"Choisissez votre médicament préféré" : sur ce site, médecine et commerce flirtent à la limite de la légalité
Et s’il était aussi facile d'obtenir un médicament que de prononcer les trois premières lettres de l’alphabet ? C’est la promesse de la plateforme de téléconsultation DoktorABC. Sur le principe, ce site de mise en relation avec des médecins installés à l’étranger semble légal, particulièrement au regard des règles européennes. Mais il pose, vu de France, de nombreuses questions.
Sur DoktorABC, plateforme de mise en relation déclinée dans plusieurs pays européens depuis 2017, en France depuis 2022, l’utilisateur peut choisir son "médicament préféré" dans une liste et l’obtenir, à l’officine ou chez lui, "en 24-72 heures". Pour cela, il doit remplir un questionnaire médical qui débouche (s’il est éligible) sur une ordonnance rédigée par un médecin. Le site indique faire appel à des médecins certifiés au sein de l’Union européenne (UE), les deux praticiens que nous y avons dénichés étant installés l’un en Allemagne, l’autre en Norvège. La consultation conclue d’une prescription coûte 29,90 euros, le prix des médicaments commence "à partir de 29,99 euros". Un code promotionnel permet à chaque "client" de bénéficier d’une "ordonnance sans frais".
Un tel outil surprend, surtout vu de notre pays. Par exemple, la ristourne fleure le commerce, interdit en médecine par la réglementation française. Mais le Code de la santé publique français s’applique-t-il à des médecins étrangers installés à l’étranger ? Et comment le faire respecter par un site hébergé en Allemagne, dont l’éditeur est basé à Londres (donc hors UE) et la société-mère en Israël ?
"Ils sont entrés dans la brèche"
La mire juridique semble réglée au niveau de l’UE, où la télémédecine est définie comme une prestation de service et non comme un acte médical spécifiquement réglementé comme en France. C’est l’analyse de Lina Williatte, avocate et professeure de droit, en découvrant DoktorABC. Selon cette juriste experte en télésanté, les prestations du site sont rendues possibles par deux directives européennes, l’une de 2000 sur le commerce électronique et l’autre de 2006 sur les services dans le marché intérieur (la fameuse "directive Bolkestein"). En santé comme dans le bien-être, "des éditeurs sont entrés dans cette brèche. Dans ce contexte, le site semble légal sur le principe", note Lina Williatte. Surtout en le considérant à l’aune du droit européen de la consommation davantage qu’au prisme du droit français de la santé. "S’il peut contourner certaines règles, il ne s’oppose pas à elles."
Pour autant, un apparent respect du droit européen n’implique pas une approbation par l’Assurance maladie. Faute de respect du parcours de soins coordonnés ou d’un ancrage territorial, les téléconsultations via DoktorABC ne sont pas remboursées à l’assuré social, ce dont le prévient le site – pour le remboursement des médicaments, les choses sont moins limpides. L’Assurance maladie, que nous avons interrogée, ne nous a pas apporté d’éclairage. Seules les personnes capables de débourser utilisent en tout cas la téléconsultation. Ce qui entre en contradiction avec "notre modèle, basé sur la solidarité nationale", dénonce le Pr Stéphane Oustric, médecin généraliste, délégué général au numérique au Conseil national de l’Ordre des médecins. Ce genre de site, qu’il qualifie d’"affligeant", lui inspire ce commentaire cinglant : "business, business, business".
Aux risques et périls du patient
"En tant qu'utilisateur, vous êtes responsable du respect des lois et règlements applicables dans votre pays", intime le site. "Au final, celui qui peut se faire avoir, c’est le patient", décrypte Lina Williatte. À lui d’engager les frais et d’accepter d’utiliser le site "à ses risques et périls", dit-elle.
Un premier risque, à en croire des avis d’utilisateurs français en ligne, est le fait qu’un pharmacien refuse de délivrer le médicament prescrit. Un officinal est en effet en droit de ne pas délivrer un médicament prescrit par un médecin établi dans un autre pays de l’UE s’il a "des doutes légitimes et justifiés quant à l’authenticité, au contenu ou à l’intelligibilité de la prescription, ou à la qualité du professionnel de santé qui l’a établie". L’absence de numéro RPPS, une rédaction en langue étrangère ou une inadéquation entre un traitement prescrit et la spécialité du médecin pourraient ainsi susciter une défiance.
"Le site semble conforme aux règles juridiques, mais l’est-il aux règles de l’art médical ?", s’interroge par ailleurs Lina Williatte. L’usage de l’intelligence artificielle, avec notamment un algorithme filtrant 90 % des demandes d’utilisateurs avant l’intervention du médecin, d’après une annonce de la maison-mère pour recruter un médecin français, n’est certes pas interdit. Le recours au seul écrit, sans échange oral ni examen clinique, ne l’est pas non plus. Mais ces pratiques permettent-elles toujours une prise en charge adéquate ?
