Miguel Shema (crédit : Chloé Vollmer)
"On maltraite les patients étrangers qui ne parlent pas français" : étudiant en médecine, il met au jour les discriminations du système de santé
La médecine soigne-t-elle vraiment tout le monde de la manière ? C'est cette question que Miguel Shema, 26 ans, décortique dans son essai La Santé est Politique, paru en mars aux Editions Belfond. Femmes, personnes racisées, allophones, trans… L'étudiant en cinquième année de médecine en Roumanie, créateur du compte Instagram "Santé & Politique" où il pointe déjà depuis plusieurs années les discriminations en santé, se penche dans ce livre sur les personnes que la médecine oublie, "maltraite, mutile, voire tue". Egora l'a interviewé.
Miguel Shema (crédit : Chloé Vollmer)
Egora : Dans La Santé est politique, vous vous penchez sur ceux que la médecine "laisse de côté". D'où est née l'idée de ce livre ?
Miguel Shema : Le livre a été une commande. Mon éditrice lisait mes articles, et elle m'a dit ça serait intéressant d'en faire livre. Au fond de moi, la question me travaillait depuis longtemps déjà, car force est de constater que la réflexion sur les rapports de domination en santé est un peu à la marge du champ, alors même que de nombreux chercheurs en sciences sociales, mais aussi des soignants, parlent de la question depuis des décennies.
C'est avec eux aussi que j'ai écrit ce livre. C'est en les lisant et en voyant que le système de santé reste hermétique à toutes ces questions-là que je me suis dit : "Comment c'est possible qu'on ne cesse de croire que le regard du clinicien est neutre ?" Ça a été mon constat à partir de la création du compte Instagram "Santé & politique" [il y a près de 5 ans, ndlr] jusqu'à l'écriture de ce livre. On pense que le regard du clinicien est neutre, qu'il suffit de prêter le serment d'Hippocrate pour soigner tout le monde de la même manière… Mais, comme le dit la sociologue Marguerite Cognet, il y a deux champs dans le monde où les inégalités sont peu abordées : c'est l'éducation et le champ médical.
Il y a, en effet, une croyance que, parce qu'on se dévoue, qu'on donne tout, que les études de médecine sont longues, et qu'on a la volonté de bien faire, alors on fait [forcément] bien les choses. Mais non, le monde médical est inscrit dans le monde social et est donc traversé par les systèmes de domination qu'on trouve ailleurs.
Vous expliquez dans votre livre qu'il vous "a fallu beaucoup de temps pour [vous] poser toutes ces questions" sur les inégalités de traitement en médecine. Quand avez-vous pris conscience de leur existence ? Y a-t-il eu un déclic ?
Il y a eu deux moments de bascule J'étais contributeur au Bondy Blog [média en ligne, crée pour donner la parole aux quartiers populaires], je lisais les sciences sociales et je m'intéressais, pour des raisons personnelles, au racisme, à l'homophobie…
Le premier moment de bascule a commencé par la lecture de mon cours en santé publique quand j'étais en Paces en France. Il y était question des patients dont la prise en charge de la douleur est compliquée : patients mutiques, enfants, personnes très âgées, ne pouvant pas communiquer… Quelques jours après, j'ai lu un article du média Clique abordant la notion du "syndrome méditerranéen", et je suis un peu tombé des nues en me disant : "Comment c'est possible que ce soit un article de presse qui m'informe et me forme sur les biais que je vais rencontrer au cours de mon parcours ? Pourquoi ce n'est pas mon cours de santé publique qui en parle ?"
Le deuxième moment de bascule a été le Covid où on a cessé d'entendre soit des discours moralisateurs, soit des discours doloristes qui laissaient croire que l'expérience du confinement et de la pandémie était une expérience nationale commune partagée. Et ce alors même qu'il y avait des inégalités profondes dans les populations touchées par le Covid, celles ayant accès à la vaccination…
Pourquoi cela vous a-t-il tant marqué ?
On entendait partout que les gens étaient responsables de leur santé et donc responsables d'avoir les bonnes pratiques, de se confiner, de se vacciner… Les sciences sociales montrent pourtant depuis des décennies que les gens ne sont pas responsables de leur santé. Les pratiques de santé, le recours ou non aux soins sont socialement produits et inscrits dans les habitus, les modes de vie, les conditions matérielles d'existence.
