"Les kinés sont fréquemment exposés à des patients les consultant sans prescription médicale"

08/03/2024 Par Anthony Demont
"Les kinés sont déjà exposés à un exercice en accès direct", souligne le chercheur Anthony Dermont. Il est urgent d'appliquer la loi Rist pour "sécuriser" leur exercice et améliorer l'accès aux soins, plaide ce masseur-kinésithérapeute dans une tribune répondant aux réticences exprimées par l'Académie de médecine le 15 février dernier.

  "L’Académie nationale de médecine a publié le 15 février dernier un communiqué concernant les dispositions relatives à la loi 2023-379 du 19 mai 2023 portant amélioration de l‘accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé. Bien que les textes d’application ne soient pas encore parus, leur position est sans appel concernant les nouveaux droits octroyés aux infirmiers, aux infirmiers de pratique avancée, aux kinésithérapeutes et aux orthophonistes en matière d’accès à des examens et des thérapeutiques sans prescription par un médecin : « se passer du diagnostic médical doit rester une exception ». Toutefois, les arguments avancés par l’Académie nationale de médecine méritent d’être contextualisés pour intégrer cette loi dans une vision globale de la réforme de notre système de santé. Discutons-en ! Pour rappel, la loi du 19 mai 2023 portant amélioration de l’accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé introduit un accès direct* des patients aux IPA, aux kinésithérapeutes et aux orthophonistes exerçant dans certaines structures de soins. De plus, elle élargit les compétences de plusieurs professions de santé habituellement dévolues aux médecins comme par exemple la primo-prescription de certains produits ou prestations soumis à ordonnance pour l’IPA ou la prescription d’examens complémentaires pour les infirmiers. Au-delà de ces dispositions, une expérimentation d’une durée de 5 ans et dans 6 départements est envisagée pour permettre aux kinésithérapeutes adhérents à une CPTS de recevoir des patients pour une primo-consultation sans prescription préalable, ni diagnostic médical. La parution du décret d’application de cette expérimentation impliquait l’avis préalable de la Haute Autorité de santé et de l’Académie nationale de médecine pour préciser les modalités de mise en œuvre. Cette dernière a produit un communiqué avant de rendre son avis ce qui laisse entrevoir leur future position ! Un des principaux enjeux de santé pour la population est l’accès aux soins les plus appropriés à leur état pathologique à un instant donné. Le parcours de soin coordonné a été instauré de telle manière à ce que le médecin généraliste, en tant que médecin traitant du patient, soit le chef d’orchestre de la primo-évaluation, des premiers soins et, le cas échéant, de l’orientation du patient vers les professionnels de santé adéquats tels que ceux visés par la loi exerçant actuellement leur art sous prescription médicale. Bien souvent, on restreint l’objectif de la loi du 19 mai 2023 à pallier au manque de médecins et de temps médical disponible pour assurer une prise en charge optimale des patients (position critiquée dans un précédent article sur Egora). Or,  et de manière différente pour chacune des professions visées par cette loi, les populations de patients qui pourraient être concernées par leurs nouveaux rôles ne sont au final pas les mêmes.  

En 2020, 30 pays autorisaient, dans le système public et privé de santé, leur population à accéder directement aux kinés sans diagnostic médical, ni prescription médicale

