Prise de rendez-vous : faut-il craindre une mainmise des plateformes en ligne ?

22/10/2019 Par V.H.
En à peine cinq ans, les applications et sites de prise de rendez-vous médicaux sont devenus incontournables pour bon nombre de professionnels de santé et de patients. Si certaines inquiétudes des médecins ont pu être partiellement levées, la concentration du marché pose de nouvelles questions.

Incontestablement pratiques pour les patients, plutôt efficaces pour réduire le nombre de rendez-vous manqués (les « lapins ») et intéres­sants pour confier d’autres tâches à la secrétaire médicale : les atouts des « applis » de prise de ren­dez-vous médicaux en ligne sont nom­breux. Mais des questions demeurent sur les lèvres de bon nombre de médecins : quid de la sécurité des données ? Comment limiter le risque de détournement de la patientèle du parcours de soins ? Comment lutter contre le référencement de naturo­pathes ou d’ostéopathes non médecins ? Et, demain, que se passera-t-il s’il ne devait plus y avoir qu’un seul acteur sur le marché ? Constatant que 100 millions de ren­dez-vous médicaux n’étaient pas hono­rés chaque année, le gouvernement avait envisagé, en septembre 2018, dans le plan «Ma Santé 2022», de développer les so­lutions de prises de rendez-vous en ligne « dans un cadre d’interopérabilité renforcé et en s’appuyant sur un identifiant unique du patient ». Mais à ce jour, il n’en est plus question. Certaines unions régionales des profes­sionnels de santé (URPS) ont tenté de lancer leur propre site pour contrer la réussite des licornes du numérique. Si en Île-de-France, l’initiative n’a pas abouti, en revanche, en Auvergne-Rhône-Alpes, l’URPS, qui est en pointe sur le numérique depuis 2014 et son inscription dans le programme Territoire de soins numérique (TSN), a ouvert, en dé­cembre 2018, sa propre plateforme (www.medunion.fr). Beaucoup moins cher que ses concurrents privés (30 euros par mois), elle peine pourtant encore à se développer. On ne peut, par exemple, y trouver que cinq mé­decins généralistes à Lyon et aucun pédiatre en Auvergne… « On a beaucoup de griefs contre l’Assu­rance maladie, mais on aurait préféré que soit elle qui gère ces données plutôt que des entre­prises privées », regrette le Dr Jérôme Marty, président de l’Union française pour une mé­decine libre (UFML) qui voit, par ailleurs, d’un bon oeil les initiatives des URPS. « Les patients n’ont pas besoin d’avoir des accès à un système de prise de rendez-vous national, l’échelon régional est déjà pertinent, estime-t-il. Une fois que toutes les URPS auront mis en place leur propre système, les outils de prise de rendez-vous des entreprises privées ne seront plus intéressants. » Des poids lourds
En attendant, ce sont une demi-douzaine d’applis de prise de rendez-vous qui se partagent un marché juteux. Mais depuis le rachat de MonDocteur par Doctolib et de RDVmedicaux par Docavenue, les deux repreneurs sont devenus...

les leaders incon­testés du secteur. Doctolib revendique ain­si 100 000 professionnels utilisateurs dont 60 % de médecins (15 000 généralistes et 45 000 spécialistes), et gère aussi les prises de rendez-vous en ligne de 500 centres de santé, 500 cliniques, 350 centres d’image­rie, 250 maisons de santé et 200 hôpitaux publics dont 80 centres hospitaliers et une vingtaine de CHU, notamment l’AP-HP, l’AP-HM, Nice, Nantes, Rouen et Nancy. Pour les libéraux, le coût de l’abonnement mensuel est de 129 euros par mois. Son principal concurrent, Docavenue, une filiale de l’éditeur de logiciels Cegedim, annonce, pour sa part, 11 000 médecins utilisateurs dont 70 % de généralistes. Moins cher que son concurrent (49 euros par mois), il peut être couplé à un service de télésecrétariat vocal depuis son rachat, en février dernier, de RDVmedicaux, une société qui avait noué des partenariatsavec une centaine de centrales de secré­tariat à distance, représentant un tiers du marché. « Nous fournissons un hybride entre un service à la voix et un service en ligne, explique son directeur général, Arnault Billy. Nous pensons qu’il y aura toujours une tranche de patients qui a besoin de pouvoir appeler au téléphone pour être rassurés ou pour demander des renseignements. » Vice-président du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) en charge du numérique jusqu’en juin dernier, le Dr Jacques Lucas a été en contact, à plu­sieurs reprises, avec les représentants des plateformes, dont Doctolib. « On peut s’in­terroger sur le succès de cette start-up créée il y a cinq ans (décembre 2013 ; NDLR), note-t-il. Il y a sans doute une part de politique commerciale très active auprès des médecins. Mais au-delà de cela, force est de constater que les praticiens sont assez satisfaits de ce type de service et les patients également. En revanche, je pense qu’il est important qu’un numéro de téléphone soit toujours indiqué pour que le patient puisse joindre le médecin de différentes manières. »   Moins de « lapins »
L’intérêt des patients pour ce type de service n’est effectivement plus à démontrer, le ren­dant, de fait, presque incontournable pour les médecins. Une enquête de l’URPS méde­cins libéraux Île-de-France, publiée en mars dernier*, indique que 62 % des patients de la région ont recours à ces plateformes et que 96 % d’entre eux estiment que celles-ci facilitent la prise de rendez-vous. La même satisfaction a été constatée du côté des médecins : 61 % des praticiens franciliens y ont recours et 21 % y songent. Pour 80 % des utilisateurs, l’outil a fait « sensiblement baisser les appels téléphoniques » et 40 % ont constaté une diminution de l’absentéisme. L’effet sur les « lapins » est d’ailleurs l’un des premiers...

