperet de l’internat qui peut nous envoyer aux quatre coins du pays. Bien souvent, nos chemins divergent.

J’ai bien imaginé des stratégies pour faire fusionner les mondes. Mission impossible : les carabins sont une peuplade à part, qui ne parle pas la même langue que les autres. Mes rares tentatives pour emmener des amies à des soirées médecine se sont soldées par de lamentables échecs. Personne ne leur adressait la parole et je crois qu’elles ne se sont toujours pas remises du strip-tease de la fameuse danse du Limousin. Alors j’en suis venue à cloisonner et à me couper en quatre par peur de rester sur le carreau.

Lorsque j’étais à Tours, ça avait pris des proportions extrêmes : on m’avait surnommée "l’interne-TGV" tellement je passais mon temps à faire l’aller-retour à Paris. Je rentrais tous les week-ends et parfois même pour un seul café ou une soirée en semaine, sur mes repos de garde ou mes demi-journées off ! À bout de forces, j’ai fini par renoncer. Depuis que je suis revenue dans ma ville natale, les choses sont plus faciles. Sauf qu’un médecin dans un cercle d’amis, c’est un peu comme un avocat : soit on attend de lui qu’il fasse l’animation à grand renfort d’anecdotes croustillantes, soit on lui confie ses problèmes intimes – même et surtout quand on le connaît à peine – en espérant lui soutirer une consultation gratuite. Au début on est flatté, puis on se lasse, on sature et parfois on perd patience !

À l’occasion, on sert aussi de défouloir pour les dysfonctionnements d’un système dont on est les premiers à pâtir, ou alors on cherche à nous convaincre de l’inefficacité de nos traitements (révélation : l’homéopathie ne vaut pas plus qu’un traitement placebo !). C’est bien connu : dix ans d’études valent moins que les fake news propagées sur les réseaux sociaux. Le summum en la matière ayant été la période du Covid, où j’étais prise entre les feux des antivax et des anti-masques !

Il y a aussi les amis de circonstance, qui se souviennent brutalement de vous parce qu’en tant que médecin vous pouvez leur rendre service.Je pense à cette camarade de lycée, perdue de vue depuis des années, qui, n’ayant plus mon numéro et pour cause, m’a contactée sur Instagram. Elle voulait une ordonnance, non pas pour elle, mais pour une fille de sa troupe de théâtre !

Face à ces défis relationnels, certains finissent par tout concentrer dans notre microcosme, qu’ils envisagent comme une seconde famille au sein de laquelle, d’ailleurs, ils trouveront souvent celui ou celle avec qui ils construiront la leur.

L’amour, parlons-en. C’est une équation délicate en médecine tant on a besoin de préserver son énergie et un moral d’acier pour franchir les étapes. Tout grain de sable peut mettre en péril notre équilibre précaire. Pas évident de trouver un partenaire assez souple et solide pour supporter nos humeurs, notre fatigue, notre indisponibilité. La tentation est grande de jeter son dévolu sur un autre carabin. Enfin, rentrer chez soi et y trouver quelqu’un qui compatit quand c’est trop dur et ne soupire pas en entendant nos petites histoires de service…

Mais ces relations peuvent aussi être biaisées par cette fichue concurrence qui nous rattrape à tout bout de champ. Je suis sortie avec un interne lorsque j’étais externe, et c’était presque un tabou pour lui de dire qu’il était avec une "petite". De mon côté, j’étais à l’inverse assez fière et je me nourrissais de son expérience. Il était en stage en réanimation et se réveillait la nuit en panique, après avoir rêvé qu’il s’était trompé dans une prescription… Rebelote à la fin de mon internat, cette fois-ci avec un garçon
qui était déjà chef : plus aguerrie, je me laissais moins impressionner par ses "performances" (de chirurgien). Ça le rendait fou, il me traitait d’insolente ! Ces petits jeux de pouvoir peuvent créer un déséquilibre et des rapports de force malsains.

Au-delà, c’est toujours un pari que de frayer avec un futur confrère. J’ai eu autour de moi plusieurs exemples de couples dont l’un des membres avait choisi sa spécialité ou son lieu d’exercice en fonction de l’autre. Une décision particulièrement risquée quand on sait à quel point ce choix nous engage pour la vie entière… À terme, qui dit que les rythmes, les affectations seront compatibles ? Comment combiner les plannings de gardes quand on commence à avoir des enfants ? Ça me paraît difficilement gérable.

La vie est longue, mais pour toutes ces raisons, à l’heure où j’écris ces lignes, je ne m’imagine pas finir ma vie avec un médecin. Quitte à passer pour un ovni, j’ai besoin de garder l’œil ouvert sur d’autres univers que le mien. Question de santé mentale : l’extérieur est ma bouffée d’oxygène qui me permet de couper avec mon travail, de me changer les idées et de garder le moral !"

