Mesures barrières et cours de médecine : comment les résidents du Ghetto de Varsovie sont parvenus à éradiquer une épidémie de typhus
"L’ennemi veut nous enlever, à nous Polonais et Juifs, tout ce qui est art et science. Il se peut que nous périssions, mais si nous devons périr, faisons-le avec dignité." Au printemps 1941, alors qu'une épidémie de typhus exhantématique se répand dans le ghetto de Varsovie, Ludwik Hirszfeld, éminent microbiologiste et sérologiste polonais, donne son premier cours à une assemblée avide de réunions et de connaissances. Officiellement -avec l'aval des Nazis- il s'agit de former des agents de lutte contre la maladie : "apprendre à reconnaître les poux, à connaître les microbes du typhus, à désinfecter les vêtements et doucher la population", se souvient l'un des auditeurs de Hirszfeld, Stanislas Tomkiewicz. Officieusement, le codécouvreur du système ABO vient de lancer "une première année de médecine de très haut niveau" dont les enseignements s'avèreront précieux pour le jeune Tomkiewicz, qui sera l'un de ses étudiants.
Chaque semaine, Hirszfeld donne deux conférences de deux heures : une heure de théorie et une heure de clinique. Aux côtés d'autres médecins du Ghetto, il dispense ses cours dans un local situé au-dessus d'un poste de police. Des enseignements de biochimie, d'anatomie, d'histologie, d'immunologie et de physiologie et même des autopsies. Il faut dire qu'au ghetto, entre la famine et le typhus, les cadavres ne manquent pas. "C’était presque une défense intellectuelle contre l’horreur quotidienne de la mort : elle devenait un objet de recherche scientifique, un objet d’apprentissage. J’adorais ces 'travaux pratiques', j’y allais de très bon cœur, je n’en ai pas loupé une seule séance", raconte Tomkiewitz.
"J’avais souvent l’impression [de faire cours] à de petits oiselets effrayés" ,se souvient Hirszfeld dans son autobiographie*. "Je regardais leurs jeunes visages et me disais que si peu d’entre eux allaient survivre.[…] Devais-je avant leur mort leur parler d’infections et faire passer des examens en bactériologie à des condamnés? Non, j’allais les arracher [à la réalité] par un grand envol de la pensée […]. 'Écoutez, leur disais-je, je suis ici avec vous derrière ce mur, comme chacun d’entre vous, n’importe quel petit soldat idiot peut me tuer par caprice. Mais la pensée me permet d’errer dans les pays lointains, car je suis tombé amoureux de la science'. […] D’en bas, on entendait les coups de feu et les cris des victimes. Mais [les étudiants] restaient assis, complètement absorbés. […] Jamais je n’ai parlé avec tant de plasticité ni avec tant d’ardeur. Je sentais qu’il fallait que je remplace la vie à laquelle ces enfants avaient droit, comme ils avaient droit à la jeunesse et à l’amour."
Loin de se résoudre à leur sort, les habitants du ghetto de Varsovie ont fait preuve d'une incroyable résilience. Par leurs efforts collectifs, ils sont même parvenus à contenir une épidémie de typhus dont l'incidence...
a brutalement chuté en octobre 1941, à l'aube d'un hiver qui aurait logiquement entraîné son explosion. C'est ce que montrent les travaux d'une équipe internationale de chercheurs coordonnée par Lewi Stone, de l'Université de Tel Aviv. En utilisant des modélisations mathématiques, les auteurs soumettent l'hypothèse que ce sont les mesures barrières mises en œuvre par les habitants qui ont permis ce retournement de situation. Retour en arrière. Une première "petite épidémie" de typhus débute en septembre 1939 à Varsovie, après que les bombardements allemands ont endommagé le système d'égouts et que les réfugiés affluent dans la capitale. L'épidémie se termine "naturellement" en août 1940. Craignant une nouvelle vague, les Allemands créent une "seuchensperrgebiet", une "zone de contrôle des maladies", que les Juifs ont interdiction de quitter à compter du 5 octobre. Un mur de 3 mètres de haut, bientôt hérissé de barbelés, vient encercler ce territoire le mois suivant. Le plus important ghetto juif des territoires occupés est né. Il rassemblera jusqu'à 450 000 personnes dans un espace de 3.4 km².
