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Généraliste, elle doit rembourser 10 500 euros à la CPAM pour un arrêt maladie prescrit en téléconsultation : "J'ai juste envie de tout laisser tomber"

Depuis le 27 février dernier, la prescription ou le renouvellement d'un arrêt de travail en téléconsultation ne peut excéder trois jours. Une mesure visant à limiter les abus et améliorer la qualité des soins qui fait des "victimes collatérales", constatent les syndicats. Début octobre, plusieurs médecins se sont vus notifier le recouvrement des indemnités journalières indues, en lieu et place des patients. Généraliste dans le Morbihan, la Dre Isabelle Ezanno en fait les frais. Elle témoigne pour Egora. 

16/10/2024 Par Aveline Marques
Assurance maladie / Mutuelles
Courrier

"Je suis complètement hors de moi, dégoutée. Dégoutée", réagit la Dre Isabelle Ezanno auprès d'Egora. Quelques heures avant notre appel, ce lundi, la généraliste a pris connaissance d'un courrier de la CPAM des Côtes-d'Armor lui annonçant qu'une procédure allait être engagée contre elle, l'exposant à une pénalité allant jusqu'à 7 300 euros. "On me parle de fraude… Je ne suis pas une fraudeuse ! Recevoir ça, c'est insupportable", lance la praticienne, la voix étranglée par l'émotion.

Tout a commencé par un premier courrier, reçu à son cabinet de Crac'h (Morbihan), vendredi 4 octobre. La CPAM du département voisin lui demande de rembourser la somme de 10 427,79 euros, un montant correspondant "au préjudice financier" découlant de renouvellements d'arrêts de travail longs pour deux patients, effectués en téléconsultation. 

Recouvrement

Or, depuis le 27 février dernier, en application de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024 (article 65), "lors d'un acte de télémédecine, la prescription ou le renouvellement d'un arrêt de travail ne peut porter sur plus de trois jours ni avoir pour effet de porter à plus de trois jours la durée d'un arrêt de travail déjà en cours" ; "les arrêts de travail prescrits en méconnaissance" de cette disposition du code de la santé publique "ne peuvent ouvrir droit au versement de l'indemnité journalière au-delà des trois premiers jours".

La prescription d'Isabelle Ezanno a "engendré une dépense de l'Assurance maladie qui n'aurait pas dû être engagée", explique la CPAM dans ce premier courrier. Se fondant sur l'article L.133-4 du code de la Sécurité sociale, la caisse explique qu'"en cas d'inobservation des règles de tarification ou de facturation", elle peut recouvrir "l'indu correspondant" auprès du professionnel "à l'origine du non-respect de ces règles". "Ce n'est pas un trop versé, on me demande de payer les indemnités journalières des patients dont j'ai fait l'arrêt. Alors que c'est à eux de ne pas les payer ! ", s'indigne Isabelle Ezanno, qui assure ne pas avoir "intentionnellement enfreint la loi". 

"Mettre des bâtons dans les roues" des plateformes

Nombreux sont les médecins qui ont pu passer à côté de cette mesure, reconnaît le Dr Richard Talbot, trésorier de la FMF. Introduite dans un projet de loi passé en 49.3, elle n'a fait l'objet d'aucun débat, souligne-t-il. "Le but de la loi, c'est de mettre des bâtons dans les roues des centres commerciaux de téléconsultation, mais on se rend compte qu'il va y avoir des victimes collatérales", commente-t-il.

Quant à cette procédure de recouvrement [voir encadré], elle s'applique "depuis une dizaine d'années pour toutes les prescriptions non réglementaires ayant induit des dépenses pour la caisse, nous confirme le généraliste. C'est ce qui se passe avec le Versatis par exemple, qui n'est remboursable que pour le zona. Si on en prescrit pour autre chose, on paie." La "logique" voudrait pourtant que les caisses bloquent le paiement ou signalent d'emblée au médecin une prescription non conforme, afin qu'il puisse rectifier le tir, relève Richard Talbot. "Mais on attend, on attend… et on fait un retour en arrière jusqu'à trois ans", déplore le syndicaliste. 

