
Trop de médecins en 2040 ? L'Ordre démêle le vrai du faux
Après deux décennies de pénurie, risque-t-on d'avoir trop de médecins en 2040 ? La question, posée dès janvier dernier par Egora et reprise par le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l'Ordre des médecins dans le dernier atlas démographique, a fait ces dernières semaines le tour des médias... devenant progressivement une affirmation. Dans une interview accordée à Egora, le conseiller ordinal en charge de la démographie médicale déplore une déformation de ses propos, tout en affirmant la nécessité de mieux définir le nombre de médecins à former pour ne pas reproduire les erreurs du passé.

Egora : "Y aura-t-il trop de médecins en 2040 ?" Cette phrase, que vous auriez prononcée, a fait le tour des médias. D'où vient cette interrogation ?
Jean-Marcel Mourgues : Tout cela est parti d'une fake news, ou plus précisément d'un titre de presse qui ne reflétait pas le contenu de mes échanges avec la journaliste… Cette année, l'Atlas de la démographie est sorti assez tôt, au mois de mars. Une journaliste que je connais bien m'appelle quelques jours plus tard. Nous discutons et nous faisons le tour des données du rapport. Puis au cours de la conversation, je lui dis que cette année, nous avons fait dans l'Atlas un exercice de projection pour les 15 ans à venir. Il nous paraissait important de réaliser cet exercice qui n'avait encore jamais figuré dans le rapport. J'estime qu'il est légitime de se poser la question, mais on déplore qu'il n'y ait pas de méthodologie suffisamment robuste pour savoir combien de médecins il convient de former.
"Nous croyons qu'il faut se poser la question"
On a un peu l'impression que c'est une stratégie au doigt mouillé. Certains disent qu'il faut en former toujours davantage. Or, dans les prochaines années le nombre de départs à la retraite va aller en diminuant, puisque nous allons purger les années du numerus clausus (années 80 et 90) où le nombre d'étudiants n'a eu de cesse que de baisser. Et on aura beaucoup de jeunes médecins qui arriveront. Donc nous croyons qu'il faut peut-être se poser la question.
Nous ne disons pas qu'il y aura trop de médecins, mais il s'agirait d'avoir vraiment une méthodologie suffisamment robuste pour qu'on ne nous fasse pas le reproche, dans 20 ans, d'avoir formé trop de médecins sans aucune réflexion, et sans savoir si cela correspondait aux justes attentes du pays.
A la veille du week-end de Pâques, je découvre l'article de la journaliste avec laquelle j'avais échangé et je découvre le titre disant dans l'idée que l'Ordre craignait d'avoir trop de médecins en 2040. Je me doute que ça n'est pas la journaliste, que je connais bien, qui a écrit ce titre. L'inconvénient mais c'est que je n'avais pas dit cela, mais l'avantage a été que cela a mis les projecteurs sur un vrai sujet.

Quel était votre propos alors ?
Nous disons simplement : donnons-nous une méthode pour définir le nombre de médecins à former. Nous sommes tous d'accord pour dire qu'il y a un réel problème actuel d'accès aux soins, avec des inégalités territoriales importantes. Telle est la photographie de 2025.
Nous entendons des discours, y compris celui d'un Premier ministre en 2024 -Gabriel Attal, pour ne pas le citer- qui disait qu'il faudrait former 16 000 médecins par an. Si les choses étaient ainsi faites, il arriverait en 2040 16 000 nouveaux médecins par an et il en partirait 3 500, qui correspondent au numerus clausus en 1993.
Donc, 16 000-3 500, ça fait 12 500. Cela ferait 50 000 en quatre ans. Cela voudrait dire que l'on augmenterait de façon massive le nombre de médecins sur une période très courte. Tout cela signifie que le nombre de médecins à former doit être réfléchi selon au moins quatre critères principaux. C'est le discours de la méthode. Il s'agit d'être cartésien.
Quels sont ces critères ?
Le premier est d'évaluer les besoins en santé du pays et la démographie de la France. Les besoins en santé du pays, à savoir le soin et la prévention, sont principalement du ressort du médecin. Sachant qu'il faut davantage porter l'accent sur la prévention. L'évolution de la population en France est le deuxième bras de ce premier axe.
Contrairement aux 50 dernières années, où la population en France a fortement augmenté, elle a commencé graduellement à vieillir. Toute la génération née après la Seconde Guerre mondiale rentre au fil des années en âge d'avoir des soins réguliers. Et la population française ne va plus augmenter. Le scénario de la croissance de la population est régulièrement révisé à la baisse. Le phénomène de dénatalité n'avait pas été anticipé dans une telle ampleur. D'ici à deux ans, il commencera à y avoir plus de décès que de naissances en France.