Donc, quand on entendait que les Antillais ne se vaccinaient pas parce qu'ils croyaient aux vaudous, qu'ils préféraient boire du rhum plutôt que prendre soin de leur santé… C'était un discours, d'une part, profondément raciste et culturaliste et, d'autre part, qui faisait l'économie de l'histoire de ces territoires. Si on veut comprendre la faible vaccination aux Antilles, il faut s'intéresser à l'histoire coloniale française et aussi à l'épidémie du chlordécone, un pesticide qui était utilisé pour la culture des bananeraies aux Antilles - mais interdit en France métropolitaine. Il a engendré des maladies. Les Antilles sont le lieu avec le plus haut taux de cancer de la prostate et le plus grand taux de mortalité. Si on veut comprendre le rapport à la santé et à l'État, il faut l'inscrire dans l'histoire.
Comment c'est possible qu'on ait ce genre de discours, et qu'on ait encore des soignants qui parlent de responsabilité ? Comment ça se fait qu'on a pas appris de toutes les luttes minoritaires face à une pandémie ? Je pense [notamment] aux luttes contre le VIH/Sida. Les organisations, les associations comme Aides ou Act up n'ont cessé de dire qu'une maladie est une question politique.
Le système français a du mal à comprendre qu'il ne suffit pas de la carte Vitale pour que tout soit réglé
Vous présentez justement ce livre comme un "document ressource", notamment pour les étudiants en médecine. Ces sujets ne sont pas assez abordés lors de la formation ?
Je ne crois pas, même s'il y a des évolutions. Je pense [notamment] à un DU universitaire qui s'appelle "Santé sexuelle pour tous•tes" qui est à la Sorbonne depuis deux ou trois ans maintenant. Il y a aussi une formation en sixième année, toujours à la Sorbonne, faite par Racky Ka-Sy et Priscille Sauvegrain sur le racisme en santé.
En attendant, je pense que ces questions sont à la marge du champ médical et ne sont pas abordées pour deux raisons. D'une part, le système français a du mal à comprendre qu'il ne suffit pas de la carte Vitale pour que tout soit réglé et il y a, d'autre part, une méconnaissance de ce que sont les systèmes de domination. On pense souvent que c'est de l'ordre de la volonté : que les gens racistes sont consciemment racistes, que ceux sexistes le sont consciemment… On a une image biaisée de ce qu'est un système de domination, les pratiques racistes, les biais, l'inconscient… Les gens pensent que ne s'exprimera dans leur pratique que ce en quoi ils croient ou pensent consciemment.
Dans ce livre, j'ai donc essayé de convoquer tout ce que j'ai pu trouver. C'était aussi beaucoup d'heures de lectures. Je ne suis pas le premier, mais je voulais rendre accessibles, les vulgariser, convoquer différents chercheurs, et aussi prendre des exemples que j'ai observés dans ma pratique et essayer de les penser avec ces recherches.
Dans cet essai, vous revenez sur la prise en charge des patients racisés, et vous penchez sur le "syndrome méditerranéen". Vous expliquez que cette notion, bien que raciste, est encore ancrée dans la pratique des soignants. Comment l'expliquez-vous ?
J'ai dû mal à me l'expliquer. Mais si je dois donner une raison, c'est qu'il y a un culturalisme assez présent dans le monde médical d'essayer d'expliquer les inquiétudes de certaines catégories de patients, leurs expressions ou leurs pratiques à travers une culture présupposée. L'exagération de la douleur ou la théâtralité que l'on prête aux personnes maghrébines, et la résistance à la douleur pour les personnes noires, ce sont les discours que l'on retrouvait à l'époque coloniale et qui ne font que se réactualiser. Si certains soignants les mobilisent encore, c'est tout simplement parce qu'ils sont le produit de l'histoire et qu'ils ne font que répéter ce qu'ils ont entendu ailleurs.
Or, ça fait longtemps qu'on critique le "syndrome méditerranéen". Je me rappelle être tombé sur un magnifique texte de Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonialiste, qui s'appelle le "syndrome nord-africain", qui critiquait cette croyance qu'on retrouve chez les soignants selon laquelle les personnes maghrébines exagéreraient leur douleur. Abdelmalek Sayad, un très grand sociologue de l'immigration, a écrit un beau livre qui s'appelle La double absence, dans lequel il critiquait notamment la sinistrose. Il y avait différentes entités nosologiques qui faisaient référence à l’exagération de la douleur des patients maghrébins ; sinistrose, "syndrome nord-africain", "syndrome méditerranéen".