 

Docteure - Médecine aux rayons X, Jul et The French Radiologist, Ed. de l'Iconoclaste, 23 euros.

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Claire FAUCHERY

Claire FAUCHERY

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Débatteur Passionné
Anesthésie-réanimation
il y a 2 ans
N'exagérons pas non plus. Externe dans une grade ville, interne de spécialité, j'ai pu faire un tas de trucs (notamment dans de l'associatif ou des jobs estivaux) avec des amis venant de milieux très différents. Certes la première année est difficile, mais ça ne dure qu'un an et après, en étant bien organisé, on arrive à faire plein plein de choses avec des gens hors médecine. Je pense que c'est surtout un état d'esprit et une pression que certains se mettent et qui choisissent (plus ou moins consciemment comme cette dame peut-être), un certain entre- soi en faisant tourner le monde autour de leur personne car "faire médecine c'est très sérieux". Avec de l'ouverture d'esprit et de l'écoute, faire médecine ce n'est pas du tout entrer au couvent. C'est un job prenant mais beaucoup de jobs le sont aussi, il suffit d'ouvrir les yeux et de regarder autour de soi : jeune entrepreneur, restaurateur, avocat, dans le soin à la personne dans l'associatif, dans l'agriculture,... Après, on ne peut pas avoir des amis dans toutes les villes de France quand on est étudiant parce que c'est cher et puis, dans la vie en général, ce n'est pas possible. C'est un peu un délire d'étudiant riche que de faire ça. Avec la maturité on apprend tout ça. Si vous bossez à l'usine je vous garantie que vous n'allez pas faire des aller-retour en TGV pour un café à Paris. Bref, bref, regardons un peu autour de nous et on se rendra compte que tout le monde en chie un peu en fait.
Photo de profil de Georges FICHET
6,3 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 2 ans
Je ne sais pas si c'est la même chose pour tous les jeunes étudiants actuel. J'ai une jeune consoeur qui est en 6ème année, que j'ai connue toute petite et que je considère un peu comme ma "filleule" en médecine : il faudra que je lui pose la question. En ce qui me concerne, je suis de la génération de dix ans après celle de "petitbobo". J'ai 73 ans et ai fait mes études dans les années 70. J'ai toujours beaucoup bossé mais j'ai eu une vie sociale et familiale. J'ai fréquenté tout un groupe d'étudiants d'autres facs, avec des afghans, des iraniens, etc, ce qui m'a ouvert un peu l'esprit. Par contre, au sein des étudiant en médecine, j'ai découvert le "chacun pour soi" au moment de la préparation du concours d'internat, vers la 5ème année. Il fallait les voir ces petits individualistes ambitieux qui ne parlaient qu'à mots couverts de leurs sous-colles. Je ne savais même pas ce à quoi ça servait, l'internant n'étant pas d'une famille de médecins. Cela m'a d'ailleurs plutôt éloigné de la médecine car je trouvais les internes du CHU cons et frimeurs. J'ai terminé mes études en 1976 parce que j'avais de bonnes habitudes de travail, mais non par conviction ou vocation. Je ne me suis réintéressé au métier que lorsque je suis parti en stage à la "campagne", à Lisieux puis à Saint-Lô. Les internes qui étaient là, beaucoup plus sympas que ceux du CHU étaient souvent des internes de "périph' ". Il aimaient le métier, aimaient partager leurs connaissances et ne se la pétaient pas ! Je me suis présenté à mon tour aux "périph' " en m'inscrivant au CES de Médecine du Sport pour avoir une carte d'étudiant pour m'inscrire au concours car j'avais fini mon cursus. J'ai été reçu à Caen et à Bordeaux, car je visais la Guyane où je vis depuis maintenant 45 ans. En prime, j'ai décroché le CES de Médecine du Sport, moi qui avait toujours séché les cours de gym au lycée ! Ce qui va me permettre d'accompagner les porteurs de la flamme olympique en juin prochain en Guyane !
Photo de profil de JP R
400 points
Incontournable
Autre
il y a 2 ans
Bon, la première année, le concours, c'est un peu comme les prépas, mais rien de plus. Une épreuve assez stupide pour être sélectionné parmi les plus résistants a l'effort. J'ai l'impression que beaucoup s'en remettent ! Ensuite, le rythme est dur et il y a des contraintes, mais il appartient a chacun de trouver son équilibre de vie sans se poser en victime. Je suis étonné qu'une jeune femme sociable et intelligente n'ait trouvé sur son chemin que des épines.
 
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