"Emmanuel Macron doit prendre conscience de la gravité de la situation", alerte le Président de l'Ordre

04/05/2018 Par F. Na.
Interview exclusive
"Si on ne fait rien, nous allons droit dans le mur", s'alarme le Dr Patrick Bouet. Le président de l'Ordre des médecins dénonce des décennies de politique dictées par la réduction des dépenses et appelle Agnès Buzyn à l'action et à investir massivement dans la santé. Il regrette aussi qu'Emmanuel Macron n'ait pas pris conscience de l'ampleur du problème.

  Egora.fr : On vous connaissait mesuré. Votre livre, intitulé "Santé : Explosion programmée" est un cri d'alarme, vous avez des mots sévères sur la situation… Alors qu'on attend des annonces prochainement, est-ce un coup de pression sur le gouvernement ? Dr Patrick Bouet :  La situation justifie ces mots. Je ne dirais pas que c'est un coup de pression sur le gouvernement. C'est une mise en lumière de l'ensemble des problèmes auxquels il faut que le gouvernement s'attache et apporte des réponses. C'est un cri d'alerte sur une situation qui ne peut pas continuer. Nous allons droit dans le mur si on ne fait rien. C'est un discours que je tiens de façon assez régulière depuis que je suis élu Président du Conseil national, c'est quelque chose que les médecins nous ont demandé de dire. Nous sommes toujours dans les suites de la grande consultation mise en place après mon élection. La deuxième chose, c'est que nous sommes à un an d'un gouvernement et d'une nouvelle majorité politique, nous avons eu beaucoup d'annonces qui se sont télescopées, qui étaient quelques fois redondantes, voire contradictoires. Par exemple, le plan sur l'hôpital avec l'annonce qu'il n'y aurait pas de nouvelles ponctions, alors qu'on lui demande un milliard d'euros d'économies ! Il y a des choses que l'ensemble des professionnels, des usagers, de politiques locaux ne comprennent pas et je pense qu'à un an, il n'est pas inintéressant de faire le point.   Vous allez jusqu'à parler d'un manque de prise de conscience d'Emmanuel Macron sur la gravité du problème. C'est si profond que ça ? Si je me fie aux premiers entretiens que j'ai eu quand le pouvoir s'est mis en place, on me disait qu'il n'y aurait pas de réforme du système de santé. On pensait manifestement que ce n'était pas utile. Et depuis plusieurs mois on voit se succéder des feuilles de routes, des comités de pilotage, de réflexion… qui laissent penser qu'il pourrait y avoir quelque chose, et malgré tout, nous sommes toujours dans le flou. Nous ne savons toujours pas ce qui va être proposé. Or, ces dernières années, nous avons vécu d'annonces législatives sous prétexte de concertation sans écriture coresponsable de ces modifications, que ce soit avec HPST ou avec la loi de modernisation de la santé, il ne faudrait pas qu'on fasse la même chose aujourd'hui.   Malgré tout, vous saluez le travail et l'attitude d'Agnès Buzyn par rapport à ses prédécesseurs au ministère de la Santé… Tout à fait. Je ne vais pas aujourd'hui nier que l'arrivée d'Agnès Buzyn a marqué une rupture fondamentale avec ses prédécesseurs. Je ne vais pas nier qu'elle a tenu un discours responsable mettant en avant un certain nombre de problèmes. Ce n'est pas moi qui ait dit que l'hôpital était à bout de souffle. On a le sentiment que la ministre de la Santé a une parfaite connaissance de la situation, semble avoir la volonté de mettre en œuvre un certain nombre de dispositions mais on fait face à un grand flou politique générale où nous ne savons pas ce qui va être préparé ou mis en œuvre. On n'est plus dans le temps des effets d'annonce. Il faut prendre à bras le corps la problématique du système de santé.   C'est un terrible constat, après un an de concertations, que vous, Président de l'Ordre des médecins, ne sachiez pas dans quel sens vont aller les réformes… La ministre de la Santé a voulu mettre en œuvre une politique de reprise du dialogue, de concertation avec les acteurs. Il fallait le faire. Souvenez-vous de l'état de distance où nous étions arrivés entre la ministre précédente et le corps professionnel. Il fallait reprendre la concertation. Mais il ne faut pas se noyer dans les comités X ou Y. Il faut agir. Ce que je veux dire c'est que des concertations, on en a eu plein. Tout cela doit déboucher sur du concret. Ce que vivent les professionnels et les usagers de santé sur les territoires, mais aussi les acteurs politiques locaux, ça demande de l'action.   