Médecin et chef d'entreprise, ce double rôle qui vous dérange

18/11/2022 Par A. R.
S’installer en libéral, c’est (aussi) monter une entreprise. Une réalité que beaucoup de généralistes ne découvrent qu’une fois au pied du mur… et dont ils s’accommodent comme ils peuvent. Si des accompagnements sont aujourd’hui proposés – aspects financiers, juridiques, ou encore ressources humaines –, le développement de l’exercice en groupe pourrait les aider à acquérir le réflexe entrepreneurial.

  Entrepreneur. Tantôt brandi comme un étendard, tantôt utilisé comme repoussoir, le mot divise l’opinion française, où il fait souvent figure de pomme de discorde. Au sein de la communauté médicale, et plus précisément chez les généralistes, le caractère épidermique de ce terme se double d’une dimension quelque peu sulfureuse. Alors que l’immense majorité de la profession se trouve de facto à la tête d’une petite entreprise libérale, seule une toute petite proportion s’identifie naturellement comme entrepreneur : tout se passe comme si l’entreprenariat avait, dans ce corps de métier, quelque chose de tabou, comme si les émules d’Asclépios n’avaient pas à frayer avec ceux d’Hermès. « Je me suis souvent amusé, lors de réunions entre libéraux, à demander qui était médecin dans la salle, raconte le Dr Philippe Vermesch, président du Syndicat des médecins libéraux. En général, tout le monde lève la main. Ensuite, je demande qui est entrepreneur. Et là, on n’a pas la moitié de la salle qui le fait! » Une sorte de relation compliquée entre entrepreneuriat et médecine qui, si l’on en croit Théophile Denise, premier vice-président de l’Intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale (Isnar-IMG), commence relativement tôt. «Peu d’internes en médecine générale se considèrent comme de futurs entrepreneurs, note-t-il. Et même si on retire l’étiquette “entrepreneur”, on remarque que certains internes sont très proactifs dans la création de leur outil de travail, qu’ils ont rapidement un projet et qu’ils savent comment le faire aboutir, y compris en termes de financement, tandis que d’autres sont plutôt à la recherche d’opportunités leur permettant de reprendre un cabinet qui tourne déjà, de s’installer dans une structure où une grande partie de l’administration est effectuée par une fonction de coordination, voire de travailler comme salariés. » Et pourtant, si l’on excepte le cas du salariat, le généraliste se trouve, qu’il le veuille ou non, à devoir gérer au moins certaines des contraintes caractéristiques de la vie entrepreneuriale: démarches administratives, planification, investissement, partenariats, et parfois recrutement… Tout y passe, ou presque. « Évidemment, dès qu’il y a une activité libérale, il y a une petite entreprise, constate le Dr Marie Benque, médecin généraliste à Paris au sein du cabinet Ipso santé. Cela peut aller de schémas assez simples, comme dans le modèle historique du généraliste exerçant seul, à des structures plus complexes, comme celle où je travaille, qui compte une cinquantaine de professionnels et qui a tout de la petite entreprise, avec ses soignants, ses étudiants, ses équipes de support, etc. »   Plonger… sans y être préparés Et beaucoup de praticiens ne sont pas préparés à plonger en toute confiance dans ce grand bain entrepreneurial : « Notre formation nous y prépare très peu et, en tout cas, pas de manière uniforme, poursuit Théophile Denise. Nos cours ne sont pas standardisés à l’échelle nationale, et chacune des 28 subdivisions décide de son propre contenu. Il y a bien certaines facs qui font quelques cours sur la gestion, la coordination d’une équipe, le recrutement ou encore la comptabilité, ce qui permet aux internes de s’approprier la gestion de leur cadre de travail, mais elles sont clairement minoritaires. » D’autant que s’il existe des cours sur ces sujets, le volume horaire qui y est consacré est loin d’être suffisant, ajoute le représentant syndical. Pour étayer ses propos, celui-ci cite un sondage [non publié, NDLR] réalisé par son organisation en juillet dernier auprès de 2038 internes en médecine générale. Ainsi, à la question de ce dont ils avaient besoin comme formation, en termes de contenus universitaires, 92% évoquaient la gestion du cabinet ou la comptabilité, 83% parlaient de financement et des modes de rémunération, 87% des démarches d’installation, et 75% du fonctionnement des structures type maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) ou communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS)… «Pour donner un point de comparaison, ils n’étaient que 31% à demander des cours théoriques en médecine», insiste Théophile Denise. Des chiffres d’autant plus parlants, estime-t-il, que la réponse à cette question était en texte libre, et qu’elle n’a donc pas pu être orientée par des choix qui auraient été suggérés aux participants.   Prédication entrepreneuriale Pour autant, il serait faux de croire que la figure du médecin entrepreneur est totalement absente du discours et de l’imaginaire de la profession. Elle figurait, par exemple, en toutes lettres sur la couverture du livre publié par le Dr François Pelen en 2020*, Crise sanitaire : pourquoi il faut presque tout changer, dont le sous-titre était dénué d’ambiguïté : « Le temps du médecin entrepreneur ». L’ophtalmologue, fondateur du réseau Point Vision, qui revendique 40 centres à travers toute la France, prône ainsi la notion d’entreprise médicale, notamment pour permettre au médecin d’accéder à des équipements de pointe et de libérer du temps au service du patient : « L’épidémie [de Covid-19, NDLR] a montré la faiblesse du système actuel où la médecine de ville n’est pas organisée en entreprise médicale et où, de fait, c’est trop compliqué de la faire entrer dans le process parce qu’il n’y a pas de relais. Ce n’est pas la seule raison pour laquelle la médecine de ville doit s’organiser en entreprise médicale. Aujourd’hui, il y a énormément de technique dans la médecine. On fait beaucoup d’examens, on ne se contente plus de palper un ventre. Vous ne pouvez pas avoir tous ces moyens techniques si vous êtes seul… Économiquement, ce n’est pas viable. Vous allez envoyer votre patient à un confrère qui a le plateau technique, les examens vont être envoyés au médecin. Le patient va reprendre un troisième rendez-vous pour obtenir ses résultats. Dans l’entreprise médicale, vous avez tout sur place, vous le faites sur la journée. Ce n’est plus la même médecine », nous confiait-il en septembre 2020**.

