Crise des urgences : "Il faut que les médecins libéraux lèvent la tête du guidon et s'engagent sur les territoires"

07/06/2022 Par A.M.
Urgences
Au sein de la mission "flash" mise en place par Emmanuel Macron pour pallier la crise des urgences, il aura la lourde tâche de porter la voix des médecins libéraux. L'enjeu pour le Dr Antoine Leveneur, président de la Conférence nationale (CN) des URPS* médecins libéraux : lutter contre la tentation du rétablissement de l'obligation de garde des généralistes, mesure qu'il juge aussi "néfaste" qu'inefficace. Mais pour ce généraliste normand, les libéraux doivent néanmoins prendre leurs "responsabilités" pour venir en aide à leurs confrères hospitaliers. Comment ? Réponse dans une interview sans langue de bois.

  Egora.fr : En août 2015, Egora vous interrogeait sur la crise des urgences de Valognes (Manche). Vous déploriez le fait que l’on rende les médecins libéraux « responsables » de la situation et vous refusiez qu’ils « servent de rustines ». Alors que la crise est désormais nationale, en tant que participant à la mission sur les urgences, comment allez-vous défendre les médecins de ville face à la tentation de l’obligation de garde ?

Dr Antoine Leveneur : Comme quoi, la situation actuelle n’est pas une grande surprise pour nous… En 2011 déjà, dans le cadre d’un groupe de travail sur les urgences, j’avais demandé que l'on expérimente dans le Calvados, sur le territoire du Bessin, le fait de conditionner le passage aux urgences à la régulation par le 15. Tout le monde était d’accord, des libéraux à l’hôpital en passant par les urgentistes. Au moment de signer, la FHF Normandie a dit non, arguant de la tradition historique de l’hôpital public de recevoir tout le monde. Alors qu’aujourd’hui, c’est l’hôpital lui-même, à certains endroits du territoire, à certains moments, qui conditionne l’accès aux urgences… Vous me rappelez le décor de la crise de Valognes en 2015 : le bruit de fond, c’était « c’est la faute des généralistes qui se désengagent de tout ». Alors que si en 2011, on avait fait de la régulation le point de passage obligé, on n’en aurait pas été là…   "L'accès aux urgences doit être régulé par le 15"   Pour nous, CN-URPS -et je l'ai redit au Président de la République, à la ministre de la Santé et à François Braun- c’est l’un des pré-requis : l'accès aux urgences doit être régulé par le centre 15. Il faut mettre le paquet sur la régulation, comme on l'a fait depuis 2005 avec la PDSA. Nous, libéraux, on s'est engagés très largement, dans toute la France, dans la régulation libérale au sein des centres 15. Ça a été le pivot de cette réorganisation. Le problème n'est pas de savoir s'il y a un médecin de garde la nuit : en nuit profonde, l'important c'est la régulation entre la douleur dans la poitrine qui va déclencher un Smur et le gamin qui a 38 de fièvre et qui peut attendre le lendemain. Il ne faut pas fantasmer sur les médecins généralistes de garde partout, ça ne résoudra en rien le problème -les urgentistes eux-mêmes le reconnaissent. Le gros bazar des urgences vient de l'aval, à la fois des lits d'hospitalisation au sein même de l'établissement et à l'extérieur, des Ehpad et SSR. Je suis convaincu que demain, si on dit que la garde est de nouveau obligatoire pour tous les généralistes en France, on ne résoudra aucun problème.   Frédéric Valletoux, président de la FHF, n'est pas de cet avis. Non seulement il plaide pour le rétablissement de l'obligation de garde mais il juge que la régulation de l'accès aux urgences pénaliserait le patient… Frédéric Valletoux est dans un affichage dogmatique. Finalement le problème, ce n'est pas tellement celui de l'hôpital, ni celui de la médecine de ville. Il est de savoir comment, sur un territoire donné, on s'organise collectivement pour apporter une réponse à une demande de soins. Moi je me fiche que ce soit un service d'urgences ou un généraliste. Du moment que cette organisation est construite sur des bases respectueuses, avec une réciprocité. Nous, médecins libéraux, sommes prêts à nous engager. Parce qu'on ramène tout ça aux généralistes, mais dans la question des soins non programmés (SNP), il y a aussi le second recours et notamment l'imagerie. Les libéraux assurent 70% de l'imagerie. On hospitalise parfois un patient parce qu'on a besoin de biologie et d'imagerie à 20 heures : ce qu'on veut, c'est un diagnostic et le soir, c'est compliqué d'avoir un scanner en ville. On éviterait pas mal de passages aux urgences si on avait sur les territoires une organisation qui nous permette d'accéder facilement à la biologie et à l'imagerie.   "Il faut qu'on emmène tout le monde sur le soin non programmé, y compris le second recours"   Vous dites que les libéraux sont prêts à prendre leurs "responsabilités". Comment les mobiliser? Via le SAS? A mes yeux, le SAS est presque un épiphénomène aujourd'hui tellement les SAS sont dans le mur partout en France. Même si je suis d'accord sur le principe, qui est d'apporter une réponse universelle à tout citoyen, quels que soit l'heure et le lieu. Le dispositif tel qu'il est construit et mis en œuvre bugge complètement. Il faut qu'on emmène tout le monde sur le SNP : les hospitaliers, les généralistes mais aussi le second recours. J'ai bien conscience que je ne vais pas me faire que des amis. Mais notre responsabilité à mes yeux, est de regarder ce qui se passe sur un territoire.

