"On risque d'aller droit dans le mur" : après les déserts médicaux, bientôt des déserts infirmiers ?

02/11/2023 Par Aveline Marques
Paramédicaux
En 2040, la France devrait compter au mieux 815 000 infirmières et au pire… 693 000. Livrant des projections inédites sur les effectifs de la profession, l'Ordre national des infirmiers (ONI) "tire la sonnette d'alarme". Face au vieillissement de la population et à l'augmentation du poids des pathologies chroniques, les besoins en soins infirmiers risquent de ne pas être pourvus. Pour "ne pas reproduire les erreurs du passé sur la démographie médicale", l'instance formule des propositions pour renforcer l'attractivité de la profession. 

 

504 000. C'est le nombre d'infirmières inscrites à l'Ordre au 1er septembre 2023*. Mais combien d'entre elles exerceront encore d'ici à 2040 ? Et surtout, seront-elles en nombre suffisant pour prendre en charge les besoins de soins croissants de la population ? Des questions auxquelles le Conseil national de l'Ordre infirmier (CNOI) a tenté de répondre afin, dit-il, "ne pas reproduire les erreurs du passé sur la démographie médicale".  

"C'est un travail de fond que mène l'Ordre, commente pour Egora Patrick Chamboredon, le président du CNOI. On tire la sonnette d'alarme car on voit que tous les pays de l'OCDE sont confrontés à un manque de soignants. On doit faire face au Papy boom, à l'augmentation du poids des pathologies chroniques, à l'apparition de nouvelles pathologies liées aux modes de vie, au vieillissement des soignants eux-mêmes et aux conséquences de la crise Covid." Alors que le manque de médecins prive déjà une partie de la population française de médecin traitant, le manque d'infirmiers risquerait de mettre davantage en danger encore "le pacte social", souligne-t-il. 

 

Reconversions 

S'appuyant sur les travaux d'Olivier Lacoste, géographe spécialiste des questions de santé, l'Ordre infirmier estime que la population infirmière comptera au mieux 815 000 professionnelles en 2040 et au pire… 693 000. Des projections "inédites" qui prennent en compte le taux d'attrition observé durant les années précédentes par l'ONI dans la profession (0,75%), c'est-à-dire le nombre d'infirmières qui arrêteront d'exercer d'ici l'âge légal de départ à la retraite du fait de reconversions, de retraites anticipées, etc. "On a pris pour référence l'âge de 62 ans, ce sera intéressant de voir l'impact sur cette base de l'entrée en vigueur de la réforme des retraites", relève Patrick Chamboredon. 

 

 

Autre grande variable : le taux d'obtention du diplôme. Si, comme en facultés de médecine, les capacités d'accueil en Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) ont été relevées année après année pour atteindre 38 162 admis en 2023-2024, le taux d'abandon en cours de cursus est très élevé, déplore l'Ordre. D'après une étude de la Drees, datée de mai 2023, il s'élèverait à presque 20%. Mais une autre étude du Cefiec**, association portant la voix des 331 Ifsi du territoire, dévoilée en février dernier, estime en réalité que seuls 60,8% des étudiants admis ressortent diplômés. 

D'où les deux scénarios, l'un optimiste, l'autre pessimiste, présentés le 20 octobre par l'ONI. En prenant en compte le taux d'attrition de 0,75% et un taux d'abandon en cours de formation -réduit- de 20%, la population infirmière augmenterait de 61,7% en 2040. En revanche, si l'on retient le taux d'abandon de 40%, la croissance des effectifs serait limitée à 37,5%. 

 

Dans le même temps, souligne l'Ordre, la population âgée de plus de 65 ans devrait être en hausse de 31%. Avec l'augmentation du nombre de malades chroniques, les besoins de soins infirmiers, eux, devraient s'accroître de 54%. "On voit bien que les personnes âgées veulent rester jusqu'au bout à leur domicile. Ce maintien à domicile est possible grâce à l'accompagnement des infirmières libérales, et également des Ssiad*** et de la HAD", souligne le président de l'ONI. 

Si ces données démographiques sont prévisibles, d'autres changements sont en revanche beaucoup plus difficiles à anticiper : l'évolution des prises en charge médicales, l'impact de l'intelligence artificielle… et le bouleversement de la relation au travail, qui comme dans le reste de la société, semble s'être accentué depuis la crise du Covid. "Les jeunes générations changent plus facilement de postes et de profession, relève Patrick Chamboredon. Ils se distinguent des anciens qui ne comptaient pas leurs heures. Il n'y a pas de télétravail possible pour les IDE, mais on voit qu'ils demandent des horaires décalés, à travailler tel jour et pas tel autre. Et on observe qu'elles hésitent moins à démissionner quand les conditions de travail ne leur conviennent pas, observe Patrick Chamboredon. Le statut de fonctionnaire, le CDI, ne semblent plus suffire à garder les gens en poste." 

