"Piéger un médecin avec un faux patient et le sanctionner sévèrement est injuste"
[DROIT DE REPONSE] Le Dr Jacques Durand, sanctionné par la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins en février dernier pour la délivrance en janvier 2020 par téléphone d'un arrêt maladie jugé "de complaisance", a souhaité réagir à notre article du 30 août. Prenant ses distances avec la plateforme arrêt-maladie.fr, il dit avoir assuré cette consultation en toute bonne foi et déplore avoir été "piégé" par un faux patient.
"Cette affaire est malheureusement le résultat d'un piège orchestré par un huissier de justice, et il est regrettable que l'Ordre des médecins n'ait pas soutenu le médecin qui en a été victime. Cette décision crée une dangereuse jurisprudence pour la profession, exposant désormais les médecins de France à des sanctions sévères.
Il était certes nécessaire de faire fermer le site arret-maladie.fr, mais il n'était pas justifié de condamner sans discernement un médecin qui a été manipulé pour le pousser à une faute qui reste encore à prouver.
Voici les faits tels que je les perçois.
L’huissier de justice mandaté par la Cnam a recruté une personne pour se faire passer pour un faux patient. Après un bref passage sur le site arret-maladie.fr, le faux patient a été redirigé vers le site DocteurSecu.fr. Cette redirection illégale échappait totalement au contrôle du site de téléconsultation médicale. Rien n'empêche en effet un site internet A de rediriger un visiteur vers un site internet B par un simple clic, ce que l'on appelle une redirection externe sur internet.
Le faux patient a pris rendez-vous un dimanche soir de janvier à 21h pour une téléconsultation en urgence, invoquant des symptômes de gastro-entérite. Avant la consultation, il a rempli un questionnaire de pré-consultation très détaillé, comprenant plus de 30 questions, ce qui demande plusieurs minutes. Une fois ce questionnaire médical complété, la téléconsultation a pu débuter, et j'étais le médecin de garde ce soir-là.
La consultation vidéo n’a pas fonctionné, j’ai donc dû contacter le patient par téléphone pour échanger avec lui. En tant que médecin, il m'était légalement impossible de laisser le patient sans assistance, étant tenu par une obligation de moyens. Il est intéressant de se demander pourquoi la téléconsultation n’a pas fonctionné : l’huissier ne pouvait pas être physiquement
présent avec le patient pour réaliser les captures d’écran en direct, ce qui suggère qu'ils ne pouvaient me piéger que par téléphone. De plus, un décalage horaire de plus de 8 heures a été relevé entre les captures d’écran, les e-mails envoyés depuis l’ordinateur du patient, et l’heure du rendez-vous en téléconsultation, ce qui laisse supposer que le patient ne se trouvait pas en France lors de cette manipulation. Le profil LinkedIn de ce patient montre d’ailleurs qu’il réside au Canada depuis des années.
Le faux patient a décrit des symptômes typiques d'une gastro-entérite virale nécessitant un traitement. L’appel téléphonique a duré au moins 7 minutes, mais cette discussion n’a pas été retranscrite par l’huissier. Lorsqu’un patient décrit des symptômes de gastro-entérite aiguë virale, il n’est pas nécessaire de prolonger indéfiniment la téléconsultation. Aucun médecin généraliste ne vérifie la qualité des selles d’un patient souffrant de gastro-entérite aiguë, les médecins se basent sur les déclarations du patient lors de la consultation.
Ce faux patient a ensuite expliqué, lors de cet appel téléphonique vers 21h ce dimanche soir, qu'il devait se rendre au travail le lundi matin à 6h et parcourir au moins une heure de route. Il affirmait que ses diarrhées étaient nombreuses et qu'il ne pouvait ni conduire ni prendre les transports en commun dans cet état. Il devait aussi trouver une pharmacie ouverte, ce qui,
selon lui, n’était pas évident dans le village où il se trouvait ce soir-là. Il est donc tout à fait normal qu’un médecin délivre un document pour un repos de 24 heures, car il est difficilement envisageable de se déplacer avec une diarrhée aiguë, d’autant qu’il existe un risque de contamination pendant le trajet ou sur le lieu de travail. Ce document n’était pas un formulaire d’arrêt de travail, mais simplement une attestation sur papier à en-tête à envoyer à l’employeur.
Si je n'avais pas délivré cet arrêt de 24 heures pour un patient malade à 21h qui devait travailler à 6h du matin le lendemain, je pense que je n'aurais pas accompli correctement mon devoir de médecin. La gastro-entérite est une affection inconfortable, humiliante et contagieuse durant les premières 24 heures sur un lieu de travail.
Prendre un an de suspension pour avoir délivré un tel document est une sanction abusive. L'Ordre des médecins a à tort considéré cet acte comme un arrêt de complaisance, suggérant ainsi que je savais que le patient n'était pas réellement malade, qu'il s'agissait d'un faux patient, et que je lui aurais fourni ce document par complaisance. Ce n’est absolument pas le cas : le faux patient a décrit une symptomatologie crédible et a reçu un traitement approprié. L'absence de retranscription de la téléconsultation aurait dû alerter l'Ordre des médecins sur ce procédé. Je n’avais aucun moyen de savoir que ce patient était un simulateur.