Poussée par la Cnam dans son rapport Charges et produits pour 2024, la mesure vise d'abord à "garantir la qualité des soins". "Si un patient nécessite un arrêt de travail long ou le renouvellement d’un arrêt de travail, un examen approfondi en présentiel avec potentielles palpations et autres vérifications physiques s’avère nécessaire afin de ne pas méconnaitre d’éventuelles observations qui ne pourraient être faites à distance", justifie l'étude d'impact du PLFSS 2024. Pourquoi trois jours ? C'est la durée moyenne d'obtention d'un rendez-vous chez un généraliste.

L'encadrement des arrêts prescrits en téléconsultation répond également à la volonté de limiter les "abus" et à "éviter la surconsommation de soins non justifiés facilitée par le nomadisme auxquels certains patients peuvent se livrer notamment du fait du développement [des] plateformes", pointe l'étude d'impact. Et de citer une étude de la Cnam conduite sur une plateforme (non citée) qui relève une augmentation de 100% des arrêts prescrits entre 2020 et 2021 et de 100% au premier trimestre 2022. "75% des arrêts de travail prescrits par cette plateforme ne sont accompagnés d’aucun autre soin remboursé", pointe l'étude d'impact. En faisant l'hypothèse que 80% des arrêts prescrits en téléconsultation feront de toute façon l'objet d'une consultation physique, l'économie escomptée est de 48 millions d'euros.

La loi admet deux exceptions à cette limitation : les arrêts prescrits et renouvelés par le médecin traitant* ou la sage-femme référente, et "l'impossibilité, dûment justifiée par le patient" de consulter un professionnel médical compétent en présentiel pour son renouvellement d'arrêt. 

Isabelle Ezanno assure s'inscrire dans ce cadre. La généraliste, qui fait "très peu de téléconsultations" en dehors de sa patientèle, affirme avoir voulu dépanner deux patients qui étaient "dans l'incapacité de se déplacer", et dont les médecins "ne font pas de téléconsultation". Le premier est un membre de la famille de patients dont elle est le médecin traitant, le deuxième un homme qui "n'avait pas les moyens de mettre de l'essence dans sa voiture et que je n'ai même pas fait payer", signale-t-elle. Tous deux étaient en proie à des "difficultés psychologiques". "De toute façon, ces patients n'avaient pas d'autres solutions et ce n'était pas des téléconsultations abusives dans le sens où ce n'étaient pas des motifs qui nécessitaient des examens cliniques", plaide la généraliste, accompagnée par MG France. "S'ils ont besoin de chercher des sous, ils n'ont qu'à arrêter les plateformes de téléconsultation où on ne voit pas les gens pour des choses qui nécessiteraient d'être vues", lance-t-elle. La généraliste a répondu au premier courrier, plaidant sa bonne foi et le caractère justifié des téléconsultations. Les patients concernés ont également pris sa défense auprès de la caisse.

De son côté, la FMF rapporte le cas d'un psychiatre, sommé de rembourser 850 euros d'indus pour avoir prescrit en téléconsultation un arrêt à un patient qu'il devait initialement recevoir au cabinet… s'il n'était pas tombé malade.

Les psychiatres "oubliés"

Vice-président du syndicat, le Dr Florian Coromines considère que la psychiatrie a été complètement "oubliée" dans ce dossier. Non seulement les psychiatres assurent, comme les généralistes, des "suivis au long cours de leurs patients" et prescrivent "beaucoup d'arrêts de travail", mais la spécialité se prête bien à la téléconsultation car "il n'y a pas d'examen physique", souligne le praticien, installé à Nice. La nouvelle convention va d'ailleurs permettre de relever le seuil de téléconsultations à 40% pour les psychiatres, contre 20% pour les autres spécialistes. "Ça permet aussi aux patients de nous voir, même quand ils ne sont pas bien", insiste Florian Coromines. 