 

 

Alors, pour ne pas "aller droit dans le mur", l'Ordre infirmier formule des propositions visant à soutenir la démographie infirmière. Saluant l'annonce par la Première ministre Elisabeth Borne en avril dernier d'ouvrir 2 000 places supplémentaires en Ifsi, le président de l'ONI appelle à aller plus loin en déterminant le nombre de places non plus en fonction des capacités de formation, mais en fonction des besoins de la population. "En réalité, on est sur un numerus apertus car on ne peut pas pousser les murs. Il va peut-être falloir ouvrir de nouveaux Ifsi", estime Patrick Chamboredon. 

 

Montée en compétence 

L'Ordre plaide par ailleurs pour la mise en place, comme en fac de médecine, d'un tutorat pour limiter le phénomène d'abandon en cours de formation et accompagner les premières années d'exercice. "Le métier d'infirmier est parfois très dur ; il s'agit de mieux accompagner les vocations, et ne plus laisser les étudiants en soins infirmiers démunis face à des situations humaines qui peuvent être compliquées", explique l'Ordre. 

Enfin, afin de renforcer l'attractivité de la profession et maintenir les diplômés en activité, l'instance plaide pour l'instauration de ratios soignants/soignés qui préserveront les conditions d'exercice, pour la construction de "vrais parcours de carrière" via notamment la poursuite d'un cursus en sciences infirmières (des doctorats existent à l'étranger), pour la création d'une filière infirmière dédiée à la prévention et à la santé publique.  

 

 

Mais le défi majeur reste la montée en compétences de l'ensemble de la profession. Des travaux ont été entamés ces derniers mois pour revoir les décrets d'actes, de compétences et de formation infirmiers. "La réforme va sans doute consister à passer d'un décret d'actes à un décret de missions pour donner plus de latitude à l'ensemble de la profession comme on a commencé à le faire avec la vaccination [les infirmières peuvent prescrire l'ensemble des vaccins depuis août dernier, NDLR]. L'infirmier référent, statut validé par le Sénat dans la PPL Valletoux, doit avoir des missions plus larges autour de la patientèle qu'il va prendre en charge. Il devrait pouvoir renouveler certains traitements, adapter les posologies, prescrire certaines analyses… Comme on le fait déjà, en réalité, en ville et à l'hôpital", soutient Patrick Chamboredon. 

Le but n'est pas "de joueur au Docteur", défend le président de l'Ordre infirmier, mais bien de répondre aux besoins de la population dans les prochaines années, alors que la démographie médicale va continuer à s'effondrer. "Il faut faire tous ensemble, pas les uns contre les autres." 

 

*Bien loin du nombre pris en compte par la Drees, 630 000. L'ONI, en plein processus électoral, assure disposer de bases fiables et à jour. 
**Cefiec : Comité d'entente des formations infirmières et cadres 
***Ssiad : Services de soins infirmiers à domicile 

 

 