Les critiques ne sont pas nouvelles donc si des soignants les utilisent ou les mobilisent, c'est parce qu'il n'y a pas de place dans les études de médecine à la réflexion sociologique, sur comment la pratique, les réflexes de chacun sont le produit d'une histoire. Pour ma part, si pour des raisons biographiques et personnelles, je n'étais pas tombé sur les sciences sociales, je suis pas certain que j'aurais résisté à certains clichés. C'est précisément parce que je suis tombé sur des chercheurs qui m'ont fait voir les choses de manière différente que j'ai pu analyser les exemples que je relate dans le livre. Ce livre n'est pas tellement une critique des soignants en tant que tel, mais de comment on produit les soignants.
On ne fait que maltraiter les patients étrangers qui ne parlent pas français
Les soignants doivent donc être amenés à mieux analyser leur pratique, la manière dont ils se sont construits…
Une médecine égalitaire ne peut pas faire l'économie d'une analyse sociologique de sa pratique. Il ne suffit pas de vouloir, de prêter serment pour neutraliser des phénomènes qui nous dépassent.
Par exemple, la chose qui me choque le plus, c'est la faible utilisation de l'interprétariat, qui est un système de mise en relation avec un interprète pendant une consultation. C'est vertigineux de voir à quel point il y a des patients avec lesquels les soignants ne parlent pas et alors même que les hôpitaux parisiens, pour la plupart, ont un partenariat avec ISM Interprétariat [premier organisme d’interprétariat en milieu médico-social en France, créé en 1970]. Un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales de 2019 a fait le constat qu'en France, il y a un véritable retard sur l'utilisation de l'interprétariat. On ne fait que maltraiter les patients étrangers qui ne parlent pas français.
Pourquoi les médecins n'ont pas recours à ce service ?
Puiseurs choses entrent en jeu. La première, ce sont les conditions de travail, qui obligent à la rapidité et produisent de la maltraitance. Je ne les ai pas développées dans le livre car je pense que l'on met trop souvent les dominations sur le compte des conditions de travail.
Il y a aussi un racisme inconscient face à des personnes qui ne parlent pas français, qui sont étrangères. La thèse de Julian Mezraani [médecin], soutenue l'année dernière, le montre totalement : il a fait des entretiens avec des patients allophones qui souffraient de maladie chronique [et il explique] qu'il y a des patients à qui certains médecins disent "il faut mieux apprendre le français" ou "je ne vous fais pas cet examen, si vous ne le demandez pas en français"… Il y a des patients qui ont dû payer de leur poche leur interprète.
La formation des soignants est aussi en cause. La Haute Autorité de santé dit depuis longtemps que la seule manière éthique d'avoir une consultation avec des patients allophones, c'est l'utilisation d'un interprétariat professionnel. Le recours à des proches n'est pas du tout conseillé. D'une part, tout le monde n'a pas envie d'avoir ses proches en consultation et, d'autre part, ils n'ont pas forcément un niveau de langue en français et dans leur langue natale suffisant pour traduire du langage médical. Mais ça, on nous le dit trop peu. Moi je ne l'ai su que parce que je me suis intéressé à la question.
Certains soignants se retrouvent donc à soigner sans parler à leurs patients…
Exactement. Quand on est étudiant en médecine, on ne cesse et, à juste titre, de nous dire que l'interrogatoire est le moment le plus important. Mais force est de constater que pour certains patients, on ne fait pas d'interrogatoire. Certains soignants se targuent même de faire des diagnostics sans parler, avec des gestes.
Certains d'entre eux parlent de faire de la "médecine vétérinaire'", non pas parce qu'ils considèrent les patients allophones comme des animaux, mais pour faire comprendre ce que c’est de soigner sans communiquer. Ils ne s’en rendent pas compte, mais ils utilisent l'expression la plus adaptée pour parler de leur pratique ; il y a dans cette pratique-là quelque chose de déshumanisant.
Vous pointez également dans ce livre les difficultés d'accès aux soins des patients bénéficiant de l'AMU, de la CMU ou ACS (devenues CSS) qui font face à des refus de soins de praticiens libéraux. Les soignants sont pourtant censés soigner tout le monde. Quelles sont les raisons de ce refus ?