arguments commerciaux des plateformes. « Nous envoyons systéma­tiquement un mail de confirmation du ren­dez-vous au patient ainsi qu’un rappel par SMS 24 heures avant le rendez-vous si celui-ci avait été fixé dans les sept jours précédents, ou 48 heures avant le rendez-vous, explique Arthur Thirion, directeur France de Doctolib. C’est un système standardisé que nous avons adopté après avoir réalisé des études sur le sujet et qui permet de diminuer de 60 à 75 % le nombre de rendez-vous non honorés, lesquels sont majoritairement dus à des oublis. » Chez Docavenue, le système est paramétrable par l’utilisateur. « Le médecin peut choisir les ca­naux de relance et le cadencement des relances en fonction de sa pratique, indique Arnault Billy. Le SMS est généralement privilégié car c’est le canal qui a le plus d’impact. »

Quid des professions non réglementées et de la publicité ?
Si ces entreprises ont su coller aux besoins de leurs utilisateurs, toutes les inquié­tudes exprimées par les représentants de la profession n’ont pas disparu pour autant. « Le service a d’abord été étendu aux autres professionnels de santé et nous n’y avons pas vu d’inconvénient, raconte le Dr Lucas. En revanche, ce qui nous pose problème, c’est la présence, sur ces plateformes, de professions non réglementées au titre du code de la santé publique, en particulier des naturopathes qui prétendent traiter des pathologies comme l’infertilité. » Pour l’heure, Doctolib n’a rien changé, tout en reconnaissant que le sujet est « sensible » et qu’il doit être réglé d’ici à la fin de l’année avec la nouvelle équipe du Cnom. « L’enjeu pour nous est de définir avec eux les praticiens référencés sur la plateforme, admet Arthur Thirion. Mais ce qui nous semble le plus important, c’est qu’il n’y ait pas d’amalgame entre un médecin et une profession non régle­mentée dont les soins ne sont pas remboursés. » De fait, l’application fait clairement fi­gurer sur les fiches des non-professionnels de santé la mention « profession non régle­mentée ». Insuffisant, clament les syndicats. « C’est un sujet sur lequel nous sommes vrai­ment en conflit, souligne le Dr Jean-Paul Ortiz, président de la CSMF. De même, nous vou­lons aussi qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur les diplômes et les qualifications. Si un patient veut consulter un psychiatre, il ne faut pas qu’il soit renvoyé vers un psychologue. Et s’il veut prendre rendez-vous chez un pédiatre, il faut qu’il soit orienté uniquement vers un médecin spécialiste en pédiatrie. »   Sur la bonne voie du parcours de soins
La question d’un risque de contournement du parcours de soins avait également été soule­vée par les syndicats de médecins libéraux dès le début. « Il faut être très vigilant et faire en sorte qu’à travers la prise de rendez-vous en ligne le patient ne soit pas incité à aller consul­ter un autre praticien si son médecin traitant n’est pas immédiatement disponible, insiste le Dr Jacques Battistoni, président de MG France. Il n’est pas question que Doctolib oriente les patients comme Google oriente les consom­mateurs. » Une inquiétude aujourd’hui ren­forcée par la concentration du marché. « Il ne faut pas qu’une application puisse prendre le pouvoir sur l’organisation de la médecine libé­rale et hospitalière et détourne les patients du parcours de soins », s’alarme le Dr Jean-Paul Hamon, président de la Fdération des médecins de France (FMF). « À aucun moment, on ne va orienter le patient vers un autre médecin que celui qu’il souhaitait consulter », affirme Arthur Thirion. En revanche, d’autres points d’attention, portés notamment par le Cnom, ont été entendus. « J’ai déjà lu une fiche de présentation d’un médecin qui indiquait “délivre des arrêts de travail” », poursuit Jacques Lucas. Depuis, Doctolib a fait dis­paraître ce type de mention. « De manière générale, nous pensons qu’il ne faut pas laisser de possibilités trop larges de mentions libres dans les fiches car elles peuvent ouvrir la voie à une forme de publicité », rappelle-t-il. En décembre 2018, le Défenseur des droits s’en était également mêlé quand, alerté par des associations de patients, il avait notamment appelé les plateformes à retirer les questions liées à la CMUC ou l’AME au moment des prises de rendez-vous. La Commission nationale de l’informa­tique et des libertés (Cnil) a reçu plusieurs plaintes concernant ces plateformes. Elles sont en cours d’instruction par ses services. « Depuis l’entrée en vigueur du règlement gé­néral pour la protection des données (RGPD), le traitement de ce type de données n’est pas nécessairement soumis à autorisation, explique Hélène Guimiot-Breaud, cheffe du service santé de la Cnil. En revanche, la Cnil peut vérifier la conformité du traite­ment de données avec la loi “Informatique et libertés” et le RGPD dans le cadre de ses activités de contrôle. » Sur la nature des informations deman­dées...

