Un ratio minimal de soignants par patient : cet élu veut redonner de "l'espoir" aux infirmières

01/02/2023 Par S. B. & A.M.
Le Sénat examine ce mercredi 1er février la proposition de loi (PPL) du Dr Bernard Jomier, instaurant dans les établissements publics "un ratio minimal de soignants par lit ouvert ou par nombre de passages" pour chaque spécialité ou type d'activité, d'ici au 1er janvier 2027. Pour ses détracteurs, c'est au mieux un "grand coup d'épée dans l'eau" et au pire, la porte ouverte aux fermetures de lits. Mais pour le sénateur socialiste de Paris, généraliste de profession, c'est un remède nécessaire à la "crise de sens" que vivent les soignants à l'hôpital. Interview. 

 

Egora.fr : Votre proposition de loi instaure un nombre minimal d'infirmières et d'aides-soignantes auprès des patients. Est-ce une solution réaliste alors que l'on manque de personnels ?  

Dr Bernard Jomier : La PPL porte sur un nombre minimal de "soignants" par patient, toutes professions de santé réglementées, et pas uniquement d'infirmières et d'aides-soignantes, même si, effectivement, l'enjeu le plus sensible se situe à leur niveau. 

Je crois qu'on ne peut pas répondre à la crise actuelle de l'hôpital et aux départs des personnels si on ne répond pas à deux grandes problématiques. La première est celle du niveau des rémunérations, incluant le travail de nuit et de week-end, qui a fait l'objet du Ségur et devra donner lieu à des mesures complémentaires. Mais si l'on s'en tient à ce volet-là, on passe à côté d'une problématique que tous les soignants ont amplement exposée et qui est une cause majeure des départs de l'hôpital -on l'a beaucoup entendu lors de la commission d'enquête : c'est la crise de sens de ces professions, nourrie par le sentiment de ne plus avoir le temps nécessaire pour bien prendre en charge les patients et le sentiment parfois d'être "maltraitants". Pour un soignant, c'est un motif majeur de renoncement. 

Si on prend les infirmières, on est arrivé progressivement à 1 infirmière pour 15 patients, d'après l'Anap [Agence nationale de la performance sanitaire et médico-sociale, NDLR], ce qui est tout à fait déraisonnable dans beaucoup de services. 

Il faut répondre à cette question en réintroduisant un nombre de soignants par patient qui soit plus conforme non seulement à des enjeux de sécurité des soins, mais aussi à des enjeux de qualité des soins pour les patients et de qualité de vie au travail pour les personnels. C'est ce que porte cette PPL. 

 

Mais concrètement, comment va-t-on pouvoir appliquer cette mesure ? 

Si on l'appliquait du jour au lendemain, si on disait au 1er juillet, ce sera 1 infirmière pour 8 patients, évidemment on fermerait des lits. Mais ce n'est pas du tout ce que dit cette PPL. En commission des Affaires sociales, nous l'avons adoptée amendée, avec un calendrier d'application qui est progressif. La Haute Autorité de santé a presque deux ans, jusqu'au 31 décembre 2024, pour mettre au point les ratios et ensuite deux années supplémentaires sont laissées pour qu'ils soient déclinés dans les établissements. Vous conviendrez que quatre ans pour appliquer les ratios, c'est un cap, c'est un objectif, c'est un espoir pour les soignants. Nous leur avons parlé de cette progressivité lors des auditions. Et aucune organisation de soignants nous a répondu que ce serait inutile. Ils disent tous que la perspective de l'amélioration des conditions de travail est un facteur important de retour des soignants, des infirmières notamment, vers l'hôpital.  

La fermeture de lits, c'est la situation actuelle. Cette PPL entrainera des retours de personnels donc des réouvertures de lits parce qu'elle n'est ni brutale, ni uniforme. 

 

Cela sera-t-il suffisant pour les faire revenir? 

Il faut agir à la fois sur la question des rémunérations, la question du travail de nuit, de week-end, sur la question des plannings qui sont sans arrêt désorganisés parce que quand vous avez 30 lits et qu'une des deux infirmières est en arrêt c'est la catastrophe. Il faut sans cesse boucher les trous et le pool de l'hôpital ne suffit plus. Le fait de remettre du personnel est un facteur important. Et ce n'est pas moi qui le dit, mais les organisations qui ont été auditionnées par la rapporteure [Laurence Rossignol], que ce soit les organisations infirmières, celles représentant les kinés, les sages-femmes ou les médecins -les collectifs, les conférences de présidents de CME… Rémi Salomon [président de la CME de l'AP-HP] et Thierry Godeau [président de la Conférence nationale des présidents de CME de CH] nous ont dit tous les deux que cette loi était indispensable pour faire revenir des infirmières à l'hôpital.  

On ne peut pas à la fois nous dire qu'on va fermer des lits si on l'applique tout de suite et que ce sera inefficace si on l'applique dans quatre ans. 

 

Vous mettez en avant des exemples internationaux, avec quels résultats? 