Il y a plusieurs explications : le mépris de classe, et il y a aussi la manière dont les praticiens libéraux qui refusent les patients précaires pensent leur pratique et imaginent ce que devrait être leur patientèle, et aussi la vision qu'ils ont de la pauvreté. Là, je cite la thèse d'Antonin Mathieu [médecin] qui s'est intéressé aux raisons qui expliquent que certains soignants refusent des patients précaires. Il fait le constat que ce refus est en relation avec la manière dont ces soignants imaginent la pratique médicale. Ceux qui ne pensent pas leur pratique de manière sociale, et n'ont notamment pas eu de contact avec la réflexion sur les inégalités, sont ceux pratiquant le plus le refus de soins.
Je pense aussi qu'il y a aussi tous ces clichés sur les patients pauvres qui ratent les rendez-vous, qui ne sont pas respectueux, et selon lesquels "un patient pauvre en amène un autre" et donc que les soignants finiront par ne faire que des patients CMU et ne pourront pas appliquer de dépassements d'honoraires.
Cela-dit c'est une pratique minoritaire, mais elle produit des effets. J'ai travaillé dans un cabinet médical pédiatrique dans un quartier populaire de banlieue parisienne, et je ne saurais compter le nombre de personnes qui voulaient s'assurer que le pédiatre ne refusait pas les patients ayant l'AME ou la CMU. Le refus est pourtant illégal, mais ça dit quelque chose sur le parcours de soins de ces patients et les inégalités qu'ils rencontrent.
Les consultations pour les patients des classes populaires sont plus courtes
Au-delà des difficultés d'accès aux soins, c'est aussi la qualité de prise en charge de ces patients qui est différente ?
En France, quand il est question des inégalités en termes de classes sociales, on parle souvent d'accès aux soins et c'est très important. Mais ce qui m'intéressait aussi [dans ce livre] c'est de voir comment dans la pratique médicale, la classe sociale peut s'exprimer avec notamment un ton du médecin qui peut changer d'un patient à l'autre. C'est toujours compliqué d'écrire sur le ton, mais on peut observer qu'il change, que l'agacement arrive d'autant plus vite quand le patient ne comprend pas et vient des catégories sociales les plus défavorisées
Mais il y a aussi les travaux d'Aurore Loretti, une sociologue, qui a fait une analyse dans les services de cancérologie des voies aériennes supérieures. Elle montre que les consultations pour les patients des classes populaires sont plus courtes, car ces patients posent moins de questions sur leur pathologie. Ça ne veut pas dire qu'ils s'en fichent : pour poser des questions, encore faut-il savoir quoi poser et croire qu'on comprendra la réponse. De plus, les soignants donnent des informations moins précises aux patients des classes populaires, peut-être parce qu'ils supposent qu'ils ne comprendront pas, qu'il faut faire plus simple pour eux…
Ce sont pourtant avec ces individus que l'on devrait prendre plus le temps d'expliquer. Même les personnes issues des classes favorisées ont du mal avec le jargon médical, mais ils ont les moyens qui leur permettent d'exiger au médecin d'être plus précis.
Début mai, la Défenseure des droits a publié un rapport dans lequel elle pointe les nombreuses discriminations existant dans le parcours de soins en France. Ses observations sont similaires aux vôtres, et ont été relayées dans la presse. Pensez-vous qu'il y a un début de prise de conscience du grand public, et en particulier de la communauté médicale, sur ces sujets ?
Je le souhaite très profondément, mais je rappelle aussi que la CNCDH [Commission nationale consultative des droits de l'homme] a fait un rapport en 2018 sur les maltraitances dans le soin, et qu'il était question des violences gynécologiques, sexistes, du validisme, du racisme.... J'adorerais que les rapports changent les individus. Mais j'en doute un peu Je pense malgré tout que les forces progressistes gagnent du terrain ne serait-ce parce qu'il y a des formations pour les étudiants depuis quelques années sur les biais racistes par exemple. Il faut s'en réjouir. Il y a aussi des collectifs étudiants qui s'organisent.
Il y a donc une émulsion, mais je pense qu'on arrivera à mieux quand ces sujets prendront plus de place dans les études de médecine et qu'il y aura une réflexion vraiment sur la pratique médicale, et comment celle-ci est traversée par de nombreux enjeux qui ne relèvent pas que de la médecine médicale.
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