En arrivant au CHU Purpan de Toulouse, il faut compter 12 minutes pour rejoindre à pied le centre de prévention de l'épuisement professionnel des soignants, discrètement installé dans l’un des (très) nombreux "pavillons", quelque part entre les urgences, l’hôpital pour enfants, les parkings et les bâtiments de recherche. Sur le chemin, aucune pancarte, pas de panneau : le "Peps", comme on le surnomme, est si discret qu’il est quasi-impossible de le trouver sans se tromper. Nous ne faisons pas exception à la règle… le GPS grimpe à 20 minutes : "Faites demi-tour".
A l’entrée du pavillon, il faut encore chercher. Ce n’est qu’après quelques mètres qu’un sobre écriteau mène les visiteurs vers un couloir. "C’est délibéré. On n’a pas souhaité d’affichage extérieur pour éviter une stigmatisation, nous explique d’emblée le Pr Fabrice Hérin, chef de service des pathologies professionnelles et environnementales, à l'origine de ce centre. Nos patients sont demandeurs d’une certaine discrétion. On est dans l’enceinte d’un CHU, ils ne veulent pas croiser de collègues." Il s’engouffre dans une salle de réunion. Aux murs, des affiches de prévention et un tableau datant d’un précédent atelier. Des mots sont entourés - "empathie", "travail bien fait", "famille", "compassion", "éponge émotionnelle", "ne sait pas dire non".
Le médecin est rejoint par son équipe : la Dre Caroline Gernigon, jeune PH, Cécile Faucher, psychologue clinicienne, et Gaëlle Pacaud, psychologue du travail. Tous travaillent avec un infirmier en charge des entretiens initiaux. A eux cinq, ils forment une équipe d'irréductibles soignants avec pour mission de prendre soin… d’autres soignants.
"Alors, qu’est-ce qu’on fait ici ?", lance le Pr Hérin, affable. "Ce centre Peps est intégré au centre régional des pathologies professionnelles et environnementales dans lequel on accueille des professionnels de la santé en situation d'épuisement professionnel. On a constaté ces dernières années, notamment depuis le Covid, que les demandes de soins se majoraient, que les situations qu’on voyait étaient plus constituées et plus graves", explique-t-il. Cette structure est à destination de "l’ensemble des personnels qui exercent dans les métiers de la santé, insiste-t-il. On ne parle pas que des médecins et des infirmières mais aussi des directeurs d’hôpitaux, des secrétaires médicales, des hospitaliers, des libéraux… Il y a une composante commune d’investissement, de rapport au travail."
"Toute puissance"
"On sait que chez les soignants, il peut parfois y avoir… peut-être pas un sentiment de toute-puissance mais de déni d’être concernés par les problématiques pour lesquelles ils prennent en charge les patients", ajoute Gaëlle Pacaud. "Généralement, quand ils nous sollicitent, c’est parce qu'ils sont sans ressources. Ils sont à un stade où ils ont fait appel au médecin traitant s’ils en ont un mais qui découvre lui-même la situation à un stade avancé, ou leur médecin du travail, avec qui on travaille beaucoup", précise aussi la Dre Gernigon.
Psychologues comme médecins insistent sur une nécessaire précocité de prise en charge. Chaque personne accueillie dans le centre réalise un entretien initial sur la base d’une grille empruntée à la littérature scientifique. Il permet de prendre la mesure des risques psychosociaux. Le profil du patient est ensuite présenté lors d’une séance de travail pluridisciplinaire. "On construit un projet de soin individualisé, personnalisé. Il sera découpé en fonction des problématiques que nous avons relevées, éventuellement avec des partenaires psychiatres, addictologues si besoin", insiste le Pr Hérin. Et puis, l’équipe propose aussi une prise en charge collective, "mais elle ne se fait pas d’emblée". "Il nous faut identifier dans quelle phase est le patient et savoir s’il est capable d’affronter un groupe qui peut renvoyer des choses parfois compliquées", détaille Gaëlle Pacaud. "On prend le patient dans sa globalité et c’est pour ça que le parcours est pluridisciplinaire, choisi en fonction des besoins de chacun", ajoute-t-elle.