Le faux patient n’a d'ailleurs produit aucun document confirmant qu’il cherchait à obtenir un arrêt de travail sans être malade auprès de l’Ordre des médecins. La complaisance ou non n’aurait pu être prouvée que par la retranscription complète de l’échange. En l'absence de retranscription, le bénéfice du doute aurait dû m'être accordé, et ma bonne foi reconnue. On ne peut pas présumer d’une connivence entre deux personnes sur la seule base de la durée de leur échange. En agissant ainsi, l'Ordre ouvre la boîte de Pandore en autorisant l’utilisation de faux patients, sans retranscription des échanges, pour piéger des médecins. L’Ordre des médecins ne semble pas considérer la parole des confrères lorsqu'il n’existe pas de preuve contraire. Il m'était impossible de connaître les réelles intentions du patient.
Même en consultation visuelle ou en présentiel, il est toujours possible de simuler une gastro-entérite. Une consultation plus longue n’aurait pas permis d’éliminer la possibilité de simulation pour des pathologies aussi courantes et passagères. Le caractère complaisant de cet arrêt de travail n’est prouvé par aucun document à ma charge. Il s'agit d'une interprétation abusive et politique de l’Ordre des médecins, qui nuit gravement à l’avenir de la pratique médicale.
Il est également étonnant que l’Ordre des médecins n’ait pas pris en compte le fait que pendant la pandémie de Covid, les arrêts de travail étaient possibles sans consultation ni téléconsultation, simplement par une déclaration en ligne des patients sur des symptômes viraux qu’ils déclaraient eux-mêmes, même en l’absence de tests Covid. Pourquoi alors sanctionner si lourdement, après l'épidémie de Covid (date des audiences), la délivrance d’un arrêt de travail de 24 heures après une téléconsultation de 7 minutes, précédée par un questionnaire médical ? La délivrance d’arrêts de travail est un sujet polémique en France, et il fallait apparemment sacrifier quelqu'un pour l’exemple.
Les autres faits qui me sont reprochés sont également trompeurs.
1) Concernant la commercialisation de la santé, c’est le site allemand qui vendait ce service. Il n'y a aucun intérêt pour un médecin à vendre des arrêts de travail, d’autant plus que nous avons suffisamment de patients chaque jour. Facturer un arrêt de travail au tarif d'une véritable téléconsultation, soit 25 euros, ne présente aucun intérêt commercial. Notre société de téléconsultation n’avait aucun accord juridique avec ce site allemand pour favoriser la délivrance d’arrêts de travail, car cela n’aurait rien apporté à part des problèmes.
2) En ce qui concerne le manquement à la protection des données de santé du site DocteurSecu, un auditeur indépendant a prouvé que le site de téléconsultation était sécurisé conformément aux règlements en vigueur, mais l’Ordre des médecins n’a pas retenu les pièces justificatives fournies. Je reconnais que la sécurisation des données de santé est un sujet technique, qui peut être difficile à appréhender pour des médecins.
La seule erreur que je reconnais de ma part est qu'une téléconsultation par téléphone n'aurait pas dû donner lieu à une feuille de soins lorsque la visio n’a pas fonctionné. Il faut cependant savoir que la feuille de soins était générée automatiquement par le logiciel médical que j'utilisais. Je n’aurais pas dû l’envoyer au patient, mais il était 21h20 un dimanche soir, et j’ai peut-être manqué de lucidité à ce moment-là. À noter que la feuille de soins pour cette téléconsultation a été remplie à hauteur de 25 euros, sans application de la majoration de nuit ou de dimanche, ce qui montre que je n’avais aucune intention commerciale dans cette affaire.
Si l’on m’accuse d’avoir délivré un arrêt de travail de complaisance sans retranscription, cela signifie que l’Ordre des médecins part du principe que ce patient était un faux patient, et on ne peut donc pas me reprocher le risque de non-remboursement par la CPAM de cette téléconsultation. L’huissier n’a d’ailleurs jamais fourni de preuve de remboursement ou de non-
remboursement de cette téléconsultation, ni aucun échange avec la CPAM concernant cette feuille de soins. Cela s'explique aisément, car il savait que son patient était un faux patient, et il ne pouvait donc pas lui conseiller d'envoyer la feuille de soins à la CPAM. Cet acte médical est donc resté muet pour la CPAM par la seule volonté de ce faux patient, sous les conseils de cet huissier.
Cette condamnation est donc abusive : piéger un médecin avec un faux patient et le sanctionner sévèrement est injuste. Cette décision fera jurisprudence, et désormais, tout médecin pourra être poussé à commettre des actions sous la pression de faux patients, du simple fait qu’il a une obligation de moyens à laquelle il ne peut échapper. La peine est également disproportionnée : un an de suspension pour cela. Si l'on considère les jurisprudences concernant la prescription de faux certificats Covid ou les comportements inappropriés de confrères envers des patientes, ces cas ont été bien moins sévèrement condamnés.
Cette affaire pénalise un médecin et ses patients, tandis que fondateur du site allemand arrêt-maladie.fr continue quant à lui de délivrer ce service depuis plus de 4 ans en toute impunité.
Je pense pour ma part que la justice ordinale a manqué de jugement et de retenue, cédant uniquement à la pression médiatique entourant ce scandale. L’Ordre des médecins ne doit pas prendre des décisions à la hâte sous l’influence des médias.
Pour conclure : j'ai démontré tout au long de ma carrière mon engagement à soigner, en France et à l'étranger, souvent de manière bénévole. Je n’ai pas mis en avant mes engagements humanitaires pour me défendre, car je croyais en la justice ordinale. Je pensais que l’Ordre des médecins aurait pu analyser cette affaire avec plus de profondeur, de recul et de probité.
Je fais donc appel de cette décision auprès de la Cour de justice de la République, en espérant que les juristes seront plus attentifs à cette affaire.
Si mon droit de réponse suscite un débat, j'espère qu'il sera constructif."
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