Par exemple, à Cherbourg. En tant que président de l'URML Normandie, le DG de l'ARS Thomas Deroche** m'a contacté la veille de Noël pour m'annoncer qu'il allait être obligé de fermer les urgences la nuit à compter du 4 janvier. Je savais que la situation était tendue depuis des années mais quand j'ai entendu ça, ça m'a fait un choc car Cherbourg, ce n'est pas Fontainebleau, il y a zéro solution de repli ; si le Smur et les urgences ferment, c'est potentiellement catastrophique pour 200 000 habitants. Le DG m'a demandé si les libéraux pouvaient contribuer à ce qu'on évite ça. Sur une dotation théorique de 25 urgentistes, ils étaient tombés à 6. Au mercato des mercenaires, on est à 3.700 euros les 24 heures… La période tombait mal pour mobiliser les troupes, à la veille de Noël. Il m'a laissé jusqu'au 10 janvier. Début janvier, j'ai réuni tous les généralistes du territoire et je leur ai dit : "vous êtes attachés, j'imagine, à avoir toujours la possibilité d'avoir un hôpital public, un service d'urgences et un Smur". Et c'est comme ça que je les ai emmenés. Moi j'attends la solidarité du corps médical dans son ensemble, les hospitaliers comme les libéraux. Ce sont là les dynamiques territoriales que l'on peut reconstruire. La situation est trop grave, il y a trop d'endroits en France où la pérennité d'un SAU ou d'une ligne de Smur n'est pas garantie dans les semaines et mois qui viennent. J'attends que les libéraux lèvent la tête du guidon et prennent conscience de cette réalité. Nous sommes médecins, nous sommes responsables, nous devons nous engager sur les territoires face à cette réalité aujourd'hui, même si ça sort de nos missions initiales, même si ça tombe à un très mauvais moment parce qu'on est de moins en moins nombreux et que la charge de travail en tant que généraliste est immense – je le sais. Mais c'est en construisant des projets de territoire, basés sur une solidarité entre hôpital public et libéraux, et en mutualisant pour les libéraux la charge des SNP qu'on y arrivera. C'est ce qu'on a fait sur Cherbourg : on a renforcé la régulation libérale en fin de journée sur le Nord Cotentin, on a renforcé les effectifs d'effecteurs de garde, on s'est appuyés sur SOS médecins. Assez rapidement, on a mis en place un dispositif qui permet à l'hôpital de Cherbourg de fermer à 20 heures et de pouvoir poursuivre ses activités en journée. On a renforcé la régulation parce qu'on est convaincu que la régulation est le pré-requis et sans doute le point cardinal pour diminuer les volumes d'entrants dans les services d'urgences – mais par contre il faut bien organiser la réponse en ville.   "Sur le SAS, l'avenant 9 nous plante complètement"   Pourquoi le SAS ne fonctionne-t-il pas selon vous? La CN-URPS a identifié trois freins majeurs. D'abord, la fameuse plateforme nationale de prise de rendez-vous : psychologiquement, les généralistes ne sont pas prêts à y mettre leurs disponibilités car ils ont appris à se méfier de ce genre de dispositif. Ensuite, il y a un frein juridique : entre la filière aide médicale urgente et la filière médecine générale, avec des gens de statuts différents, ce n'est pas simple au niveau de la gouvernance, du statut juridique. Enfin, le troisième frein c'est bien évidemment la rémunération liée à l'avenant 9, tout simplement irrespectueuse notamment pour les effecteurs. Ce sera à mon avis un point important dans le cadre de la mission flash. On ne peut pas dire à des médecins qui sont déjà pleins à craquer de faire l'effort de se réorganiser pour libérer deux heures dans leurs agendas réservées aux SNP à la disposition d'un SAS, sans leur garantir un bonus qui valorise cet engagement. Si le médecin voit zéro patient, il a libéré deux heures pour rien… Comment voulez-vous mobiliser des professionnels quand vous leur balancez l'avenant 9? Déjà, il faut comprendre ce mécanisme. C'est rémunéré par le forfait structure en année N+1. Quand ils voient ça, les médecins ne veulent plus entendre parler du SAS. Notre problème à nous, URPS, c'est donc de mobiliser des régulateurs et des effecteurs dans le cadre du SAS. Malheureusement, l'accord conventionnel nous plante complètement. Mais le DG de la Cnam nous dit