La notion de médecin entrepreneur a également ses défenseurs côté syndical. «Nous travaillons sur la question de l’entreprise libérale depuis une quinzaine d’années, revendique Philippe Vermesch. Pour nous, le médecin est bien évidemment un entrepreneur, il a des responsabilités, un impératif de rentabilité… La seule différence avec les entrepreneurs d’autres secteurs, c’est que la médecine n’est pas un commerce, et que nous n’avons donc en aucun cas à user de pratiques commerciales. Mais pour le reste, nous avons les mêmes contraintes, la même façon d’agir, les mêmes préoccupations. » Reste que cette vision militante de l’entrepreneuriat médical est loin d’être la plus répandue au sein de la profession, du moins chez les généralistes. Car dans les faits, c’est une forme d’entrepreneuriat toute particulière que la médecine libérale a réussi à inventer. «Quand je pense au côté entrepreneur, ce qui me vient à l’esprit, c’est avant tout la volonté de faire changer les choses, de faire bouger les lignes, de penser la médecine de demain », indique ainsi Marie Benque. Celle-ci se sent donc à mille lieues de l’impératif de maximisation des profits, qui guide, selon la théorie économique libérale, l’action de tout entrepreneur digne de ce nom. «Nous sommes une entreprise de l’économie sociale et solidaire, et notre gestion des profits est donc par nature différente », précise la généraliste.