Il y a 300 études dans la littérature scientifique environ sur le sujet. J'ai cité quelques-unes de ces études, mais elles montrent toutes la même chose. D'abord, il y a un retour des personnels à l'hôpital. Prenez la Californie : la loi a été votée en 1998, appliquée complètement en 2005. Il a fallu 7 ans. Ils ont vu les indicateurs de qualité des soins aux patients et de qualité de vie au travail des soignants s'améliorer, avec par exemple une baisse du nombre de complications et une baisse du nombre de réhospitalisations, ou encore une chute de la proportion de burn out chez les infirmières.

Ça ne produit pas des effets en 6 mois, ce sera plus long. Mais le cap est donné. Alors qu'aujourd'hui, une infirmière qui peine à prendre en charge 12 patients par jour, on lui dit qu'elle gagnera...

200 euros de plus par mois - très bien c'était nécessaire - mais on ne lui donne aucune perspective de retour à la normale. La moyenne, dans les pays développés, c'est 1 pour 8 dans les services de MCO, hors soins critiques. Si on ne lui donne pas cette perspective, elle s'en va. 

Il y aussi cette étude économique intéressante sur des hôpitaux australiens, parue dans The Lancet (voir encadré). Ils ont instauré ces ratios, nécessitant l'embauche de 167 infirmières, ce qui leur a coûté 33 millions de dollars australiens. Deux ans après, ils ont constaté une amélioration des indicateurs de qualité, et ont fait le calcul économique. Ils se rendent compte qu'ils ont économisé 69 millions d'euros du fait de la baisse des durées d'hospitalisation, de la baisse de la iatrogénie. C'est un investissement, économiquement ce n'est pas une mesure ruineuse.  

Il faut faire revenir plusieurs dizaines de milliers d'infirmières à l'hôpital. Mais si on ne le fait pas, on prend acte du fait que l'on ne financera plus ces postes. Que des dizaines de milliers d'autres infirmières vont quitter l'hôpital. Qu'on ne rouvrira pas ces lits. Et qu'on réduit la couverture hospitalière dans notre pays, sur des services qui n'ont pas de substituts dans le pays. On ne remplace pas les lits spécialisés de neurovasculaire de la Pitié-Salpêtrière ou des lits de greffe hépatique de Beaujon par des lits dans une clinique privée lambda. S'ils ferment, les listes d'attente s'allongeront pour les patients. Evidemment, ce n'est pas la seule mesure à prendre pour réparer l'hôpital. 

 

Pourquoi ne l'a-t-on pas fait avant? 

On est dans un cadrage général qui est la politique de l'offre. Pour réduire les déficits publics, on restreint les financements, les dépenses publiques. On serre la vis de tous les services publics. Pourquoi a-t-on laissé l'infrastructure ferroviaire de notre pays se dégrader ? Pourquoi la justice est-elle dans un tel état ? Quand vous regardez le budget des hôpitaux sur 20 ans, année après année, vous voyez qu'on les a privés de financements. Pas d'une somme énorme, mais chaque année il manque 2 ou 3 milliards. Si vous achetez une maison et que vous n'investissez pas, un an, deux ans ou trois ans, ça va, mais au bout de 10 ans, elle est dans quel état ? C'est ce qui se passe dans nos hôpitaux. Pour rattraper 20 milliards d'investissements manquants sur 10 ans, le Gouvernement fait un plan de 19 milliards… mais étalé sur 10 ans. 

C'est un choix politique, ça se discute démocratiquement. Moi je dis qu'on ne peut pas continuer comme ça, à faire pression sur les dépenses de personnel. On a empêché la progression des rémunérations -là, il y a eu une prise de conscience- et on a restreint le nombre de personnels. Tout cela dans le but de réduire le budget des hôpitaux. 

Après, cette PPL ne règle pas ni la question du nombre de lits nécessaires dans les hôpitaux, ni la question du périmètre de l'hôpital. Mais si on a des lits à l'hôpital, on doit avoir le nombre de personnels nécessaire pour assurer la qualité et la sécurité des soins. 

 

Comment seront élaborés ces ratios? 

Ce n'est pas du ressort de la loi. Ils seront élaborés par la HAS, qui devra évidemment consulter les sociétés savantes, afin de mettre en place un cadrage national. Je n'imagine pas un nombre unique, mais une fourchette qui devra être adaptée au niveau des établissements, en fonction des spécialisations – c'est ce que défendent l'association des directeurs de soins, et les cadres de santé. La PPL précise que ce sont la commission des soins infirmiers et la CME, qui ont dans leurs missions la qualité et la sécurité des soins, qui devront travailler sur cette question. Ça a fait totalement consensus. 

 

L'exemple probant du Queensland 
En 2016, l'Etat du Queensland, dans le nord est de l'Australie, a instauré un ratio minimal d'infirmières par patient dans 27 hôpitaux. Une étude prospective publiée en 2021 dans The Lancet a comparé les données de 142 986 patients hospitalisés dans ces établissements avec celles de 88 916 patients hospitalisés dans 28 établissements non soumis aux ratios, avant et deux ans après la mise en œuvre de cette mesure.  
Un patient à charge en moins par infirmière permet de réduire la mortalité et le taux de réadmissions de 7% et la durée moyenne de séjour de 3%, concluent les auteurs, avec des économies générées deux fois supérieures aux dépenses engagées pour ces embauches.  
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