"Si on imagine qu’un pharmacien, un kiné et une infirmière font un médecin traitant, on est à côté de la plaque !"

03/11/2022 Par Louise Claereboudt
Mi-octobre, le Comité de liaison inter Ordres (Clio) s’est prononcé en faveur d’un partage d’actes entre le médecin et les autres professionnels de santé pour améliorer l’accès aux soins. Il a aussi suggéré de leur confier une mission de prise en charge de première intention dans les zones dépourvues en généralistes. Une préconisation qui n’a pas été du goût des syndicats, qui dénoncent un "dépeçage" du généraliste traitant. A quelques jours de l’ouverture des négociations sur la nouvelle convention médicale, les Drs Agnès Giannotti, présidente de MG France, et Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF, livrent à Egora leurs inquiétudes sur l’avenir du métier et appellent à maintenir le médecin traitant au cœur du parcours de soins. Entretiens.

  Face au partage d’actes et au transfert d’activités prônés par le Clio, vous avez dénoncé une tentative de contourner le médecin généraliste traitant dans le parcours de soins. Pourquoi ?  Dre Agnès Giannotti : Notre réaction est tout sauf corporatiste. Du travail, nous, généralistes, n’allons pas en manquer. Ce n’est pas notre part du gâteau que nous voulons préserver, contrairement à ce qui est présenté. Le partage d’actes en soi est envisageable, mais tout dépend du cadre et du parcours de soins. Si ce partage d’actes se fait au détriment du parcours de soins du patient ou qu’il le désorganise, nous n’allons pas être d’accord. Aujourd’hui, tout le monde peut vacciner. Quand des patients viennent me voir, je ne peux pas savoir qui les a vaccinés. Ça désorganise la prise en charge. C’est important d’avoir une personne responsable du parcours de soins. En revanche, s’il s’agit d’un partage d’actes réalisé dans mon cabinet avec mon infirmière de santé publique, Asalée ou l’IPA avec laquelle je travaille et avec qui je communique – via le DMP par exemple, cela me convient. Cela va m’aider à prendre en charge une patientèle plus importante. Le parcours de soins sera cohérent. On ne dit pas du tout que les autres professionnels sont moins compétents, ce n’est pas la question, mais chacun a son domaine de compétences et son cadre de travail. Ce qui nous a fâchés, c’est aussi de voir que l’on considère notre métier comme une succession de petits actes délégables. Or nous, médecins généralistes traitants, sommes des spécialistes de la prise en charge globale. Nous prenons en compte le côté somatique du patient, sa trajectoire de vie, sa culture, son environnement, son psychisme. Aujourd’hui, le politique ne comprend pas que ce qui fait notre spécificité, ce n’est pas de savoir si on pique ou on ne pique pas, mais de tenir compte de l’ensemble de ces problématiques…

  Dr Luc Duquesnel : Il est évident que compte tenu des problèmes de démographie médicale, nous devons aujourd’hui nous coordonner entre professionnels de santé. Au niveau des territoires, on voit des médecins qui s’organisent, travaillent avec des infirmières (IPA, Asalée), des pharmaciens, etc. Nous l’avons très bien constaté dans le cadre de la crise sanitaire, avec la vaccination notamment. Le partage d’actes doit néanmoins être protocolisé avec le médecin traitant. Ce que nous voulons, c’est maintenir la qualité des soins avec le rôle du médecin traitant tout en travaillant avec d’autres professionnels. En revanche, ce que nous dénonçons dans le rapport du Clio, ce sont les transferts de compétences. Dire que des infirmières vont être en accès libre lorsqu’il n’y a pas de médecin traitant sur un territoire, c’est non ! Le rôle du médecin traitant dans le parcours de soins est essentiel, c’est le pivot.   Le Clio suggère en effet que d’autres professionnels de santé puissent prendre en charge un patient "en première intention" dans les zones où il n’y a pas suffisamment de médecin traitant, faisant d’eux des soignants de premier recours… A. G : C’est exactement ce que l’on ne veut pas. Cela va créer des orientations compartimentées et donc dégradées. Non pas parce que le professionnel n’est pas compétent, mais parce que ce n’est pas son champ d’intervention. Cela va aboutir à des prises en charge en silos. Certaines seront pertinentes, mais nous aurons forcément une altération de la qualité des soins s’il n’y a pas de parcours coordonné. Cette proposition du Clio, c’est nier le rôle propre du médecin traitant et sa spécificité. C’est pour cela que nous l’avons vécu comme un mépris pour notre profession. Si on imagine qu’un pharmacien, un kiné et une infirmière font un médecin traitant, on est à côté de la plaque !   L.D : Non seulement c’est nier le rôle du médecin généraliste traitant, mais c’est surtout confier des patients pour des prises en charge à des professionnels qui n’ont pas les compétences pour le faire. C’est tout le risque. On pourra toujours dire que ‘c’est mieux que rien’. Mais plutôt que de dire cela, je préfère que l’on fasse tout pour mettre en place des organisations territoriales permettant de prendre en charge les patients sans médecin traitant, notamment ceux atteints de pathologies chroniques. Je le redis : cela fonctionne déjà à certains endroits, en Vendée par exemple. Pas partout, c’est vrai. Les professionnels ont besoin d’être aidés pour aller vers ces organisations. Mettre en place des organisations dans lesquelles on se passerait du médecin traitant, c’est aller vers une diminution de la qualité des soins.   Attaqué pour avoir pris part à ces travaux, le président de l’Ordre des médecins s’est défendu sur Egora, assurant vouloir défendre une vision centrée autour du médecin. Comment avez-vous jugé sa position ? A.G : Quand vous mettez les présidents de six ordres de professions de santé et le président de l’Ordre des médecins, il ne pouvait être que piégé. Soit il n’y allait pas et passait pour un corporatiste qui ne veut pas discuter, soit il signait et passait pour celui qui vend la profession. De mon côté, je mets en cause le dispositif. Je pense qu’il ne fallait pas interroger les ordres car ce n’est pas leur champ de compétences. En revanche, nous demandons une négociation entre plusieurs professions sur les sujets de santé avec la Caisse nationale d’Assurance maladie. Par exemple, nous avons à mon avis un travail à mener avec les syndicats infirmiers sur comment nous organiser pour assurer le suivi des personnes âgées à domicile.

