Insuffisance rénale : la dialyse au banc des accusés, les néphrologues sur la défensive

31/05/2019 Par Yvan Pandelé
Système de santé
L'insuffisance rénale chronique souffre-t-elle d'une prise en charge défaillante en France ? A la suite de son témoignage diffusé par Egora, nous revenons sur les arguments développés par Jean-Pierre Lacroix, vice-président de l'association Renaloo, à propos du recours jugé excessif à la dialyse et la demande de transparence en la matière. Des critiques injustes pour la société savante de néphrologie, qui a mis l'association au ban de son prochain congrès.

Jean-Pierre Lacroix, 74 ans dont 42 ans d'insuffisance rénale, est un patient engagé. Ancien président de France Assos Santé (ex-Ciss) et de France Rein (ex-Fnair), il est vice-président de Renaloo, l'association poil à gratter de la néphrologie, forte de 8000 adhérents et d'une surface médiatique incontestée. A l'occasion d'un témoignage-plaidoyer, diffusé par Egora, il a souhaité alerter sur les problèmes de prise en charge des patients atteints de maladie rénale chronique (MRC) en France. En commençant par les problèmes d'accès à la liste d'attente pour une transplantation rénale. Bien sûr, le cœur du problème réside dans l'écart entre l'offre et la demande en reins : l’inscription en liste d’attente n’est qu’une première étape. Mais elle représente une chance supplémentaire pour le patient en phase terminale – et une revendication forte de Renaloo. "Si vous n'êtes pas inscrit, vous ne serez pas greffé : 100 % des non-joueurs vont perdre", glisse Jean-Pierre Lacroix.