Le deuxième axe est d'évaluer le besoin de médecins dans le contexte de l'interprofessionnalité. Il y a depuis 20 ans un mouvement qui interroge et pour lequel il y a beaucoup de débats, sur les délégations de tâches, le transfert de compétences et la place du médecin dans le parcours de soins. L'Ordre demande à ce qu'on ait une vision du parcours de soins coordonné par le médecin. Pour autant, on a plutôt mis l'accent dans les propositions de loi ces derniers temps sur un accès direct et sur la révision du champ de compétences des autres professionnels de santé que les médecins. Donc ça interroge sur les besoins en médecins .
Le troisième axe doit s'interroger sur l'apport des nouvelles technologies dans l'exercice médical : le numérique, la télémédecine et l'intelligence artificielle. Est-ce que cela va augmenter le service rendu par le médecin mais avec un effet neutre sur son temps et sa disponibilité ? Ou est-ce qu'au contraire cela va engendrer des gains massifs en disponibilité du temps médical ? C'est une vraie question.
Le quatrième critère à prendre en compte est l'évolution du temps de travail du médecin dans les prochaines décennies. Dans quelle proportion y a-t-il une diminution du temps de travail, notamment liée aux soins du médecin ? La réponse n'est certainement pas dans des proportions qui ont pu être colportées disant que dorénavant il faut 2,3 ou 2,5 médecins pour en remplacer un...
Il y a aussi l'évolution pour les médecins des différents des modes d'exercice. Il y a une augmentation progressive du salariat aux dépens du libéral. Je ne veux surtout pas dire que les salariés ne travaillent pas. Mais un médecin ne pourra pas travailler 50 heures s'il a un contrat qui dit 35 ou 40. L'exercice salarié en France est dorénavant le premier exercice, avant le libéral.
Que faire sur cette base ?
Nous souhaitons donc qu'il y ait des travaux partenariaux de nature scientifique qui prennent en compte ces différentes variables. En les modélisant, il sera possible de préconiser quelles seront les nécessités de formation des médecins pour demain. Nous ne pourrons pas être accusés de ne pas avoir mené le débat en temps et en heure, pour ne pas reproduire les errements passés où dans les années 80, 90, on a pu dire qu'on avait formé trop de médecins. Il s'agissait à l'époque d'une espèce de pensée unique. On incitait alors les médecins libéraux à prendre leur retraite dès 56 ans. On a vu 20 ou 30 ans plus tard les ravages de cette pensée.
Nous demandons donc de la méthode. On n'a jamais eu autant de données avec l'open data. On n'a jamais eu autant de puissance de calcul. On n'a jamais été aussi nombreux à être dépositaires de données. Si, à l'issue de ces travaux, on estime qu'on est dans le juste tempo, dont acte.
"Il n'y a pas de définition scientifique du désert médical"
Qui devrait entreprendre ce travail ? L'Ordre des médecins ?
Oui, mais pas seul. Personne n'a l'entièreté des données. Il faudrait une impulsion entre les pouvoirs publics. Cela pousserait à donner des perspectives et à avoir une vision de l'évolution du système de santé.
Cela pousserait aussi à sortir les uns et les autres de leurs retranchements, y compris pour la place du médecin dans un système de santé qui a été -il faut le dire sans jugement de valeur- très médico-centré jusqu'à présent.
Ça n'est pas entendable que l'on puisse donner des affirmations au doigt mouillé. Je peux citer en exemple la rengaine selon laquelle 87% de la population vit dans un désert médical. Cette affirmation est colportée depuis l'automne 2022 sans en donner la source. Agnès Firmin-Le Bodo avait lancé ça. Cela signifie que les pouvoirs publics répandent un rumeur, telle une invariable, sans jamais citer la source, comme un mantra depuis 2 ans et demi. Et d'ailleurs il n'y a pas de définition scientifique du désert médical.
Le sénateur Philippe Mouiller défend une proposition de loi destinée à améliorer l'accès aux soins, et dont les deux premiers articles appellent à redonner la main aux territoires pour quantifier leurs besoins de santé. Qu'en pensez-vous ?
Ça me paraît une très bonne initiative. Effectivement, il faut appeler à un travail commun partenarial, sans hégémonie d'experts ni de sachants. Mettons-nous autour d'une table rapidement pour définir ce qu'est un désert médical. C'est devenu un lieu commun tombé dans le discours public alors même qu'il n'y a jamais eu la moindre définition scientifique portée. Une fois qu'on a dit ça, il faut être constructif puisqu'améliorer l'accès aux soins est une réalité qui s'impose à nous. C'est une urgence.
Donc il y a un travail présent à faire sur l'identification des déserts médicaux à l'échelle de chaque zone. La France n'est pas homogène et ses besoins de santé sont très contrastés. Vous avez par exemple la Creuse qui compte près de 40% de plus de 60 ans et la Seine-Saint-Denis qui n'en a que 16%. Ça ne signifie pas qu'en Seine-Saint-Denis tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes, c'est évident. Donc effectivement cette dimension proche des territoires est essentielle pour faire du sur mesure et pas du prêt-à-porter.
La sélection de la rédaction
Le report des revalorisations tarifaires du 1er juillet est-il une rupture du pacte conventionnel?