1969 : ces 31 000 morts de la grippe qui sont (presque) passés inaperçus
Cet été, Egora.fr vous fait revivre les épidémies qui ont marqué les esprits, avant de tomber dans l'oubli. Des écoles fermées, des cheminots arrêtés, des célébrités alitées : en ce mois de décembre 1969, la France est bien malade. La grippe de Hong Kong a fini par s'abattre sur l'Europe. Tandis que la population se rue sur les vaccins, dévalisant les maigres stocks en quelques jours, les autorités sanitaires et les médias traitent cette grippe "ni grave, ni nouvelle" avec une certaine légèreté. Ce n'est que 30 ans plus tard que l'on comptera les morts. En partenariat avec Retronews.fr, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France. "Docteur, venez de suite, mon enfant a 40 degrés de fièvre. Il délire…" Premier appel de la journée pour le Docteur P., généraliste parisien suivi par un journaliste de Paris-Presse L'Intransigeant (futur France soir). Il est 5 heures du matin et en ce début janvier 1970, une épidémie de grippe particulièrement virulente sévit en France et en Europe. Arrivée d'Espagne fin novembre, la grippe a d'abord frappé le Sud-Ouest, avant de se répandre largement dans l'Hexagone, tuant, en deux mois, 31 226 personnes. Un lourd bilan passé, à l'époque, totalement inaperçu. Née en Chine ou en Asie centrale, cette grippe déferle sur la colonie britannique de Hong Kong à l'été 1968, infectant 500 000 personnes. De là, la "grippe de Hong Kong" s'étend en Asie du Sud-est, en Inde et en Australie. Ramenée du Vietnam par les marines, elle fait 50 000 victimes aux Etats-Unis à l'hiver 68-69. L'Europe est alors relativement épargnée, générant un faux sentiment de sécurité. "Il n'y a pas lieu de s'affoler" "En France, il n'y a pas d'épidémie pratiquement en ce moment, ni en Europe non plus, rassure à la télévision le Dr Geneviève Cateigne, de l'Institut Pasteur. Bien sûr, elle peut venir en Europe puisqu'elle est aux Etats-Unis. Mais enfin je pense qu'elle n'évoluera pas comme la pandémie de 1957, c'est-à-dire qu'elle ne touchera pas le monde entier à la vitesse où il a été touché en 1957 parce que nous avions à faire cette année-là à un mutant, tandis que cette année nous avons une souche modifiée mais qui est toujours de type A2." Considérant que la population est donc "partiellement immunisée", le Dr Cateigne estime qu'"il n'y a pas lieu de s'affoler". "Je pense que cette épidémie évoluera comme une épidémie saisonnière assez banale."
Quelques cas sont relevés ici et là. Puis les beaux jours arrivent et en octobre 1969, l'OMS déclare la pandémie vaincue. Grave erreur. Une seconde vague de ce virus H3N2, et non H2N2 comme on le croyait, déferle sur le Vieux continent quelques semaines plus tard. En décembre, les arrêts maladie pleuvent sur la France : 15% des employés de la RATP et des cheminots sont malades (mais "la SNCF n'envisage pas de supprimer des trains", rassure la presse) ; des écoles, collèges et lycées ferment, faute d'élèves et de professeurs ; des PDG jouent les standardistes alors que les agences d'intérim se démènent pour trouver des secrétaires ; la liste des célébrités malades s'allonge : Michèle Morgan, Juliette Gréco ("qui n'a pas pu chanter à Vienne"), Gilbert Bécaud, Sacha Distel... "On est en pleine épidémie de grippe dans toute la France, confirme alors le Dr Cateigne, interrogée par France soir. Bien sûr, elle n'est pas toujours de Hong Kong, mais les symptômes sont les mêmes." Fièvre élevée (39-40 degrés), maux de tête violents, abattement brutal, courbatures, claquements de dents, toux "déchirante", "caverneuse". "Psychose collective" La grippe "affole", selon le quotidien : "Plus que la maladie, qui n'est pas considérée comme vraiment grave par l'Institut Pasteur, à Paris, c'est la psychose de l'épidémie qui créé des difficultés". Les stocks de vaccins sont "dévalisés". "J'ai vendu 25 vaccins par heure", témoigne un pharmacien parisien. "J'en avais plein mon réfrigérateur le matin, je n'en ai plus ce soir", raconte un confrère. Considéré comme efficace à 80%, le vaccin est alors conseillé aux personnes fragiles. Mais très vite, les stocks s'épuisent. Face à la demande, l'Institut Pasteur double sa production mais ne peut sortir que 100 000 vaccins par mois. "Les gens étaient prévenus de l'arrivée de cette grippe, s'agace un