que c'est ce que les syndicats ont signé…   Redoutez-vous le rétablissement de l'obligation de garde? Ce qui me fait peur, dans cette ère du cosmétique, avec un Président qui lance une mission "flash" avec des solutions pour la fin juin alors qu'il n'y a sans doute pas de solution idéale, c'est que prenant appui sur le bruit de fond des maires, de la FHF et des urgentistes, on annonce demain que la garde est obligatoire pour les généralistes en France... Ça donnera un os à ronger à tout le monde et l'impression que le Gouvernement s'est vraiment penché avec courage sur la question. Mais là, j'en connais plus d'un qui va déplaquer… Attention aux mesures d'apparence faciles et à l'affichage médiatique. Ce serait vraiment néfaste et contre-productif.   Des solutions avaient déjà été identifiées dans le Pacte de refondation des urgences en septembre 2019… C'est l'un des objets de cette mission flash : recenser ce qui fonctionne sur les territoires pour voir si on peut en faire une boite à outils dont tout le monde pourrait se servir.   Dans un communiqué, MG France a vivement contesté le fait que le Gouvernement vous ait choisi pour porter la voix des médecins libéraux dans cette mission. Le syndicat considère que la CN-URPS n'est pas représentative. Que lui répondez-vous? Jacques Battistoni m'a effectivement envoyé un message. MG France est dans une logique anti-URPS. Depuis toujours, MG France considère qu'ils sont présents dans tous les départements pour faire les choses. Si c'était le cas, ça se saurait. Je rappelle que MG France représente à peu près 30% des 24% de généralistes qui ont voté aux dernières élections… il faut relativiser la puissance et la présence de MG France dans tous les départements. Qui est en charge de l'organisation des soins en région de par la loi? Les URPS. Moi je ne flingue pas les syndicats, même si je suis catastrophé par la représentation nationale - la preuve avec l'avenant 9, que MG France a signé au passage. Je considère que chacun a sa place. Celle des syndicats est de négocier avec la Cnam le prix de la consultation et de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour défendre les intérêts matériels de leurs mandants. Tandis que les URPS sont en charge de l'organisation des soins, en lien avec l'ARS et les collectivités territoriales. On est vraiment dans notre rôle aujourd'hui. Et je rappelle que les URPS sont issues d'un scrutin démocratique et que la CN-URPS a démocratiquement désigné ses instances le 26 septembre dernier, avec un renouvellement de l'assemblée générale et la mise en place d'un bureau et d'un président. Donc je suis complètement en désaccord avec l'analyse de MG France, que je trouve partisane, du niveau d'une cour de récréation et d'une autre époque. Ça ne nous surprend pas, mais ça reste décevant.   Le Dr Battistoni souligne que deux URPS ne font pas partie de la Conférence nationale… Ça a toujours été très compliqué pour la CN URPS de travailler avec l'URPS Ile-de-France donc sans surprise la région n'adhère pas à la CN. L'autre, l'Occitanie, n'y adhère pas pour l'instant et est présidée par… MG France. Il n'y aucun problème avec les autres régions. Nous sommes une instance qui réunit son bureau toutes les semaines et son assemblée générale tous les mois. Nous travaillons dans une ambiance osmotique car la situation nous oblige à nous resserrer et à être efficace. S'ils ont fait le choix d'inclure le président de la CN dans cette mission, c'est parce qu'au ministère de la Santé, mais aussi à Matignon et à l'Elysée, ils nous connaissent et savent tout ce que l'on fait avec eux : avec la DGOS, nous avons écrit le décret CPTS, on travaille actuellement sur l'équivalent d'un plan blanc pour l'ambulatoire pour organiser la mobilisation de la ville en cas de situation sanitaire exceptionnelle… Au-delà de ça, ils veulent une équipe ramassée. Ils ne vont pas demander à une armée mexicaine de syndicats de participer à une mission flash, ce serait tout sauf cohérent et productif.   