L.D : Personne n’aurait voulu être à sa place. Le Clio a été un piège tendu par le Gouvernement. Il y avait sept présidents d’ordre, dont six qui s’attaquaient au président de l’Ordre des médecins en tentant de dépecer le médecin traitant – en se servant encore du problème de l’accès aux soins pour que ce soit la porte ouverte à tout. Car oui, on ne s’est pas attaqué aux autres médecins libéraux ! Ne pas... y aller aurait été laisser croire – comme certains le disent – que les médecins sont opposés à tout transfert de tâches. Les transferts de tâches sont protocolisés sur les territoires. Les conclusions de ce Clio sont un frein pour les territoires qui sont déjà dans une démarche d’exercice coordonné. Tout cela se passe par ailleurs dans un environnement où le métier de médecin traitant libéral n’est plus attractif…   Comment pourrait-on gagner du temps médical sans "nier les fonctions, l’utilité et les compétences" du généraliste, pour reprendre les mots de MG France ? A.G : Les professionnels qui vont nous permettre de prendre en charge plus de patients, ce sont les collaborateurs du médecin traitant : la secrétaire, l’assistant médical, l’infirmière de santé publique et éventuellement l’IPA… Tous ceux avec qui nous travaillons en étroite collaboration. Nous pouvons nous organiser dans un cadre de coopération négocié ensemble. Il n’y a pas de hiérarchie. Je ne suis ni l’employeure ni la supérieure hiérarchique d’une infirmière Asalée. Nous avons aussi besoin des autres professionnels de santé (infirmières, pharmaciens, kinésithérapeutes…). Je pleure tous les jours car je n’arrive pas à avoir de rendez-vous pour les lombalgiques chroniques chez le kiné ! Nous avons besoin de nous coordonner mais nous avons surtout besoin de récupérer l’information pour assurer la cohérence des suivis. Chacun ses compétences, elles sont complémentaires. Les cadres sont différents, les rôles aussi. Je préfère largement que ce soit le pharmacien qui délivre les médicaments plutôt que Monoprix ! Mais l’accès direct à ces professionnels désorganiserait le parcours.   L.D : Au sein des Généralistes-CSMF, nous sommes persuadés que pour améliorer l’accès aux soins, nous devons très clairement innover dans nos organisations professionnelles. Le plus souvent dans nos cabinets médicaux, la seule chose qui a changé en trente ans, c’est juste la moquette et les peintures, alors que notre nombre a diminué et que les patients ont changé. Il faudrait que demain chaque généraliste travaille avec un assistant médical, niveau infirmier. D’après les statistiques de la Cnam, les généralistes qui travaillent avec un assistant médical augmentent leur patientèle médecin traitant de 10% et bon nombre de ces médecins travaillent un peu moins qu’avant. Si tous les généralistes avaient un assistant médical à temps plein, il n’y aurait plus de patients sans médecin traitant. Les seuls qui n’en auraient pas seraient ceux qui n’en veulent pas. Pour autant, ce n’est pas de la mauvaise volonté de la part de ces médecins, il y a des freins. Il faut les accompagner. Il faut aussi travailler avec des infirmières de pratique avancée (IPA). Pour les patients atteints de pathologies chroniques stabilisées, cela permet de les voir moins souvent. Le niveau d’expertise des IPA, avec qui nous sommes en lien quotidiennement, est impressionnant ! Je sais de quoi je parle : dans notre MSP, nous en avons salarié une, elle a atteint 600 patients. Nous allons en salarier une deuxième. On augmente la qualité des prises en charge malgré nos problèmes d’accès aux soins, c’est cela qui est intéressant ! Néanmoins, si on ne voit plus un patient qu’une fois par an parce qu’il est suivi par l’IPA, une consultation à 25 euros ne tient pas la route. On doit améliorer cela dans le cadre de la convention médicale [dont les négociations doivent démarrer le 9 novembre, NDLR].   Les propositions de loi visant à revoir les contours du métier de généraliste et à élargir les compétences d’autres professionnels – comme l’accès direct aux IPA - se multiplient au Parlement, malgré la grogne des syndicats médicaux. De même que les textes prônant une restriction de l’installation. Avez-vous la sensation de ne plus peser dans le débat politique ? A.G : De la même manière qu’il y a quinze ans lorsque nous avons prévenu que nous irions dans le mur avec le numerus clausus, personne ne nous a écoutés. Aujourd’hui, nous disons de nouveau ‘attention, vous êtes en train de désorganiser tout le système avec des mesures à courte vue’. Au lieu d’organiser des soins pour répondre aux besoins de santé de la population, on est en train de s’organiser pour répondre aux demandes. Nous allons vers système à l’américaine à deux vitesses, des réponses aux soins non programmés ‘one shot’. Nous sommes très inquiets pour l’avenir du système de santé dans son ensemble. Car l’hôpital, c’est nous, généralistes, qui le tenons quelque part en ce moment en évitant que tout le monde y aille. Si la médecine générale s’effondre, c’est l’ensemble du système qui s’effondre. C’est pourquoi nous alertons sur ces mesures. Si cela devient plus lucratif d’exercer dans un centre de soins non programmés, les généralistes vont aller là-bas. Chacun va faire ce qui est le plus lucratif dans chaque profession et ce qui est plus facile, et la population ne va plus être soignée. ‘Vous voulez contraindre alors qu’on manque de médecins partout ? Attention, cela va être la catastrophe. Vous ne nous entendez pas, alors faites-le. On se revoit dans dix ans, même pas...’ Les politiques ont l’impression que si on oblige, il y aura des médecins partout. Mais il n’y a pas suffisamment de médecins ! On va obliger qui ? On prend le risque d’en avoir encore moins car les jeunes iront faire autre chose, et ceux qui sont proches de la retraite vont partir. Ils ne tiendront pas…