  À la recherche du temps (entrepreneurial) perdu Qu’elle soit revendiquée ou sous-entendue, qu’elle s’inscrive dans une logique classique ou dans une logique « sociale et solidaire », la dimension entrepreneuriale s’impose au métier de généraliste. Ce qui pose une question cruciale : celle du temps. « La question que nous posent beaucoup de généralistes, c’est de savoir comment intégrer du temps non médical dans leur emploi du temps, explique Delphine Demaison, cofondatrice du cabinet Catalyse, spécialisé dans le coaching des professionnels de santé. Le cœur de leur sujet, c’est de soigner, et le temps médical est évidemment leur priorité. Mais on sait que sur vingt minutes de consultation, il y a en moyenne environ cinq minutes de temps non médical associé ; et si ce temps médical n’existe nulle part, il est rattrapé autrement, le week-end ou la nuit. C’est là que nous mettons des warnings, car ce temps masqué qui s’ajoute est l’un des facteurs aggravants du burn out. » Philippe Vermesch, lui aussi, confirme que l’entreprenariat médical ne peut être considéré comme une dimension pouvant fonctionner sans que l’on s’en occupe. «C’est du temps qu’il faut bien prendre, affirme-t-il. Si on n’est pas organisé, on le fait le samedi ou le dimanche. Mais le mieux, c’est d’être organisé, voire d’avoir du personnel pour s’en occuper.» Mais même en admettant que les médecins parviennent à consacrer, sur leur temps de travail et de manière sereine, les précieuses heures indispensables au bon fonctionnement de leur petite entreprise libérale, il demeure que la gestion n’a rien d’inné. Il est donc nécessaire de savoir vers où se tourner pour apprendre les rudiments du management.   De l’avantage de jouer collectif « C’est une formation qui ne se fait pas vraiment à l’université, ni dans les congrès, même si on commence à voir apparaître des sessions sur le sujet, remarque Philippe Vermesch. Il faut donc recourir à la formation continue, et de nombreux organismes proposent des modules. Il y a aussi le comptable, mais attention, il est là pour compter, pas forcément pour conseiller. Mais quelle que soit la solution choisie, il faut se former, car la gestion est quelque chose qui ne s’invente pas. » Les internes l’ont bien compris, et ils s’organisent pour acquérir par eux-mêmes les connaissances que leur université ne leur fournit pas assez, du moins à leurs yeux. « Dans presque toutes les facultés, associations ou syndicats s’organisent pour faire des sessions de formation, explique Théophile Denise. Ils font venir des entrepreneurs, des comptables pour expliquer aux internes les bases de la gestion du cabinet. » Cette formation pratique peut également être l’occasion de découvrir ces aspects, même si cela dépend de l’appétence et de la manière de travailler des maîtres de stage. Théophile Denise s’empresse d’ailleurs de préciser que cette situation n’est, à ses yeux, « pas pérenne » et qu’il préférerait que davantage de ressources y soient consacrées par les facultés. S’il reste encore beaucoup à faire pour que médecins et futurs médecins disposent des connaissances nécessaires à leur plein épanouissement entrepreneurial, les mentalités commencent à évoluer. «On voit que les choses bougent, même si cela reste timide, estime Philippe Vermesch. Les jeunes nous posent de plus en plus de questions, et nous sommes de plus en plus de syndicats à porter ce sujet.» Même constat du côté de Delphine Demaison : « La conscience autour de ces sujets est de plus en plus forte. On voit que de plus en plus d’accompagnements sont proposés, que ce soit sur les aspects financiers, juridiques, ou encore sur les ressources humaines.»   L’exercice coordonné à la rescousse Par ailleurs, certaines des transformations profondes actuellement à l’œuvre au sein de la profession pourraient bien venir en aide aux généralistes quelque peu effrayés par l’aventure entrepreneuriale : le développement de l’exercice coordonné permet aux praticiens de ne plus être seuls face aux affres des calculs d’amortissement ou de l’établissement des fiches de paie.« De moins en moins de généralistes exercent désormais seuls, constate Delphine Demaison. Quand on s’associe, quand on exerce en groupe, on acquiert, presque sans s’en rendre compte, une dimension entrepreneuriale. » Les aptitudes des uns et des autres ont tendance à se compléter, et les connaissances ont tendance à passer d’un professionnel à l’autre, estime-t-elle.

Ce que confirme Marie Benque : «Nous ne recherchons pas forcément des gens qui sont particulièrement formés sur les questions administratives, même si, bien sûr, tous nos associés étant libéraux, ils ont forcément cette dimension entrepreneuriale. La différence, c’est que notre structure étant ce qu’elle est, les gens qui nous rejoignent ne sont pas seuls, et qu’ils sont accompagnés. » Le développement des MSP et autres CPTS, dont l’une des caractéristiques est de consacrer des ressources à la fonction de coordination, va d’ailleurs dans ce sens. Reste que la culture professionnelle des médecins semble encore devoir évoluer sur ces sujets. « Je suis frappée de voir que les médecins que nous accompagnons ont très facilement le réflexe de décrocher leur téléphone quand il s’agit de venir en aide à un patient, constate Delphine Demaison. En revanche, quand il s’agit de demander un conseil pour eux-mêmes, ils ne pensent pas toujours à faire fonctionner leur réseau, alors que c’est un geste tout à fait normal chez les entrepreneurs.» Les blouses blanches ont encore quelques leçons à prendre chez les cols blancs…   * publié aux éditions du Cherche-midi ** Voir egora.fr, 29 septembre 2020  

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