Dans la feuille de route que vous avez publiée pour la campagne présidentielle, vous plaidez pour un rôle accru des URPS notamment en matière de zonage des médecins libéraux, d'affectation des stages d'interne et également de la CN-URPS, qui voudrait avoir un avis sur tous les textes réglementaires régissant l'exercice de la profession. En quoi êtes-vous mieux placés que les syndicats? Nous, on a les mains dans le cambouis tous les jours, dans tous les départements, toutes les régions. Qui monte des CPTS, des pôles de santé, des maisons de santé? Qui s'occupe des SAS et plus globalement du SNP? Des projets de santé territoriaux de télémédecine ? Qui bosse sur le terrain, dans tous les territoires de France? Ce sont les URPS. Les grands syndicats n'existent pas dans les départements. Et qui est en capacité légitime de faire tout ça? Ce sont les unions régionales, on a l'expertise. Du reste, à part MG France qui en fait une affaire dogmatique, tous les syndicats sont ravis qu'on existe.   Sur la question des stages, vous avez dénoncé la position du doyen des doyens sur le fait qu'il devrait y avoir plus de stages hospitaliers. La CN-URPS demande au contraire à ce qu'il y ait au minimum 6 mois de stage en ambulatoire durant l'internat et deux mois minimum durant l'externat. Pour toutes les spécialités? Les médecins libéraux sont-ils en capacité d'encadrer tous ces étudiants? Les internes en médecine générale le font déjà, ils attendent ça avec impatience et nous en sommes ravis. Là où c'est plus compliqué, c'est ce que les stages sont plébiscités dans les grandes villes universitaires, mais sont moins facilement pourvus à 200 km de la fac de médecine.  C'est un gros sujet, si l'on veut repeupler les campagnes. A 28, 30 ou 32 ans, les jeunes médecins habitent depuis plusieurs années une ville hospitalo-universitaire, y ont peut-être déjà construit une famille avec leur conjoint, qui y a un emploi. Comment on fait pour les amener à travailler à 200km là où l'Etat a enlevé la Poste et le service des impôts? En médecine, parce que les études sont longues, que les diplômés ont déjà pris leurs habitudes de vie, l'effet métropolisation joue à plein. La 4e année de DES de médecine générale peut être une bonne chose, pour peu qu'elle ne soit pas faite à l'hôpital, pour initier la vie professionnelle et lever les craintes d'un interne au moment de l'installation. Mais je m'interroge car ça fait une année blanche en termes de sortie de médecins généralistes… Bien évidemment, les stages en ambulatoire doivent être mis en place dans toutes les spécialités.   Là, on en est loin… On en est loin mais je suis satisfait de constater que les choses progressent. Certains coordonnateurs de DES s'ouvrent complètement au libéral. Ils viennent nous voir pour qu'on ouvre des stages dans leur spécialité en libéral. Un coordonnateur de psychiatrie en Normandie est venu nous voir car il cherchait à rendre plus attractif le DES et considérait que mixer avec des stages en libéral, ce serait bien pour tout le monde. L'idée est de tendre vers plus de stages en libéral pour les spécialités de second recours. En chirurgie et en gynéco-obstétrique, les médecins installés sont d'anciens chefs de clinique qui ont encadré des internes à l'hôpital et sont en capacité aujourd'hui de les recevoir et les former.   Globalement, vous appelez à "sécuriser l'exercice libéral" et à un travail national pour mieux reconnaître son rôle. La médecine libérale est-elle en danger? Tout le système de santé est en danger aujourd'hui. Mais on est lassés de voir que les pouvoirs publics et les médias ne parlent que de l'hôpital. Le Ségur était hospitalo-centré. Rien pour la composante libérale du système de santé. Tout le monde est d'accord pour dire que l'hôpital ne marche pas sans la ville -et la ville a besoin de l'hôpital- mais qu'est-ce qu'on fait pour la ville aujourd'hui, en termes de valorisation, d'attractivité? Pour comprendre les aspirations des nouvelles générations -et je ne juge pas, quand les études démontrent qu'il faut entre 1.3 et 1.8 jeune médecin pour compenser le départ en retraite d'un médecin? Il n'y a pas de réflexion nationale là-dessus alors que c'est le nœud du problème.   *Union régionale des professionnels de santé **Thomas Deroche est également membre du groupe restreint de la mission urgences.

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