Violences sexuelles en médecine : les externes, des proies faciles

26/04/2019 Par Yvan Pandelé
Dans le cadre de leur thèse de médecine, deux internes de Paris Diderot se sont penchées sur les violences sexuelles au cours des études. De leur travail en commun, il ressort que 30 % des carabins ont déjà été confrontés à des situations de harcèlement ou de violence sexuelle au cours de leur externat. Entretien avec le Dr Malyza Mohamed Ali, une des deux autrices.

  L'enquête se fonde sur quatre situations à l'hôpital, résumées en dessin. Dans la première, un ex-interne demande à son externe s'il peut être "son rencard" lors du pot de fin de stage. C'est la situation "drague", légère et anodine, qui sert de contrôle. Les trois autres peuvent en revanche tomber sous le coup de la loi : une proposition graveleuse et répétée d'un chef de service ("harcèlement sexuel"), un sénior au bloc qui se frotte au fessier de l'interne ("agression sexuelle"), une série de remarques égrillardes adressées de façon récurrente ("harcèlement sexuel"). Ces quatre planches, dessinées pour l'occasion, ont permis d'évaluer la prévalence des situations de violence sexuelle dans les études de médecine. Un total de 2801 carabins ont répondu à l'enquête, soit 30 % des externes d'Île-de-France, de la DFGSM3 (ex-D1) à la DFASM3 (ex-D4). Avec un résultat à la clé : 30 % des répondants estiment avoir déjà vécu une situation proche de l'agression ou du harcèlement sexuel. En fin de second cycle, cette proportion s'élève même à 45 %, dont 15 % des hommes et 62 % des femmes.

"Harcèlement sexuel au staff" : une des trois situations de violence sexuelle putative présentées lors de l'enquête. Thomas Mathieu, tous droits réservés.

  Egora.fr : Comment vous est venue l'idée de faire votre thèse sur les violences sexuelles ? Malyza Mohamed Ali : C'est un sujet qui nous a été proposé par la fac : nos directeurs de thèse, Martin Coutellier et Cécile Cousyn, travaillaient déjà sur le sujets car ils reçoivent des étudiants victimes de violence sexuelle. Initialement, je ne connaissais pas du tout l'ampleur du phénomène. Même les définitions juridiques, je les ai apprises à cette occasion. Or, il faut faire très attention aux termes qu'on utilise : les définitions juridique permet d'éviter de tomber tout de suite dans le subjectif.   En quoi a consisté votre travail ? Nous avons demandé aux étudiants s'ils avaient déjà vécu une situation de violence sexuelle [agression sexuelle ou harcèlement sexuel, NDLR] analogue à celles présentées dans les dessins. Et on leur demandait ensuite s'ils pensaient que la situation présentée était répréhensible ou illégale. Line Zou Al Guyna s'est intéressée à la prévalence et je me suis penchée sur la reconnaissance du caractère répréhensible des violences.   Pourquoi avoir opté pour des situations en dessin ? C'était d'abord une question pratique, parce que les étudiants en médecine sont bombardés de questionnaires en permanence. Par ailleurs, quand on demande à quelqu'un s'il a été victime de harcèlement sexuel, il y a un risque de minorer ou majorer, selon la formulation. En mettant des images, on se donnait les moyens d'avoir des réponses plus neutres.   D'après vos résultats, 30 % des externes ont déjà subi des situations de violence sexuelle. C'est une surprise ? Oui et non. C'est quand même assez cohérent avec l'ensemble de la littérature. Il y a une prévalence élevée des violences sexuelles en médecine partout dans le monde.   L'analyse suggère que les stages aux urgences ou en chirurgie sont propices à ce genre d'expériences. Oui en effet. C'est très bien démontré dans la littérature internationale. Mais c'est biaisé dans notre étude parce que sur les deux situations de harcèlement présentées, l'une a l'air de se passer au bloc. Donc on ne peut pas faire de lien formel dans notre cas.

"Harcèlement sexuel en salle de radio" : une des trois situations de violence sexuelle putative présentées lors de l'enquête. Thomas Mathieu, tous droits réservés.

  Au total, seuls 21 % des externes interrogés ont jugé illégales les situations évoquant des violences sexuelles. Identifier des situations de harcèlement sexuel fait appel à des connaissances juridiques pas si répandues que ça. La sensibilisation des étudiants commence juste : la plupart des étudiants n'ont jamais reçu de formation sur les violences sexuelles. A Paris Diderot, par exemple, il y a des affiches pour expliquer que tel ou tel comportement est illégal, mais c’est récent. Or le fait d’être informé enlève une part d'incertitude : "est-ce que c'est moi qui suis susceptible ?", "est-ce que je me fais des idées ?", etc. Ça ne résout pas le vécu mais on peut se dire que oui, c’est illégal.   D'autres résultats vous ont marquée ? Nous demandions aussi aux répondants d'apprécier si une situation donnée était "drôle" ou "pas drôle". Il nous semblait que ce serait très clair pour eux mais d'après leurs retours ils ont trouvé difficile de se prononcer sur ce point. En fin de compte, l'immense majorité des répondants trouvaient les situations de violence sexuelle "pas drôles", alors qu'ils avaient plus de mal à identifier leur illégalité.

"Agression sexuelle au bloc" : une des trois situations de violence sexuelle putative présentée lors de l'enquête. Thomas Mathieu, tous droits réservés.

  On vous a reproché d'avoir intitulé l'enquête "esprit carabin" On voulait surtout qu'elle ne s'intitule pas "harcèlement" ! Alors on a choisi de mettre "esprit carabin" parce que c'est leur vie de tous les jours. Mais ce n'était pas du tout une tentative pour démontrer un lien entre culture carabine et harcèlement. C'est intéressant de voir que parmi les étudiants, certains nous on dit "merci de dénoncer l'esprit carabin" tandis que d'autres disaient exactement l'inverse : "merci de ne pas associer les deux".   Pensez-vous que les violences sexuelles soient une source de souffrance importante chez les carabins ? C'est une bonne question ! Aux États-Unis, les étudiants en médecine remplissent un questionnaire en fin d'année pour se prononcer sur l'ensemble des violences dont ils peuvent avoir été victimes, et pas seulement sur le plan sexuel : harcèlement moral, racisme, précarité économique... Nous avons ciblé les violences sexuelles parce que c'est déjà un travail important, mais j'incline à penser qu'il serait plus pertinent de se pencher sur l'ensemble de l'environnement de travail.

Autrement dit, on comprend mieux le harcèlement sexuel comme un continuum ? Oui je pense que les difficultés que rencontrent les externes sont intriquées et qu'il est difficile de les séparer les unes des autres, du point de vue du vécu et peut-être aussi des causes. J'ai du mal à imaginer que les harceleurs sexuels soient des pervers isolés ou de grands méchants, mais plutôt que tout cela s'insère dans un environnement où les gens sont capables de vous parler comme des chiens, de vous demander de faire n'importe quoi, etc. La violence sexuelle est liée à la violence morale. Tout simplement parce que les externes sont sous-estimés et faciles à embêter !   Source : Violences sexuelles au cours des études de médecine : Enquête de prévalence chez les externes d’Ile-de-France. Thèse de médecine du Dr Line Zou Al Guyna, 23 octobre 2018.

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Frederic Limier

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