médecin, qui raconte à France soir avoir anticipé l'épidémie en vaccinant ses patients malades cardiaques ou des poumons. La presse en avait parlé. Pourquoi attendre le dernier moment ? J'ai vacciné toute la journée hier et aujourd'hui j'attends des familles entières." "Il y a eu un moment où les vaccinations se faisaient sur le trottoir, avec des étudiants en médecine recrutés dans les amphis et la police qui bloquait les accès de la rue", se souvient le Pr Pierre Dellamonica, PU-PH niçois, interviewé par Libération en 2005. Peu importe : les vaccins de l'Institut Pasteur et de Mérieux n'incluent pas la bonne souche, se révélant peu efficaces, et l'épidémie bat son plein. Journaliste au Monde en 1969, le Dr E.L. [nous n'avons pas son nom complet] ironise quant à lui sur cette "psychose collective" générée par une "campagne de presse démesurée". "La population se précipite sur tous les médicaments disponibles, et beaucoup, comme s'ils redoutaient la pénurie, constituent leur stock d'antigrippe", fustige-t-il. Alors que pour lui, comme pour l'Institut Pasteur donc, l'épidémie de grippe qui s'étend n'est "ni grave, ni nouvelle", des "chiffres souvent fantaisistes pourraient inciter à croire que la France entière est alitée. Toute absence au travail est attribuée à la "grippe", et les enrhumés classiques de décembre se croient en danger de mort s'ils ne se livrent pas aux joies du repos absolu, des vitamines C et des boissons chaudes", assène le médecin. "On n'avait pas le temps de sortir les mors", se souvient un médecin Et pourtant, la grippe de Hong Kong tue. Beaucoup. Le Pr Dellamonica, alors externe au service réanimation de l'hôpital Edouard Herriot de Lyon, reste marqué par ces patients arrivant sur des brancards "dans un état catastrophique. Ils mourraient d'hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus". "On n'avait pas le temps de sortir les morts, raconte-t-il. On les entassait dans une salle au fond du service de réanimation. Et on les évacuait quand on pouvait, dans la journée, le soir." "Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s'est calmé. Et étrangement, on a oublié." Chose inconcevable, aujourd'hui, alors que le Covid alimente les chaines d'information en continu depuis plus de six mois. Si les 31 000 morts de la grippe de Hong Kong n'ont pas "créé de scandales" et "sont mêmes passées plusieurs décennies inaperçues"*, c'est parce qu'à l'époque la société a une foi presque aveugle dans le progrès et ses armes nouvelles, les vaccins et les antibiotiques, explique à l'AFP l'historien Patrice Bourdelais, spécialiste des questions sanitaires à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. De plus, la sensibilité à la mort n'est pas celle qui est la nôtre. "Sur cette courbe de progrès multidimensionnelle" qu'ont constitué les Trente glorieuses, un "accident" comme une grippe meurtrière n'est pas aussi intolérable qu'aujourd'hui. La Guerre du Vietnam, la crise humanitaire du Biafra ou encore les remous politiques de l'après Mai-68 font relativiser la société et occupent la scène médiatique. La Grippe de Hong Kong ne sera toutefois pas sans effet. Dès janvier 1970, elle suscite un débat sur la politique vaccinale anti-grippale. "Vacciner tout le monde en septembre contre un virus qui ne se manifestera peut-être pas (ce sera un autre virus auquel on aura à faire) cela n'est pas une opération payante", affirme Robert Boulin, alors ministre de la Santé, dans les colonnes de France Soir. "Il faut le temps de produire le vaccin, les stocks ne peuvent être conservés longtemps, il est donc nécessaire de limiter les vaccinations systématiques à certaines catégories" : personnels soignants et personnes âgées "dans les hospices, là où l'épidémie peut être la plus meurtrière". Et le ministre de la Santé d'envisager un scénario prémonitoire : "On peut envisager le cas où il n'y aurait justement pas de graves épidémies l'an prochain. Ensuite, personne ne se ferait vacciner, plus tard, nous risquerons d'être à nouveau surpris." La grippe de Hong Kong, première pandémie de l'ère moderne, celle des transports aériens, aura néanmoins pour effet de doper la production de vaccin et d'organiser une surveillance internationale. Au total, elle aura fait un million de morts dans le monde.
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