Pour le psychiatre, la mesure risque finalement d'aller à l'encontre du but poursuivi en dégradant l'accès aux soins. "Ce matin [lundi, NDLR], j'ai téléconsulté une patiente que je suis depuis très longtemps. Elle habite à Menton, donc on alterne consultations physiques et téléconsultation. En ce moment, elle est très anxieuse donc elle ne se sent plus de travailler et elle n'était pas en état de venir. L'arrêt est complément justifié mais j'ai dû le limiter à 3 jours et lui dire de revoir son médecin traitant jeudi. Elle était toute affolée, c'est une angoisse qu'on aurait pu éviter", illustre-t-il. "J'ai fait une lettre à ce confrère mais je ne sais pas s'il va accepter de prolonger l'arrêt. Ce sont plutôt les généralistes qui nous renvoient les patients. Ils sont embêtés par la Sécu et certains ne sont pas à l'aise avec la santé mentale." Résultat : deux consultations facturées au lieu d'une et un généraliste qui aurait "pu voir un autre patient".

Process "mis sur pause"

La FMF demande à ce que la loi soit modifiée pour que "tous les médecins qui suivent régulièrement les patients, qui les ont vu au moins une fois en présentiel dans l'année, ne soient pas concernés"**, expose Richard Talbot, misant sur la fenêtre parlementaire qui s'ouvre avec le PLFSS 2025. Le syndicat réclame également un "moratoire au moins jusqu'à la fin de l'année". De son côté, MG France défend le bien-fondé de cette règlementation, qui vise à limiter l'activité des plateformes. "Nous ce qu'on demande, c'est que quand un médecin contrevient à la loi comme ça, il soit averti immédiatement, insiste le Dr Jean-Christophe Nogrette, secrétaire général adjoint de MG France. Ça éviterait que les indus s'accumulent et ça leur permettrait de rectifier le tir, en prenant le patient comme médecin traitant. C'est probablement la solution qu'on va pousser pour Isabelle Ezanno."

"Les internes, quand ils voient ça, ça ne leur donne pas envie de s'installer"

Sollicitée par Egora, la Cnam assure qu'"il n'y a pas à ce stade d'action nationale" concernant le contrôle des prescriptions d'arrêts de travail en téléconsultation et qu'elle a demandé à la caisse concernée de "mettre ce process sur pause". "Nous examinons ensemble le dossier avec attention", affirme l'Assurance maladie.

Bien qu'elle soit persuadée que la procédure trouvera une issue favorable, pour Isabelle Ezanno, le mal est fait. "Je suis un médecin assez engagé, je suis en train de mettre en place une maison de santé, je suis maitre de stage, je fais des IVG, de l'échographie, je me forme, je continue à prendre des nouveaux patients médecin traitant alors que je suis déjà blindée de boulot… Quand je reçois ça, j'ai juste envie de tout laisser tomber tellement je suis dégoutée. Il y en a marre d'être humilié en permanence alors qu'on est pressurisé de toutes parts, que nos conditions de travail sont de plus en plus difficiles. Les internes, quand ils voient ça, ça ne leur donne pas envie de s'installer."  

 

*27% des arrêts prescrits en téléconsultation sont signés par le médecin traitant

**Cette option a été écartée par le législateur, nous apprend l'étude d'impact du PLFSS 2024. "La LFSS pour 2023 prévoyait une mesure qui visait à interdire la prise en charge de l’arrêt de travail prescrit en téléconsultation par un médecin autre que le médecin traitant ou un médecin qui n’aurait pas été consulté par l’assuré dans les douze mois précédents. Cette mesure a été censurée par le Conseil constitutionnel qui avait jugé que 'la seule circonstance que cette incapacité a été constatée à l'occasion d'une téléconsultation par un médecin autre que le médecin traitant de l'assuré ou qu'un médecin l'ayant reçu en consultation depuis moins d'un an ne permet[tait] pas d'établir que l'arrêt de travail aurait été indûment prescrit"." 

