Maigre rémunération, missions appauvries, perte de sens... Pourquoi la médecine scolaire est-elle à la dérive ?

06/09/2022 Par R.L.
Santé publique
Comme l’enseignement, la médecine scolaire est en crise : nombre de médecins en chute libre, surcharge administrative et perte de sens, difficultés à assurer les missions d’éducation à la santé… Alors que la situation ne cesse de se dégrader, l’Etat peine à trouver une solution. Au détriment des jeunes, fortement éprouvés par la crise du Covid-19. 

 

Cinquante-quatre postes ouverts au concours 2022, pour 23 candidats, dont 16 admis en juillet. Idem les années précédentes : en 2021, 52 postes ont été proposés, 28 candidats admis. Et en 2020, 55 postes, 18 admis. Le métier de médecin de l’Éducation nationale est confronté à "un vrai problème d’attractivité", constate Patricia Colson, secrétaire générale du Snamspen/SGEN-CFDT(1). Conséquence, les effectifs de médecins de l’Éducation nationale (MEN) ont chuté de 15% entre 2013 et 2018. En raison de la rareté de jeunes recrues, l’âge moyen s’élève à 55 ans, et 82% d’entre eux ont plus de 50 ans. Avec 966 équivalents temps plein (ETP) occupés fin 2019, le taux d’encadrement s’élevait à 12.572 élèves par MEN en 2018, en hausse de 20% en cinq ans. 

Parmi les causes de cette désaffection, un salaire jugé très insuffisant, largement en-dessous d’autres catégories de médecins. Dans un rapport publié en mai 2020(2), la Cour des comptes évoquait "une rémunération indiciaire mensuelle brute de 2.160 € en début de carrière". Tous grades confondus, la rémunération mensuelle moyenne s’élevait à 4.117 € nets en 2018. A quoi s’ajoute le fait que, spécificité française souvent décriée, "la médecine de prévention est très dévalorisée socialement", rappelle Patricia Colson. Si des efforts ont été consentis ces dernières années par l’Etat, les syndicats souhaitent un alignement progressif des salaires avec les praticiens hospitaliers. 

Faute de MEN titulaires, qui bénéficient du statut de fonctionnaire, le recours aux contractuels, dont de nombreux généralistes, va croissant : 17,4% en 2018, contre 13% en 2013. Ce qui n’est pas sans poser problème : "avec la disparition des titulaires et la montée du nombre de médecins scolaires ne bénéficiant pas de la formation à l’EHESP [Ecole des hautes études en santé publique], il devient difficile de répondre aux situations complexes des élèves et aux problématiques de santé publique. Le métier de médecin scolaire n’est pas une succession d’actes médicaux, il exige une expertise et une compétence à agir sur et dans le milieu scolaire pour créer des environnements favorables à la santé globale", estime Patricia Colson. 

La situation est aussi compliquée pour les infirmiers de l’Éducation nationale, bien qu’ils ne souffrent pas des mêmes problèmes d’effectifs que les médecins : fin 2018, ils étaient au nombre de 7.889 ETP occupés (1.300 élèves par infirmier), soit 4% de plus qu’en 2013. Ce qui, selon la secrétaire générale du Snics-FSU(3), Saphia Guereschi, reste largement en-deçà des besoins, que le syndicat estime à 23.000 ETP. "La charge de travail est lourde, la situation est difficile, mais elle n’est pas catastrophique. Nous faisons des choses bien, et nous sommes plébiscités par les familles", estime-t-elle. Malgré, là aussi, une rémunération jugée largement insuffisante : 1.800 euros nets par mois, "soit 400 euros de moins que d’autres infirmières, pour notre niveau de responsabilités". Et largement moins que les infirmiers scolaires exerçant en Allemagne ou en Suisse, dont le salaire mensuel se situe autour de 4.000 euros.  

 

Perte de sens et surcharge administrative 

Pour les médecins comme pour les infirmiers, le salaire n’est toutefois qu’un élément d’un problème bien plus large, largement décrit par l’Académie nationale de médecine en octobre 2017(4), puis par la Cour des comptes en mai 2020 : manque de coordination entre les divers professionnels, gestion cloisonnée et peu efficace (médecins, infirmiers, assistants sociaux, psychologues… tous sont placés sous des hiérarchies différentes), mission d’éducation à la santé "reléguée au second rang", locaux inadaptés, logiciels informatiques dépassés, faible formation continue… Autant d’éléments qui expliquent le spleen des médecins de l’Éducation nationale, en écho à celui des enseignants. 

Comme ceux-ci, effarés par l’effilochement du système scolaire face à des jeunes toujours plus désorientés, les médecins ont le sentiment que "leurs missions ont perdu tout leur sens", déplore Patricia Colson. "C’est un métier passionnant, mais il n’est plus réalisable en l’état." En cause, un travail...

administratif dont la charge est devenue écrasante, au détriment du travail de santé au service des jeunes. "A l’EHESP, nous sommes formés à la conception de projets de santé, à l’expertise médicale tournée vers la scolarité. Or nous n’avons plus le temps de faire cela, mais seulement de contrôler des plans d’accueil individualisé [PAI], de prévoir des aménagements d’examen. Cela n’a aucun sens. Et quand le travail ne devient plus possible, c’est le burn-out", déplore Patricia Colson. 