  L.D : Les problèmes d’accès aux soins amènent à faire des propositions d’exercice dégradé et qui vont finalement vers une moindre qualité. On le voit au travers des amendements qui ont été proposés par les parlementaires [dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale]. A l’heure où nous plaidons pour travailler de plus en plus avec les IPA, permettre un accès direct à ces professionnelles est d’une extrême maladresse. Dans les structures, les centres de santé, MSP, etc. elles arrivent très vite au maximum de patients pris en charge (400-600). Quand il s’agit d’IPA libérales, on ne fait pas confiance. On a l’impression qu’on ne va plus voir le patient. Ce sont bien souvent des ressentis… Afficher au niveau national qu’elles vont être en accès libre va engendrer une défiance vis-à-vis des médecins traitants. C’est dramatique pour les IPA qui exercent en libéral.  Ça va être la guerre sur les territoires. Ce n’est pas ce que l’on cherche. Dans la conception du modèle d’IPA, l’idéal était très certainement qu’elles soient salariées. Aujourd’hui, nous avons 87% du territoire national qui manque de médecins traitants. On sera bientôt à 100%. Nous avons de plus en plus de généralistes qui ne sont pas des médecins traitants parce qu’ils travaillent dans des centres de soins non programmés, sont en exercice particulier… Dire que dans les zones qui ne sont pas des zones sous-dotées, il faudra prendre la place d’un médecin qui cesse son activité pour pouvoir s’installer [il s’agit d’une mesure soutenue par Thomas Mesnier] est scandaleux ! Les patientèles vont valoir une fortune, il n’y a que ceux qui auront des familles aisées qui pourront s’installer !   Envisagez-vous une convergence des luttes avec les futurs généralistes, à qui le Gouvernement veut imposer une 4e année d’internat à réaliser en priorité dans les zones sous-denses ? A.G : La réponse est oui. A MG France, nous étions demandeurs d’une quatrième année. Mais mettre dans la loi une quatrième année dont on n’a pas du tout dessiné les contours ni défini le contenu ou même précisé l’encadrement, cela n’a pas de sens. L.D : Nous soutenons le mouvement des jeunes. Quelle maladresse, cette quatrième année ! Sur le fond, c’est une bonne idée si elle répond à la nécessité d’avoir une année professionnalisante en ambulatoire, qui pourrait inciter à s’installer. Le problème, c’est qu’on veut imposer cette quatrième année sans avoir discuté des objectifs et du contenu. Par ailleurs, les parlementaires et élus des zones à faible démographie médicale sont persuadés qu’on va leur envoyer un interne de quatrième. Mais cela veut dire placer des internes dans des cabinets médicaux là où il n’y a pas d’autres médecins ? Dans ces cas-là, les internes ont raison d’être vent debout. Un interne de quatrième année ne peut, selon nous, exercer qu’avec d’autres généralistes.

Faut-il mettre fin à la possibilité pour un médecin retraité de prescrire pour lui-même ou pour ses proches ?

Albert Dezetter

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