Par exemple, les motifs de consultation en médecine générale les plus prévalents et nécessitant en première intention des soins de kinésithérapie selon les recommandations de pratiques cliniques sont des troubles musculosquelettiques tels que la douleur lombaire ou du genou. Si les patients devaient consulter, pour la première fois, un kiné pour une douleur lombaire, ils pourraient légitimement se questionner sur la sécurité de la prise en charge qui leur serait fournie en l’absence d’un diagnostic médical préalable. Comme l’accès direct à un kiné pour les mêmes motifs de consultation existe déjà à l’étranger et ce depuis de nombreuses années, il est utile d’en analyser les données pour répondre à ce questionnement. Il en ressort clairement que la sécurité de la prise en charge peut être garantie dès lors que les professionnels de santé concernés sont formés à la suspicion de pathologies provoquant des symptômes pouvant être à tort jugés comme « bénins » mais nécessitant en première intention une intervention médicale (ex : tumeur rachidienne ou fracture ostéoporotique). Il est également primordial de préciser que, dans les modèles existants,  le kiné n’intervient pas de manière isolée mais bel et bien en étroite coopération avec le médecin généraliste du patient afin que ce dernier puisse recevoir un diagnostic et le traitement adéquat. En 2020, 30 pays autorisaient, dans le système public et privé de santé, leur population à accéder directement aux kinés sans diagnostic médical, ni prescription médicale, ni via un autre moyen de référencement d’un médecin. Plusieurs études issues de ces différents pays ont rapporté l’absence d’événements indésirables associés au fait de voir un kiné comme professionnel de santé de premier contact dans le parcours des patients lorsqu’ils consultent pour des symptômes musculosquelettiques. Dans cet exemple, la formation du kiné est donc la pierre angulaire pour garantir la sécurité et la bonne prise en charge du patient. En effet, il sera alors en mesure de déterminer si l’état pathologique du patient indique des soins kinésithérapiques, éventuellement associés à un traitement médical après avis du médecin généraliste le cas échéant, ou bien si une contre-indication à des soins kinésithérapiques en première intention nécessite une orientation vers le médecin généraliste. Cette expertise clinique implique aussi que le kiné soit pleinement connaisseur des moyens de recours du patient pour l’orienter vers le bon interlocuteur (médecin généraliste ou service d’urgence), tout en informant son médecin traitant de la démarche thérapeutique proposée via le dossier médical partagé. A noter également qu’en France, les pratiques coopératives entre médecins généralistes et kinés de s’orienter mutuellement, et en confiance, les patients pour obtenir un avis sont déjà monnaies courantes sur le terrain.  

Cette loi vient donc pour partie officialiser une pratique existante depuis de nombreuses années

Les kinés sont fréquemment exposés à des patients les consultant sans prescription médicale et donc sans avoir préalablement vu un médecin généraliste pour obtenir un diagnostic médical. Ils peuvent être amenés, à la lumière de leur bilan-diagnostic kinésithérapique, à recommander au médecin généraliste la prescription de soins kinésithérapiques. Même si cette pratique est illégale puisque le bilan-diagnostic kinésithérapique ne peut en théorie être formulé que sur la base de l’orientation du patient à l’aide d’une prescription médicale, cela met bien en exergue que les kinés sont déjà exposés à un exercice en accès direct. Cette loi vient donc pour partie officialiser une pratique existante depuis de nombreuses années. En se faisant, elle sécuriserait également les kinés dans leur responsabilité et la relation qu’ils entretiennent avec leurs patients les consultant pour bénéficier de leur évaluation et le cas échéant de soins kinésithérapiques, quand ceux-ci sont indiqués. Pour poursuivre l’exemple évoqué ci-dessus, parmi l’ensemble des troubles musculosquelettiques affectant la population et pour lesquels ils peuvent être amenés à consulter une première fois, de nombreuses données épidémiologiques rapportent qu’un faible pourcentage de ces patients nécessite véritablement et uniquement en première intention un traitement médical à la suite d’un diagnostic médical. Les troubles musculosquelettiques, bien qu’en constante augmentation chaque année au sein de la population et accentuant la pression sur le système de santé, sont le plus souvent d’origine multifactorielle et bénins. Parmi les soins recommandés en première intention, ceux dispensés par un kiné en font partis et devraient être délivrés le plus précocement possible selon les recommandations de pratiques cliniques. La majorité de ces troubles musculosquelettiques sont des pathologies dites « non-spécifiques » ou « communes » causées par divers facteurs biologiques, psychologiques et/ou sociaux. Les examens paracliniques sont peu pertinents en première intention pour le dépistage de ces pathologies (comme le préconise par exemple en 2019 la Haute Autorité de santé pour la prise en charge de la lombalgie commune). Ainsi, le kiné doit détenir d’une part les compétences d’identification des patients suspectés de présenter une pathologie nécessitant des traitements qui ne relèvent pas de leur champ de compétences et d’autre part ceux qui, parallèlement à une indication à des soins kinésithérapiques, doivent conjointement bénéficier de l’avis d’un médecin généraliste (ex : pour l’adaptation d’un traitement médicamenteux ou la suspicion d’une comorbidité).  