Les recommandations de 2015 de la HAS préconisent d'inscrire les patients MRC en liste d'attente 12 mois avant le commencement de la dialyse. Question d'équité, mais aussi d'efficacité. "On sait maintenant que si on évite la dialyse, on a plus de chance que la greffe soit solide et tienne longtemps", précise Jean-Pierre Lacroix. Or, le temps d'attente médian des patients en dialyse est actuellement de 17 mois. "Ça fait un décalage de 30 mois, ce n'est pas normal !", s'agace-t-il. Autre grief récurrent, soulevé par Renaloo et France Rein : les inégalités territoriales. Chez les patients en dialyse depuis un an, le taux d'inscription à la liste d'attente peut varier du simple au double, entre des régions comme le Nord-Pas-de-Calais (20 % en 2015) ou l'Alsace (32 %), et d'autres plus performantes comme l'Aquitaine (51 %) ou la Bretagne (53 %), d'après les chiffres du rapport REIN 2016. Il en va de même pour l'accès effectif à la transplantation rénale. La transplantation rénale "en surchauffe" "Tout dépend des moyens alloués aux équipes : certaines ont de petits moyens et d’autres ont des effectifs très nombreux", répond le Pr Gabriel Choukroun, chef du service de néphrologie du CHU d’Amiens et président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation (SFNDT). "Il y a aussi des équipes qui ont mis en place des politiques de prélèvement très dynamiques et d’autres moins", reconnaît-il, tout en rappelant que les taux de prélèvement – donc le nombre de greffons disponibles – varie beaucoup selon les régions : 40 % à Limoges contre 20 % à Paris, où la population est plus jeune et en meilleure santé. Pour la première fois en 2018, le nombre de transplantations rénales en France a d'ailleurs diminué par rapport aux années précédentes. "On était en hausse depuis des années mais là y’a un petit creux", relativise Gabriel Choukroun. Une analyse approfondie des données du registre REIN est en cours pour identifier s’il s’agit d’une baisse conjoncturelle ou d’un signal plus inquiétant. Une chose est sûre, pour le président de la société savante de néphrologie : les équipes de transplantation rénale sont en "surchauffe", harassées par la hausse de l’activité des dernières années et le manque de moyens humains. C’est la conclusion d’une vaste enquête publiée récemment dans Néphrologie et thérapeutique, à la lumière de laquelle l’objectif du plan greffe 2021 – passer de 3500 à 4900 greffes de rein par an – apparaît quelque peu illusoire. Le néphrologue estime que la France a notamment une marge de progression sur les refus de prélèvements : le taux moyen s'élève à 30 %, alors que l’Espagne – un des "bons élèves" européens en la matière – tourne autour de 20 %. C’est là un des points d’accord entre Renaloo et la SFNDT. "On a des taux de refus en France qui ne sont pas normaux : comme on est présumé donneur [loi Caillavet, NDLR], il n’y a normalement pas à discuter si on n’est pas inscrit sur le registre des refus, mais par honnêteté morale on demande quand même à la famille", indique Jean-Pierre Lacroix. Des soupçons qui passent mal Mais c'est la dialyse qui cristallise les tensions. La Cour des comptes a allumé la mèche en 2015. Dans un rapport au vitriol, elle dénonce le coût élevé des dialyses, les marges importantes de certains centres spécialisés et les salaires confortables des néphrologues libéraux, concluant à une "incitation au statu quo des modes de prise en charge". Le néphrologue "n’est pas incité à orienter sa patientèle vers les alternatives possibles", estiment les magistrats de la rue Cambon, qui rappellent que les patients dialysés (55 %) sont plus nombreux que les patients greffés (45 %). Difficile de faire plus clair. "Là-dedans il y a très probablement un manque d’organisation, et très marginalement des structures et des médecins pas honnêtes", renchérit Jean-Pierre Lacroix. "Prenons une clinique MCO-dialyse : quand on sort 2 % de marge nette en MCO c’est brillant, alors qu'on est à 12 ou 15 % en dialyse. C’est un peu la poule aux œufs d’or. On n’accuse nommément personne mais c’est un fait", ajoute-t-il. "Le traitement de l’insuffisance rénale pour 85 000 personnes, entre les greffés et les dialysés, ça coûte 4 milliards à l’Assurance maladie. Le budget est déjà très lourd, il ne peut pas monter jusqu’au ciel." À raison de quoi, l'association Renaloo demande à cors et à cris plus de "transparence" dans l'organisation de la dialyse. "On a un registre REIN géré par l'ABM [Agence de biomédecine, NDLR] : pour le moment on a des informations globales, c'est-à-dire régionales, et on voudrait des informations par établissement, sur la qualité des soins, le type de soins, etc.", précise Jean-Pierre Lacroix. "Nous voulons que les informations soient mises sur la place publique, que l'ABM et la HAS aient l'information et que les autorités de tutelle puissent prendre des décisions." Des arguments "pas entendables" ? Du côté de la SFNDT, ces critiques passent très mal. "Ce n’est pas un argument entendable", juge Gabriel Choukroun. "Aujourd'hui la néphrologie française c’est 75 % de salariés. Pour les médecins du privé, effectivement, plus vous travaillez et plus vous gagnez d’argent. Ça représente 25 % des néphrologues. Mais quasiment aucun ne travaille en secteur 2", développe-t-il. "Je ne vais pas vous dire que tous les néphrologues sont roses ou parfaits, il y en a peut-être certains qui ont des pratiques condamnables : dans ce cas je ne demande pas mieux qu’on les identifie et qu’on les condamne." Quant à la demande d'ouverture du registre REIN au niveau local, le PU-PH amiénois juge qu'elle n'a "pas de sens". "En France il y a des centres lourds, de l'autodialyse, des unité de dialyse médicalisées, de la dialyse à domicile… et tous ces patients n'ont pas le même niveau de gravité." Sa crainte : la multiplication de classements "à l'américaine", qui pénaliseraient indûment certaines structures sans tenir compte des autres facteurs. "Il y a 1577 centres en France : faire une analyse centre par centre, c'est impossible. Ça prend déjà un an à l'ABM d'analyser les données par région !" La société savante accepte en revanche le principe d'une analyse des données "par filière de soins""On a des patients suivis en centre lourd, qui partent en autodialyse à domicile, retournent en centre en cas de problème, se font greffer, puis retournent en dialyse…", explique le président de la SFNDT. Une telle démarche aurait l'avantage de ne pas pénaliser les centres lourds, ou les UDM (intermédiaires), par rapport aux centres d'autodialyse ou de dialyse à domicile, souvent privés, qui reçoivent des patients bien plus légers. L'ABM est en train d'y travailler, précise-t-il. Renaloo évincée du congrès de néphrologie Mais la question de la transparence reste une pomme de discorde entre Renaloo et la société de néphrologie. Le scandale de l'Aurar – Association pour l'Utilisation du Rein Artificiel à La Réunion – a servi d'élément déclencheur. Cette association privée à but non lucratif, très bien implantée sur l'île, est soupçonnée de conserver les patients en dialyse plus longtemps que nécessaire, à des fins lucratives. Un rapport de la chambre régionale des comptes vient de confirmer les soupçons d'une gestion financière pour le moins contestable, et des plaintes pour fraudes ont été déposées. Dans la foulée de l'affaire de l'Aurar, la présidente de Renaloo a donné le 2 avril un entretien au  Monde pour dénoncer les "parties prenantes" ayant "un intérêt objectif direct à ce que rien ne change" et appeler de nouveau à la "transparence". Ni une ni deux, la SFNDT a annoncé qu'elle renonçait à inviter Renaloo à l'organisation de son congrès annuel, dont la prochaine édition se tiendra à Nancy à la rentrée. La société savante a aussi demandé à ses membres de se retirer des instances de l'association.

"On leur a dit : dans les conditions actuelles de nos relations, on va faire sans vous", assume Gabriel Choukroun, en précisant que les membres seront toujours "bienvenus" pour venir au gratuitement au congrès. Mais à titre individuel : les attaques de l'association contre la profession, elles, ne passent pas. "Ils sont dans une posture qui est en permanence le combat, la dénonciation calomnieuse, etc.", s'agace le néphrologue. "Est-ce que vous invitez quelqu'un qui vous veut du mal chez vous ?" Du côté de l'association, on se défend de vouloir se brouiller avec les médecins. "Les PU-PH défendent les établissements mais bon, ça devrait être l’intérêt des malades", lâche Jean-Pierre Lacroix, qui précise qu'à titre personnel, il a toujours eu de très bonnes relations avec ses néphrologues. Mais les divergences d'analyse, elles, ne semblent pas réductibles. "À mon avis ils n'ont pas compris le sens de l'histoire", soupire-t-il. "Mais ça ne se fait jamais en un jour."

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