Médecin et avorteur en 1910 : retour sur le scandaleux procès du Dr Long-Savigny
26 décembre 1910. L'aube pointe sur la rue du Champ-Lacombe, à Biarritz, lorsque débarquent un commissaire et deux agents de police. Les trois hommes se mettent en planque. Les yeux rivés sur la "Villa Dominique", ils se tiennent prêts à bondir sur son occupant. Mais les heures passent sans ce que ce dernier ne se montre. A bout de patience, les policiers lancent l'assaut à 9h30 : le Dr Georges Long-Savigny, éminent médecin de la commune, est interpellé, inculpé et placé en détention. Son crime : avoir pratiqué un avortement sur une certaine Marthe Labeguerie, 31 ans. Un crime puni par le code pénal depuis 1810. Une lettre anonyme La nouvelle fait immédiatement scandale. Car le Dr Long-Savigny, 53 ans, est non seulement "l'un des médecins les plus reconnus et les plus respectés de Biarritz", mais aussi une figure politique locale. Membre du parti radical-socialiste, il a été durant quatre ans le premier adjoint du maire Pierre Forsans. Après avoir dirigé l'Assistance publique, l'état civil et les mœurs, Georges Long-Savigny venait d'être nommé à la tête du Bureau municipal d'hygiène et de salubrité publique. Tout est parti d'une lettre anonyme, parvenue au parquet de Bayonne quelques semaines auparavant. Marthe Labeguerie, "ménagère", y est accusée d'avoir fait "passer" son bébé alors qu'elle était enceinte de 3 mois. Arrêtée le 20 novembre, elle confesse un mois plus tard le nom du faiseur d'ange auquel elle a fait appel, indiquant l'avoir rémunéré "50 francs"* : le Dr Long-Savigny lui aurait été recommandé par plusieurs personnes. Le médecin nie fermement, reconnaissant simplement qu'il l'a prise en charge pour une autre raison. Le praticien est en effet réputé pour pratiquer la gynécologie, et prodiguer des soins à tous les patients, quels que soient leur statut social. Mais une lettre retrouvée lors des perquisitions atteste d'une complicité entre le médecin et sa patiente. La vengeance d'une "fille publique" L'affaire ne s'arrête pas là. L'enquête permet d'identifier et d'interpeler d'autres patientes avortées par le Dr Long-Savigny moyennant 50 à 200 francs* : Marie, Marguerite, Victorine, Pauline… La plupart sont des jeunes filles qui se retrouvées imprudemment dans une "position intéressante", ou des femmes mariées qui ne voulaient pas d'un autre enfant à charge. Le médecin aurait aussi dépanné une "demi-mondaine" ainsi qu'une danseuse espagnole, du nom de "Pépita", disparue sans laisser de traces. Les premiers faits datent de 1903. Deux hommes sont également arrêtés et inculpés pour complicité d'avortement : un riche quinquagénaire américain du nom d'Edouard John-Holloway, qui aurait accompagné sa maitresse biarrote de 22 ans en octobre 1910 afin qu'il la "délivre" ; et un crémier dont l'épouse, décédée en 1906, aurait succombé à l'avortement pratiqué par le Dr Long-Savigny. On découvre bientôt qu'une "fille publique" prénommée Luce, collaborant activement avec la police, se trouve à l'origine de toutes ces révélations. Luce ne s'en cache pas : elle se venge du médecin qui aurait été à l'origine de son inscription sur le registre des forces de police. "500 000 enfants manquent chaque année" L'affaire des "avorteurs de Biarritz" divise l'opinion publique et la presse, trouvant un écho dans les grands quotidiens nationaux. La question de l'avortement est en effet au centre des débats politiques, juridiques et médicaux depuis les années 1870. Ils opposent d'un côté les "néo-malthusianistes", qui prônent "la grève des ventres", et ceux qui font de la relance de la natalité française la clé de la "Revanche" sur l'Allemagne. "500 000 enfants chaque année manquent à la France, assassinés avant d'avoir vu le jour", déplore ainsi en Une du journal Le Matin, le 21 décembre 1910, le Pr Alexandre Lacassagne, de la faculté de médecine de Lyon. Pour le mandarin, la