Quand le Québec drague les étudiants infirmiers français 

L'Université de Montréal annonce la mise en place de bourses, à la rentrée d'hiver prochaine (le 8 janvier 2024), pour les étudiants internationaux qui intégreront le programme de baccalauréat en sciences infirmières, l'équivalent de notre licence. "Les étudiantes et étudiants français qui bénéficieront de cette bourse paieront des frais de scolarité autour de 2 000 dollars par trimestre [1 357 euros, NDLR] plutôt que 5 100 dollars, soit une économie de plus de 3 000 dollars", souligne le communiqué diffusé le 30 octobre. Le Québec est l'une des destinations privilégiées des expatriés français. A l'heure actuelle, un tiers des étudiants internationaux de l'université de Montréal sont français, souligne l'institution. "La profession d’infirmier et d’infirmière clinicienne au Québec offre de nombreuses occasions d’emploi, explique Sylvie Dubois, doyenne de la faculté de sciences infirmières de l'Université de Montréal. C’est une des raisons qui poussent les jeunes bacheliers français à venir étudier au Canada, et en premier lieu à l’Université de Montréal. Certains envisagent d’immigrer à la fin de leurs études, d’autres, attirés par le haut niveau de rémunération des infirmiers au Québec, travaillent sur place seulement quelques années après leur diplôme. Les jeunes Français sont aussi attirés par la qualité de nos enseignements, nos moyens techniques et la possibilité de travailler pendant les études." Les inscriptions sont ouvertes jusqu'au 15 novembre 2023. 
1 débatteur en ligne1 en ligne
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2,8 k points
Débatteur Passionné
Médecine générale
il y a 2 ans
"Désertification" signifie extension d'un désert dont on préfère supposer le mécanisme inexorable et trop complexe (comme en géo-climatologie) - pour pouvoir supposer que de "simples citoyens" puissent mieux y comprendre que les "hauts décideurs" de la pyramide démocratique - - et pour que ces derniers s'obligent à tenter d' y porter quelque remède, ce qui, au passage, permet aux commentateurs du "désert en marche" de dédouaner leur bonne conscience de victimes de tout soupçon de responsabilité personnelle et de culpabilité collective dans le phénomène apocalyptique qui s'étend . Mais si, au lieu de parler de "désertification" nos médias et nos "politiques" (juridiquement et réellement irresponsables) osaient enfin parler honnêtement de DESERTION, il deviendrait immédiatement très clair pour tous, et en particulier pour les usagers de soin-citoyens-électeurs que cette dernière procède d'une DECISION claire, durable, consciente et mûrement réfléchie des professionnels ou prétendants à la profession de soignant. Et si donc DECISION il y a, des propositions précises pourraient encore être avancées vers ces nouveaux "décideurs d'en-bas" après avoir écouté toutes les critiques qui les ont conduits à quitter le "système", dont la première est clairement son caractère monopolistique qui interdit toute évolution intelligente et souple qui aurait permis d'adapter son fonctionnement aux nouvelles exigences sanitaires, techniques et démographiques qu'implique un exercice LIBERAL. Les Professionnels de terrain sont , depuis toujours, plus à même d'aménager leurs conditions techniques, matérielles, financières et éthiques que des technocrates, non professionnels par définition . La centralisation monopolistique du pouvoir de décision dans tous ces domaines de l'exercice professionnel de terrain HUMAIN, directement héritée de l'ancien régime, aura été le facteur déterminant du déclin de son humanité. Même les politologues les plus anciens ont su s'adapter aux nouveaux paramètres du XXIième siècle et affirment clairement (certes depuis peu dans le raffut des grands médias aux abois) que la "verticalité" des structures décisionnelles doit désormais céder la place à une "horizontalité" concertée (cf: citation de Bertrand BADIE hier-soir dans l'émission "c'est ce soir") . Notre système de soins, comme la plupart des "systèmes" d'interaction politiques actuels, n'est malade que de la verticalité du monopole . Nous n'attendons plus, depuis longtemps déjà, de "bonnes idées" de la part des "hauts" décideurs technocratiques dont l'incompétence est désormais manifestement avérée après 50 années de lent déclin; Nous autres professionnels de terrain en avons suffisamment en réserve, et nous n'attendons plus que l'heure de l' abandon par ces usurpateurs des fonctions non régaliennes du soin aux personnes pour prendre en mains notre avenir et celui de nos patients . Reste à estimer quel sera le coût sanitaire et humain qu'aura généré l'inertie de nos technocrasseuses et démocrasseuses pyramides décisionnelles.
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161 points
Incontournable
Médecins (CNOM)
il y a 2 ans
Quand il n'y aura plus de soignants, les gens devront se soigner tout seul et le trou de la sécurité sera enfin comblé. Comme ils se rateront, idem pour le déficit des caisses de retraite... Pas besoin de faire l'ENA pour comprendre cela. Et pour faire passer la pilule, il y a le diviser pour régner, entre nous, pharmaciens, médecins gé ou spé, IDE, kinés, sage-femmes et bientôt aide-soignants. Tout le monde le sait et tout le monde s'en fou. Signé un MG désabusé
il y a 2 ans
Augmenter le numérus clausus quand les écoles ne font pas le plein c'est effectivement descendre le niveau de recrutement. Augmenter le nombre d'étudiants sans se préoccuper de la capacité d'accueil en stage : c'est arriver à des situations de refus d'accueil de la part des terrains de stage, car ils n'ont pas assez de professionnelles pour encadrer ou arriver à un nombre d'étudiants supérieur à celui des professionnelles, cela fait courir un risque aux patients par manque d'encadrement.
 
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