Pour le chef de service, la vraie force de Peps, c’est de s'intéresser "aux trois temps de la prévention de l’épuisement". "Ça ne se fait pas ailleurs", souligne le Pr Hérin. La psychologue Cécile Faucher précise ces trois temps : "Nous proposons des ateliers de prévention primaire, collectifs, qui sensibilisent et informent sur ce qu’est l’épuisement professionnel et qui permettent de repérer les facteurs de risque. On cible plutôt les personnes qui auraient de premiers symptômes." L’atelier secondaire, lui, vise à débloquer des outils pour faire face à l’épuisement professionnel, une fois par semaine, toujours avec les mêmes participants. "On sensibilise à différentes techniques de thérapie comportementale cognitive". Et puis, le dernier est centré sur le retour à l’emploi. D’autres ateliers, sur des thématiques ciblées "comme la culpabilité", sont en projet ou complètent l’offre de soins.
"J’étais dans le déni"
On frappe à la porte. "Entrez, Marie !", lance le Pr Hérin. Timidement, une quinquagénaire masquée s’installe autour de la table. Dans la vraie vie, elle porte un autre prénom. Mais ici, tout est fait pour protéger les patients. Son identité a donc été modifiée.
Aide-soignante depuis plus d’une dizaine d’années, Marie fait partie des premiers patients accueillis au Peps. Quand on lui demande pourquoi elle a décidé de faire appel à l’équipe du Pr Hérin, elle évoque tout de suite un "épuisement", "le rythme". "On termine tard le soir, on commence tôt le matin. On a des symptômes qui apparaissent, des douleurs physiques. Et puis…, souffle-t-elle. Ça a gagné le terrain psychologique." Elle s’arrête avant de reprendre : "Ce qui m’a poussée, c’est qu’il y a eu un écroulement. Une perte de sens dans ma profession. J’étais dans le déni, mais je me suis effondrée. Je suis allée voir mon médecin traitant, c’est lui qui m’a alors dit que j’étais en état d’épuisement professionnel."
"Je voyais que psychologiquement, le fait de pleurer, de ne plus avoir de patience… Quelque chose n’allait pas", poursuit-elle, encouragée par l’équipe soignante. A cette époque, elle est réorientée vers la médecine du travail. "Là, on m’a dit que ce serait bien de venir faire un atelier de groupe. Le Peps venait d’ouvrir. Mais je n’ai pas dit ‘oui’ tout de suite. Dans notre métier, on soigne des gens, on ne veut pas se retrouver patient."
C’est trois semaines plus tard seulement qu’elle se décide. "Ce qu’il se passe intérieurement c’est tellement de l’ordre de l’intime, qu’on n’a pas envie de le montrer. On veut se préserver", confie-t-elle.
Soignants, des patients comme les autres
Pour le Pr Hérin, c’est précisément ce qui est le plus difficile pour les professionnels de santé : sauter le pas. "La vraie difficulté, c’est d’avoir passé l’étape de franchir la porte. Une fois qu’ils sont ici, ils sont demandeurs et on est dans une situation de prise en charge normale", explique le médecin. "Les professionnels de santé sont des patients comme les autres… ou presque !"
Comme pour n’importe quel patient donc, l’équipe du Pr Hérin travaille sur le plan professionnel et personnel. "La clinique, c’est un outil pour aider le patient à faire le lien entre ce qu’il est en train de vivre, son épuisement professionnel, et son histoire de vie, sa personnalité, explique par exemple Cécile Faucher. Le but est d’aider la personne à se rendre compte que les choses sont liées, qu’elles n’arrivent pas comme ça soudainement, qu'il y a un enchaînement d’événements, de pensées, qui amènent la personne à se retrouver en situation de vulnérabilité." "On les amène à se rendre compte qu’ils ont un libre-arbitre dans ce qu’il leur arrive, alors qu’ils ont jusque-là l'impression d’être envahis par une sorte de brouillard", abonde Gaëlle Pacaud.
La prise en charge moyenne est de plusieurs mois, "rarement moins", reconnaît la Dre Gernigon. Les patients, eux, sont souvent en arrêt de travail, comme Marie. "Nous, on tente d’apporter des outils supplémentaires pour pouvoir gérer le quotidien, apporter des éléments sur l’affirmation de soi, particulièrement chez les jeunes professionnels de santé, poursuit le Pr Hérin. Surtout en perspective d’un retour à l’emploi."