révolution pasteurienne a rendu l'avortement moins risqué et accru sa pratique. Au printemps 1911, alors que l'enquête sur les avortements se poursuit, un tract émanant du parti socialiste est placardé dans toute la région. "La femme devrait avoir le droit de se soustraire à une maternité non désirée, avec le concours légal du médecin ; l'avortement pratiqué ainsi et en temps utile, délivré de tout procédé empirique, n'exposerait plus l'avortée aux conséquences d'une opération effectuée clandestinement par des mains inexpérimentés et incompétentes ; l'avortement deviendrait ainsi une opération normale et sans risques." Le 9 avril, le journal L'Avenir des Hautes-Pyrénées, s'en offusque : "Il n'y a plus à s'étonner de la dépopulation de la France lorsque l'on voit des pratiques aussi abominables s'étaler presque au grand jour". Un complot? De son côté, La Gazette de Biarritz, dirigée par Ernest Steiz, un proche de Georges Long-Savigny, ne cesse de clamer l'innocence des accusés et crie au complot politico-clérical. Le médecin franc-maçon, par ailleurs journaliste dans la presse républicaine militante, s'est illustré quelques années plus tôt en tant qu"adepte du combisme", militant pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Sur fond de rivalité entre Biarritz et Pau, La Gazette déplore enfin une campagne "de diffamation et d'outrage" qui nuit à la ville. "Peu importe à certains de faire à la glorieuse station, qui est un des centres les plus célèbres du tourisme et de la mondanité, une réputation abominable et injuste, pourvu qu'on arrête de malheureuses femmes soupçonnées de fautes datant de trois, cinq ou huit ans, pourvu qu'on les fasse revenir des Landes, des Pyrénées méditerranéennes, de Cochinchine ou d'ailleurs, pourvu qu'on jette le trouble et le déshonneur sur le plus grand nombre de familles", écrit Ernest Steiz. L'affaire fait deux victimes collatérales : le mari de l'une des accusées, mort de "désespoir" d'avoir été ainsi discrédité, et l'enfant à naître d'une des accusées, enceinte au moment de son incarcération. Le verdict Le 26 mai 1911, au terme de 5 mois d'enquête et de détention pour les accusés, le procès des avorteurs de Biarritz s'ouvre devant la cour d'assises de Pau. Douze inculpés (la 13e, Pepita, n'a pas été retrouvée) sont attendus, ainsi qu'une soixantaine de témoins -dont le sénateur-maire Pierre Forsans. Devant la nécessité de préserver les bonnes moeurs, l'audience se tient à huis-clos. Aucun détail ne filtre sur les procédés employés. La presse parvient tout de même à rendre compte des débats, qui s'étalent sur 6 jours. Long-Savigny se défend point par point, se montrant "tour à tour scientifique, véhément ou sarcastique", d'après Le Patriote. En tant que professionnel de santé ayant concouru à l'avortement, il risque le bagne, tandis que les accusées encourent jusqu'à 6 années de prison. Faute de preuves, un acquittement général est finalement prononcé. Alors que certaines voix dans la presse déplorent la clémence de la justice envers les avorteurs, la municipalité de Biarritz savoure une victoire politique, réintégrant le Dr Long-Savigny à la tête du bureau d'hygiène. "Les médecins de Biarritz" s'étranglent : dans une lettre au préfet du département des Basses-Pyrénées, ils annoncent qu'ils "cessent toute relation professionnelle avec le Dr Long-Savigny". A partir de cette date, les mentions du médecin se font rares dans la presse. On sait qu'il est mobilisé durant la Première Guerre Mondiale. Il tombe gravement malade en 1918 et décède en mars 1919, à l'âge de 61 ans. *L'équivalent de 200 euros.
*811 euros. Pour aller plus loin : Serment d'hypocrites : série de podcasts sur l'Affaire des avorteurs de Biarritz réalisés par France Bleu Pyrénées-Atlantiques Faiseuses d'anges : le droit à l'avortement à la fin du XIXe siècle : à voir sur Retronews.fr
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