 

"Préjudice financier" et recouvrement  :

La procédure débute par l'envoi au professionnel d'une notification de payer le montant réclamé ou de produire, le cas échéant, ses "observations". "Si le professionnel ou l'établissement n'a ni payé le montant réclamé, ni produit d'observations et sous réserve qu'il n'en conteste pas le caractère indu, l'organisme de prise en charge peut récupérer ce montant par retenue sur les versements de toute nature à venir."

En cas de rejet total ou partiel des observations de l'intéressé, le directeur de l'organisme d'Assurance maladie lui adresse, par lettre recommandée, une mise en demeure de payer dans le délai d'un mois. Lorsque celle-ci reste sans effet, il peut délivrer une contrainte qui, à défaut d'opposition du débiteur devant le tribunal judiciaire, comporte tous les effets d'un jugement et confère notamment le bénéfice de l'hypothèque judiciaire. Une majoration de 10% est applicable aux sommes réclamées qui n'ont pas été réglées aux dates d'exigibilité mentionnées dans la mise en demeure.  

Faut-il limiter à 3 jours la durée maximale des arrêts de travail prescrits en téléconsultation?

Cédric  Lebacle

Cédric Lebacle

Non

Dans le contexte actuel de digitalisation croissante des soins médicaux, la question de la limitation à 3 jours de la durée maxima... Lire plus

7 commentaires
1 débatteur en ligne1 en ligne
Photo de profil de Jean-Marc Juvanon
1,3 k points
Débatteur Passionné
Oto-rhino-laryngologie
il y a 2 mois
Plusieurs reflexions: 1. Cette affaire a au moins le mérite d'alerter tous les médecins du risque qu'ils encourent à prescrire des arrets maladie en téléconsultation. Je pense que la Caisse veut en faire un exemple, et mediatiquement c'est réussi. Au final, le medecin en question plaidera la bonne foi, et sa sanction sera réduite. 2. Par ailleurs il met en lumière le coût réel d'un arret maladie, le plus souvent ignoré par le patient, et par le medecin. Compte tenu des sommes réclamées, il s'agissait vraisemblablement de durées prolongées (plusieurs semaines sans doute). Le medecin a quand meme fait preuve d'une grande légèreté (mais on manque d'informations: s'agissait il d'une fracture de jambe, par exemple?). 3. Il s'agit d'un précèdent historique: faire payer au seul medecin les frais consécutifs à un arrêt maladie "injustifié". Dans le cas présent, il n'y a pas eu d'enrichissement personnel du prescripteur. Il ne devrait pas etre tenu au remboursement intégral des sommes engagées, car en aucun cas il n'en a profité. On peut comprendre une sanction, mais pas une spoliation. C'est un peu comme si on demandait à M. Macron de rembourser les centaines de milliards d'euros de dette qu'il a engagés. 4. Si on elargit le concept, les médecins vont-ils etre condamnés à rembourser aux caisses des actes "injustifiés" : prescription d'imageries inutiles, de médicaments superflus, et autres rééducations en tout genre. Apres tout pourquoi pas et c'est d'ailleurs en vigueur dans certains cas précis. Mais une généralisation serait bénéfique pour les finances publiques, à condition néanmoins de faire une liste tres précise des actes concernés. Cela mettrait un frein aux demandes incessantes de patients exigeants. Vous voulez un scanner pour votre gratouillis de gorge qui vous embête depuis des années? Pas de probleme : comme l'Assurance Maladie risque de me demander de le rembourser, vous serez bien aimable de le payer de votre poche.
Photo de profil de Romain L
14,2 k points
Débatteur Passionné
Médecins (CNOM)
il y a 2 mois
D'une immoralité abjecte. Un coup comme ça, et je me déconventionne le lendemain matin.
Photo de profil de Alain David
1,5 k points
Débatteur Passionné
Médecine générale
il y a 2 mois
Il vaut mieux être député. Rien à faire, aucune responsabilité et grassement payé.
 
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