 

Des visites médicales difficiles à assurer 

Chiffre évocateur de cet épuisement généralisé, le taux de réalisation des visites médicales des enfants âgés de 6 ans : selon l’enquête menée par la Cour des comptes - l’Etat ne dispose pas de chiffres fiables, la remontée des données faisant l’objet d’un boycott depuis plusieurs années -, seuls 18% des élèves de 6 ans ont eu droit à ce bilan obligatoire lors de l’année scolaire 2018-2019 (19,7% dans le secteur publique, 4% dans le privé), contre 26% en 2013-2014. Dans son rapport, la Cour des comptes désigne le coupable : le cloisonnement entre médecins de l’Éducation nationale et infirmières scolaires, acté par un arrêté de novembre 2015. Jusqu’alors menée de concert par les médecins et les infirmiers, la visite médicale à 6 ans a été confiée aux premiers, tandis que celle à 12 ans a été déléguée aux seconds. 

Chaque année, un MEN dispose en moyenne d’une charge de 803 enfants de 6 ans à examiner (+17% en cinq ans). Une tâche difficilement réalisable, et dont l’intérêt, en l’état des moyens humains, n’est pas toujours évident. "Un bilan à 6 ans, c’est difficile, et cela prend beaucoup de temps : il faut évaluer le langage, l’adaptation sociale, dresser un bilan sensoriel… C’est une bonne chose lorsqu’un vrai suivi est assuré derrière. Mais s’il n’y a pas de consultation chez un psychologue ou chez un orthophoniste, cela ne répond pas à l’objectif", estime Patricia Colson. Un constat partagé par Saphia Guereschi : "Nous sommes attachés à ces bilans. Mais nous refusons d’abandonner des consultations qui marchent bien pour faire des bilans de masse, particulièrement s’il n’y a personne pour assurer le suivi derrière. Pour de nombreuses familles, ils suscitent l’incompréhension, l’impression d’être jugé. Seulement 3% à 6% de ces bilans débouchent sur un recours aux soins." 

Si elles ont leur utilité, les visites médicales passent souvent à côté de l’essentiel. "Quand les élèves font leur bilan, ils ne sont pas forcément plongés dans leur problématique de santé. Si un jeune a un problème, par exemple s’il est victime d’inceste, il va tourner autour de l’infirmerie, parfois pendant des mois, et va venir nous voir pour d’autres prétextes, avant de parler. Il faut du temps, il faut faire partie du lieu de vie, pour aller au fond des choses", estime Saphia Guereschi. 

 

Une crise aggravée par le Covid-19 

Tendue de longue date, la situation de la médecine scolaire est devenue encore plus critique avec la crise du Covid-19. "Nous avons fait du ‘tracing’, nous avons appelé les familles des cas contact, rempli des documents administratifs, répondu à des questions techniques. Les infirmières n’ont pas pu faire leur travail d’accueil, et ont été phagocytées par le Covid-19. On aurait pu mettre n’importe qui pour remplir ce rôle, on a choisi les infirmières scolaires. Ce qui démontre bien le manque de connaissance de notre travail", lance Saphia Guereschi. Un accaparement par la crise sanitaire qui tombait au plus mal : "Les jeunes vont mal, ils sont hyper-anxieux, et sont dans l’incapacité de se projeter dans l’avenir. L’accès à internet avait déjà engendré un changement de nature de nos consultations, du fait d’un accès des jeunes à la pornographie, y compris dans ses formes les plus violentes", ajoute-t-elle.

Comment sortir de l’impasse ? Promulguée fin février, la loi 3DS(5) prévoyait de décentraliser la gestion de la médecine scolaire, pour la confier aux collectivités territoriales. Une "départementalisation" rejetée en bloc par les syndicats : inquiets pour le financement de la médecine scolaire, ils y voient la fin d’une politique publique de santé préventive destinée aux enfants et aux adolescents. "Il faut que les missions restent nationales, et non qu’elles soient laissées aux départements", estime Patricia Colson. Son syndicat prône la mise en place d’une organisation départementale en "pôles médico-psycho-sociaux" regroupant les divers professionnels, et travaillant en lien avec la Protection maternelle et infantile (PMI), les centres médico-psychologique (CMP), les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) et les médecins traitants. Bien que départementales, ces structures, dotées d’antennes locales, seraient sous tutelle du ministère de la Santé - en plus du ministère de l’Éducation nationale et des collectivités territoriales. 

Dans sa version finale, la loi 3DS a finalement remis la décision à plus tard : elle prévoit, prétendument dans les six mois suivant la promulgation, "un rapport retraçant les perspectives du transfert de la médecine scolaire aux départements, son coût, les modalités envisagées de recrutement et de gestion du personnel et les améliorations attendues sur le fonctionnement des différentes actions menées dans le cadre de la médecine scolaire". "Ce rapport indique les moyens permettant, en l’absence d’un tel transfert, de renforcer la politique de santé scolaire et, en particulier, de renforcer l’attractivité des métiers concourant à cette politique", ajoute le texte. 

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