L’expertise du médecin généraliste doit être valorisée

Ainsi, l’accès direct à ces professionnels vise avant tout à répondre à l’enjeu d’obtenir le plus précocement possible une consultation avec un professionnel de santé compétent (formé pour ce rôle) en capacité de fournir aux patients une évaluation afin de limiter le risque de chronicisation des symptômes,  et, si l’indication le confirme, les traitements relevant de son champ de compétences. Bien que ces évolutions en matière d’organisation des soins puissent participer à l’amélioration de l’accès aux soins de la population française, il serait inapproprié de penser que cette loi seule réussira ce pari. Elle fait partie d’un ensemble de dispositions visant cet objectif et ne peut donc pas être isolée dans l’analyse contextuelle qui en est fait. Enfin, malgré les difficultés que rencontre la population pour accéder aux soins les plus appropriés, l’expertise du médecin généraliste doit être valorisée et particulièrement pour les prises en charge pour lesquelles sa formation et son rôle sont déterminants pour la santé des français, face à ces modifications d’accès à des examens et des thérapeutiques sans prescription. "    *Cet accès direct aux soins de ces professionnels de santé a été défini à l’échelle internationale par les associations mondiales représentatives de plusieurs professions de santé comme un modèle de soins primaires permettant aux patients d’accéder directement à un de ces professionnels sans avoir à consulter préalablement un autre professionnel de santé tel qu’un médecin      

Bibliographie pour aller plus loin : 1.            Linsell L, Dawson J, Zondervan K, Rose P, Randall T, Fitzpatrick R, et al. Prevalence and incidence of adults consulting for shoulder conditions in UK primary care; patterns of diagnosis and referral. Rheumatology. févr 2006;45(2):215‑21. 2.            Henschke N, Maher CG, Refshauge KM, Herbert RD, Cumming RG, Bleasel J, et al. Prevalence of and screening for serious spinal pathology in patients presenting to primary care settings with acute low back pain. Arthritis Rheum. oct 2009;60(10):3072‑80. 3.            Safiri S, Kolahi AA, Hoy D, Buchbinder R, Mansournia MA, Bettampadi D, et al. Global, regional, and national burden of neck pain in the general population, 1990-2017: systematic analysis of the Global Burden of Disease Study 2017. BMJ. 26 mars 2020;368:m791. 4.            Fejer R, Kyvik KO, Hartvigsen J. The prevalence of neck pain in the world population: a systematic critical review of the literature. Eur Spine J. juin 2006;15(6):834‑48. 5.            Cadogan A, Laslett M, Hing WA, McNair PJ, Coates MH. A prospective study of shoulder pain in primary care: Prevalence of imaged pathology and response to guided diagnostic blocks. BMC Musculoskelet Disord. 28 mai 2011;12:119. 6.            Frese T, Peyton L, Mahlmeister J, Sandholzer H. Knee pain as the reason for encounter in general practice. ISRN Family Med. 2013;2013:930825. 7.            Cui A, Li H, Wang D, Zhong J, Chen Y, Lu H. Global, regional prevalence, incidence and risk factors of knee osteoarthritis in population-based studies. EClinicalMedicine. déc 2020;29‑30:100587. 8.            Budtz CR, Hansen RP, Thomsen JNL, Christiansen DH. The prevalence of serious pathology in musculoskeletal physiotherapy patients – a nationwide register-based cohort study. Physiotherapy. 1 sept 2021;112:96‑102. 9.            Oliveira CB, Maher CG, Pinto RZ, Traeger AC, Lin CWC, Chenot JF, et al. Clinical practice guidelines for the management of non-specific low back pain in primary care: an updated overview. Eur Spine J. nov 2018;27(11):2791‑803. 10.          Tsakitzidis G, Remmen R, Dankaerts W, Royen PV. Non-specific neck pain and evidence-based practice. European Scientific Journal, ESJ [Internet]. 28 janv 2013 [cité 26 sept 2019];9(3). Disponible sur: https://eujournal.org/index.php/esj/article/view/727 11.          Royal Australian College of General Practitioners. Guideline for the management of knee and hip osteoarthritis [Internet]. 2nd edn. East Melbourne, Vic: RACGP; 2018 [cité 26 sept 2019]. Disponible sur: https://www.racgp.org.au/download/Documents/Guidelines/Musculoskeletal/guideline-for-the-management-of-knee-and-hip-oa-2nd-edition.pdf 12.          Babatunde OO, Bishop A, Cottrell E, Jordan JL, Corp N, Humphries K, Hadley-Barrows T, Huntley AL, van der Windt DA. A systematic review and evidence synthesis of non-medical triage, self-referral and direct access services for patients with musculoskeletal pain. PLoS One. 2020 Jul 6;15(7):e0235364. doi: 10.1371/journal.pone.0235364. PMID: 32628696; PMCID: PMC7337346. 13.          Demont A, Bourmaud A, Kechichian A, Desmeules F. The impact of direct access physiotherapy compared to primary care physician led usual care for patients with musculoskeletal disorders: a systematic review of the literature. Disabil Rehabil. 2021 Jun;43(12):1637-1648. doi: 10.1080/09638288.2019.1674388. Epub 2019 Oct 11. PMID: 31603709.

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