"L’objectif est de reprendre. Quand nos patients arrivent, ils ne sont pas du tout dans la perspective de s’arrêter. Ils ne sont pas faits pour rester à la maison", sourit-il. Mais cette étape, délicate, peut être une vraie épreuve. "On a bien conscience que la difficulté n'est pas ‘que l’individu’. C’est une organisation, des conditions qui font qu’il a souffert… Corriger cela à l’échelle individuelle serait utopique. Notre but, c’est de travailler sur les relations qu’a notre patient avec son travail. Ça permet de prendre une certaine distance."
"Désillusions"
Il reconnaît que les professionnels de santé peuvent avoir "des désillusions" concernant la politique de santé actuelle. "La situation sociétale n'est plus la même, le rapport du patient au soignant a changé, la population évolue…", cite-t-il. "Les personnes plus âgées ont un rapport de fidélité très fort à leur travail, ça ne veut pas dire que les jeunes générations ne l’ont pas également mais elles sont plus gênées par ce qui est productivité, problème de pérennité dans l’emploi. Avant, l'investissement majeur était contrebalancé par beaucoup de récompenses : la relation avec le patient, le suivi, les institutions, la facilité à adresser. Ce n’est plus la même chose aujourd’hui" analyse le Pr Hérin.
Alors, son équipe et lui font en sorte de "rendre plus fort le professionnel pour affronter son quotidien", puisque "le centre Peps n’a pas la possibilité de modifier le système de santé."
Marie a suivi ce processus. "Au début, j’étais dans la pudeur car tout ça relève de l’intime. J’ai finalement rejoint un atelier de groupe et on s’aperçoit en écoutant les autres qu’on n’est pas seuls. Il y a un effet miroir qui permet de prendre la mesure de l’épuisement professionnel", raconte-t-elle timidement. "Les premières minutes, on n’est pas à l’aise. On passe de l’intime au collectif. Mais les psychologues sont rassurantes, le fait d'échanger entre nous, d’avoir la parole, se poser dans une bulle, nous fait du bien", assure-t-elle, convaincue.
Au fil des séances, l’aide-soignante parvient à "verbaliser son mal-être". "Les outils qu’on nous propose nous permettent d’éviter la rechute", avance-t-elle. "En tant que soignant, on a un peu cette cape de superhéros, de sauveur, mais il faut faire attention car ça arrive comme ça."
Prévention
Après plusieurs mois de prise en charge, Marie va mieux même si elle se considère toujours "fragile". Quand on lui demande comment elle envisage le futur, "pas forcément en tant qu’aide-soignante", répond-elle immédiatement. "Ce métier, pour moi, c’est une vocation. Ce n’est pas donné à tout le monde de soigner les autres", assure-t-elle. Mais aujourd’hui, elle estime ne plus se retrouver avec les "valeurs profondes" de son métier. Elle songe à "rester dans le soin, mais autrement", sans en dire plus. Ce n’est pas tout : Marie aimerait aussi "faire de la prévention primaire, à [son] niveau", pour que le sujet ne soit plus un "tabou", que la "parole se libère", alors que beaucoup de soignants vivent la même chose. "Entre nous, il y a des échanges de regards, de petits mots montrent qu’il y a une fatigue psychique qui s'installe, mais on veut se préserver les uns et les autres."
A ses paroles, le Pr Hérin sourit. Pour lui, la pérennité du Peps repose en partie sur ces "patients experts", qui peuvent être un relais dans les services, dans les cabinets, en complément d’une meilleure formation à la santé au travail.
Lors d’une visite en octobre dernier, la ministre déléguée chargée de l'Organisation territoriale et des Professions de santé - désormais ministre de la Santé par intérim - a salué l’initiative toulousaine, unique en France. "C’est dans le droit-fil de ce qu’on veut faire un peu partout", assurait Agnès Firmin Le Bodo, à qui un rapport sur la prévention et l'amélioration de la santé des professionnels de santé a été remis à l’occasion. Pour cela, un modèle économique sera à étudier, souligne le Pr Hérin.
En six mois, l’équipe du Peps a réalisé plus de 300 consultations - gratuites - et pris en charge 80 patients.
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