La promiscuité, les mauvaises conditions d'hygiène, le froid, la pénurie de nourriture et l'arrivée de nouveaux réfugiés dont la mise en quarantaine (14 jours, temps d'incubation du typhus) est vite abandonnée ne tardent pas à provoquer une nouvelle épidémie de typhus, qui renforce l'idéologie nazie selon laquelle les Juifs seraient des vecteurs de maladie. Le ghetto devient "zone de contagion". Pour Ludwik Hirszfeld, le typhus a été dans cette guerre "l'œuvre des Allemands", "précipité par le manque de nourriture, de savon et d'eau. Quand on concentre 400 000 misérables dans un district, qu'on leur enlève tout et on ne leur donne rien, on crée le typhus."
Officiellement, un total de 20 160 cas sont recensés, avec un taux de létalité de 20 à 25%. "Pourtant, selon les rapports épars des principaux épidémiologistes du ghetto, il existe un consensus raisonnable selon lequel un total de 80 000 à 110 000 habitants ont été infectés", relèvent les auteurs de l'étude paru dans ScienceAdvance. Ils évoquent un "faible taux de notification" des cas, de l'ordre de 20 à 25% seulement, qui s'explique par le fait que "de nombreux résidents infectés ont préféré ne pas signaler leur maladie" par peur...
des représailles. En octobre 1941, l'épidémie de typhus atteint son pic, avec plus de 3000 cas officiellement notifiés durant le mois. Puis elle décroit soudainement. "L'épidémie de typhus a quelque peu diminué - juste en hiver, quand elle s'aggrave généralement, rapporte Emanuel Ringelblum, le chroniqueur du ghetto. Le nombre de cas a chuté d'environ 40%. J'ai entendu cela des apothicaires, et la même chose des médecins et de l'hôpital."
En suivant l'évolution de la population et en estimant la mortalité au travers du nombre de cartes de rationnement recensées, et en utilisant des modélisations mathématiques pour étudier les différentes "trajectoires" possibles de l'épidémie, les chercheurs arrivent à la conclusion que seule une activité "antiépidémique" a pu contrer le cours naturel de la maladie et provoquer cet incroyable "retournement". "Le réseau diversifié d'entraide sociale et d'organisations médicales de la communauté a été intensément impliqué dans la lutte contre l'épidémie, et l'éducation sanitaire et l'hygiène sont devenues des axes majeurs, relèvent-ils. De nombreux cours sanitaires ont été lancés, couvrant l'hygiène publique et les maladies infectieuses, auxquels plus de 900 personnes ont parfois participé. Il y a eu des centaines de conférences publiques sur la lutte contre le typhus et les épidémies", soulignent-ils, évoquant également l'apport de l'école de médecine clandestine ou encore des recherches lancées sur les deux fléaux du ghetto, la famine et l'épidémie. "La propreté des bâtiments et des appartements était encouragée et souvent appliquée." Considérée comme du "simple bon sens", la distanciation sociale est encouragée sans être imposée. L'auto-isolement à domicile a pu être mis en pratique, sans être systématique. "Enfin, des programmes et mesures d'assainissement complexes et très élaborés ont été mis œuvre dans le but d'éradiquer le typhus".
Si bien qu'en janvier 1942, le nombre de cas déclarés repasse sous la barre des 1000. En juillet, l'épidémie de typhus est éradiquée… C'est à cette date que le ghetto de Varsovie est évacué et que les 250 000 résidents survivants sont déportés vers le camp de Treblinka. Ludwik Hirszfeld, lui, parvient à s'enfuir avec sa femme et sa fille. Déporté à Bergen-Belsen, Stanislas Tomkiewicz est le seul de ses étudiants du ghetto connu à avoir survécu. Il a repris ses études de médecine en France, pour devenir psychiatre et psychothérapeute pour enfants.
* Ludwik Hirszfeld, Historia jednego zycia. Varsovie (Czytelnik), 2000:295-6.
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