Libido et surpoids
Le professeur Oustric, que nous avons invité à lire deux questionnaires de DoktorABC, sur le surpoids et les troubles de l’érection, s’interroge pareillement. Selon lui, ces documents mériteraient un accompagnement global avec une consultation présentielle, pour écouter, expliquer certains termes au patient et favoriser son adhésion à une démarche diagnostique et à une stratégie thérapeutique. Il y voit aussi un risque de prise en charge moins complète ou "de façade". "En cas de trouble de l’érection, au cabinet, nous devons analyser la plainte, examiner le patient, et nous pouvons réaliser un bilan plus large, plus global, notamment cardiaque, prostatique, artériel, psychologique aussi. Nous pouvons aussi faire une autre ordonnance si, par discrétion, le patient ne veut pas aller dans sa pharmacie habituelle..."
Divers items des questionnaires visent visiblement à écarter moult contre-indications et effets indésirables, sans doute dans l’intérêt du patient, qui doit même s’engager à "lire la notice du médicament dans son intégralité". Est-ce aussi une façon pour les éditeurs du site d’"ouvrir le parapluie", comme le présume Stéphane Oustric ? Il impute par ailleurs à "une stratégie commerciale" la volonté du site d’avoir retenu dans son offre des sujets "sociétaux" liés à la libido, au sexe, au surpoids, au "paraître" – une trentaine de troubles au total sont répertoriés.
"Pas une pharmacie en ligne"
Le professeur pose la question : le recours à ce type de site ne peut-il pas conduire à des pertes de chance ? Sur le papier, le site indique en tout cas proposer un suivi à l’utilisateur, et même la possibilité de prévenir son médecin traitant de la commande de médicament.
DoktorABC, où la commande de médicaments est donc subordonnée à un questionnaire et à son étude par un médecin, précise aussi ne pas être une pharmacie en ligne. Pour du diclofénac par exemple, le site indique que l’utilisateur devra présenter son ordonnance dans une officine. La règle selon laquelle seuls les médicaments non soumis à prescription obligatoire peuvent être vendus en ligne en France ne serait alors pas enfreinte. Du côté de l’Ordre des pharmaciens, en tout cas, on indique avoir repéré "la problématique" de ce type de site, mais sans pouvoir faire grand-chose, faute d’aspérité au regard du droit. Autre exemple, le RGPD : le site annonce qu’il le respecte.
Reste une question, parmi d’autres : et en cas de souci après-vente ? Le service client ne serait pas toujours facilement joignable, selon des récriminations en ligne. De plus, il n’est pas sûr que la police d’assurance d’un médecin allemand, par exemple, soit conforme aux intérêts d’un patient français, suppose Lina Williatte. En cas de conflit entre l’éditeur et le patient, le site évoque certes une possible procédure amiable, mais aussi un examen devant les juridictions anglaises. "Un piège", s’alarme la juriste, présageant d’une complexité.
Une note de 4,6 sur 5
DoktorABC, lui, l’arbore sur sa blouse : son service est classé comme "excellent", noté 4,6 sur 7 860 avis de consommateurs. Des avis louent son efficacité, sa rapidité, sa praticité, sa discrétion. Et si DoktorABC répondait, au fond, à de vrais besoins ?
Pour évoquer ce point ou encore expliciter certains aspects du service, tels que l’offre annoncée de livraison de médicaments (sujet complexe aux niveaux juridique et sanitaire), Egora a sollicité DoktorABC. À sa demande, nous lui avons envoyé une liste de thèmes d’interview traduits en anglais. Mais, en dépit de plusieurs relances, il n’a ensuite plus donné signe de vie. Hormis un courriel automatique nous invitant à noter entre 1 et 7 notre "expérience avec le support".
Reste alors à nous en remettre à des propos rapportés. Ceux du boss de l’éditeur et de sa société-mère, par exemple. Selon cet entrepreneur, "d'ici 10 à 15 ans, nous n’irons presque plus jamais en personne à la clinique ou même à la pharmacie. Tout ce qui concerne la médecine se fera à domicile". Le marché de la santé numérique, dit-il aussi, représente "une opportunité particulièrement lucrative". Ou comment conjuguer l'a b c de la médecine et le b. a.-ba du business.
Note de la rédaction
En octobre 2023, la plateforme DoktorABC a contacté Egora pour un partenariat rédactionnel, que la rédaction a décliné pour des raisons éthiques.
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