aux patients pour prendre rendez-vous, « il est a priori pertinent de demander l’identité du patient, son numéro de téléphone, voire son adresse e-mail, note Hélène Guimiot-Breaud. Il est également possible de demander le motif de la consultation, même s’il est préférable que cela passe par un menu déroulant. Une zone de commentaire libre paraît moins appropriée car le patient pourrait être tenté de décrire ses symptômes et d’en dire plus que nécessaire ». Autrement dit, il faut que les informations demandées en ligne soient les mêmes que celles que demande la secrétaire du cabinet, ni plus ni moins.   Des données sécurisées ?
La question de la sécurité des données reste cependant toujours aussi sensible. « Il est difficile de croire que, sur le long terme, le modèle économique des plateformes passe uniquement par l’abonnement des médecins à un service de prise de rendez-vous, pense Jean-Paul Hamon. La masse de données accumulées intéresse nécessairement beau­coup d’acteurs… » La loi française reste pour­tant assez restrictive : « Le fait de prendre rendez-vous chez un médecin est une donnée personnelle de santé, qui est couverte par le se­cret médical, rappelle Jacques Lucas. Ce que réprime le code pénal est la divulgation d’in­formations couvertes par le secret médical. Les plateformes ne peuvent donc pas revendre ces données. » Les plateformes sont obligées de faire appel à un hébergeur de données agréé ou certifié. Celui-ci doit respecter des normes internationales et françaises. « Cela permet de s’assurer que les données sont conservées dans des conditions de sécurité conformes, qu’elles ne seront pas perdues et que seules les per­sonnes autorisées y ont accès », détaille Hélène Guimiot-Breaud. « Nous sommes hébergeurs de données agréés, souligne Arnault Billy, de Docavenue. Les données des prises de rendez-vous ap­partiennent aux médecins et nous n’avons aucune velléité de les exploiter. D’ailleurs, quand bien même nous le voudrions, nous ne pourrions pas le faire car nous n’y avons pas accès. » Même défense chez Doctolib : « Nous ne sommes propriétaires d’aucune donnée. Elles appartiennent uniquement au praticien qui souscrit l’abonnement Doctolib et qui est la seule personne à y avoir accès, dit Arthur Thirion. Ces données sont cryptées et hébergées chez un hébergeur de don­nées certifié HDS. Nous n’y avons pas accès. » Doctolib avait néanmoins publié, en avril 2017, une étude réalisée à partir de données anonymisées, sur l’activité des médecins généralistes : nombre et durée des consul­tations, délai d’attente pour obtenir un ren­dez-vous, etc. Un impair qui avait suscité des protestations et qui ne s’est pas reproduit. Mais l’inquiétude viscérale des médecins libéraux reste toujours la perspective d’une position de monopole que pourrait avoir un jour l’un des acteurs du marché, au risque d’une hausse des prix des abonnements et d’une baisse de la qualité du service. À plus long terme, lorsque le nombre de médecins ne sera plus insuffisant pour répondre à la de­mande de soins, le rapport de force avec les plateformes pourrait également s’inverser. * « Les outils de prise de rendez-vous en ligne pour les médecins libéraux », URPS IDF, mars 2019.  

Place aux téléconsultations
Des 60 000 téléconsultations annoncées par la Cnam, un an après l’entrée en vigueur de l’avenant n° 6 à la convention médicale qui en fixe les conditions, les deux tiers auraient été réalisées via Doctolib. « Nous avons lancé la téléconsultation uniquement dans le cadre du parcours de soins et dans les conditions de l’avenant n° 6 à la convention médicale, fait valoir Arthur Thirion, directeur France de Doctolib. Il y a un vrai engouement des praticiens. Au début, c’était surtout de la médecine générale et de la pédiatrie. Maintenant, les cardiologues, les gynécologues et les chirurgiens commencent aussi à s’y intéresser pour des consultations de suivi. » Le marché intéresse également son concurrent Docavenue, qui se fait fort également de pouvoir mettre les médecins en relation avec les pharmaciens et les infirmières libérales, deux professions qui viennent de signer des avenants à leur convention leur permettant de jouer pleinement leur rôle d’accompagnant du patient pour la téléconsultation. « Nous avons déjà équipé 1 000 médecins et 200 officines de notre solution de téléconsultation lancée en mai, raconte Arnault Billy, directeur général de Docavenue. Notre objectif est de mailler aussi finement que possible le territoire. Nous espérons pouvoir atteindre, d’ici à la fin de l’année prochaine, l’objectif de 6 000 médecins et 1 500 pharmacies utilisateurs. »
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