Un autre de vos messages, c'est la dénonciation de l'impératif de réduction des dépenses publiques en santé. Concrètement que proposez-vous ? Faut-il purement effacer la dette comme on envisage de le faire pour la SNCF? Je constate que quand on fait face à une situation dans laquelle la problématique économique est un obstacle, on arrive à trouver des propositions alternatives. Je ne reviendrai pas sur ce qu'il se passe à la SNCF, ce n'est pas moi qui ai fait des annonces budgétaires sur le déficit de la SNCF. C'est le gouvernement. Dans le cadre de l'Assurance maladie et du déficit des hôpitaux, il y a forcément d'autres moyens de parvenir à l'équité de l'accès aux soins sur le territoire que de parler en permanence de réduction budgétaire. Voilà, je le dis très clairement. Ça fait 40 ans qu'on nous diffuse dans la pensée collective qu'il faut économiser, rationaliser les budgets… Je ne nie pas que l'économie générale de notre pays doive être équilibrée. Mais il y a des domaines qui relèvent de la bientraitance républicaine, que la santé est un de ces domaines comme l'éducation, la défense, la sécurité publique. Il faut donc regarder spécifiquement ces domaines pour investir massivement et pas pour rationaliser.   Quelle est votre réaction quand vous entendez Emmanuel Macron dire qu'il n'y a pas d'"argent magique" ou Agnès Buzyn se focaliser sur la réduction des "actes inutiles" ou la "gabegie" ? Je suis d'accord avec Agnès Buzyn pour parler de pertinence des soins, de coopération entre les professionnels pour mieux utiliser le dispositif général d'accès aux soins… Mais il faut trouver un autre discours, il faut apporter d'autres réponses aux usagers de santé. Comment la personne âgée vivant dans un village de la Creuse peut-elle comprendre ce discours ? Ce dont elle a besoin c'est d'avoir un médecin, une infirmière, un kiné, éventuellement un hôpital si elle se casse la hanche. Il faut être concret et rationnel. Ce que les Français veulent, c'est que la République exerce son devoir de bientraitance au regard de leur santé. Si on n'a pas un investissement dans la formation des jeunes, dans l'entretien des outils existants, pour permettre la bonne coopération entre les acteurs du système, et si on nous parle de télémédecine et de technologies innovantes en continuant d'avoir des fractures technologiques, on pourra tenir tous les discours qu'on veut… Il faut investir de façon importante dans le système de santé.   Pour le reste, vous appelez à sortir des ECN pour ce qui est de la formation, à se baser sur les initiatives de terrain, à sortir du duel ville-hôpital… Sur ces sujets, on croirait entendre la ministre… C'est peut-être quand la ministre parle qu'on croirait entendre le Dr Bouet, si vous me permettez l'expression. Nous l'avons déjà dit. Il y a dans le discours de la ministre beaucoup de choses que nous avons dit depuis 2015. La grande consultation que nous avions menée avait pointé tous les problèmes essentiels. La ministre a reproduit beaucoup des choses que nous disons depuis plusieurs années. Il faut regarder les choses dans ce sens-là. Mais aujourd'hui, il faut entrer dans le concret, dans la vraie vie des personnes qui vivent sur ce territoire. Il ne faut pas enfermer l'initiative, mais la laisser se développer. Il ne faut pas enfermer le système dans un modèle hyperadministré. On me fait dire que je ne suis pas pour les maisons de santé pluridisciplinaires Ce n'est pas vrai du tout. Je dis qu'il ne faut pas enfermer le modèle des maisons de santé pluridisciplinaires dans un modèle de mini-établissement de santé et qu'il ne faut pas qu'en favorisant ce dispositif, on en fasse la réponse unique. Ce n'est pas du tout la même chose. J'affirme de façon très claire que le regroupement, c'est une priorité du système de santé, pour autant qu'il réponde aux besoins territoriaux. Il ne faut pas créer des modèles et des systèmes hyperadministrés mais au contraire, créer des systèmes fluants qui permettent à tout le monde de s'insérer et de ne pas vivre des contraintes administratives majeures pour obtenir un financement X ou Y.   Au-delà de l'alerte que vous sonnez en tant que Président de l'institution qu'est l'Ordre, on sent une inquiétude et une souffrance en tant que médecin… Bien sûr. Avant toutes choses, je suis un généraliste qui travaille en médecine générale libérale en Seine-Saint-Denis depuis 35 ans. Je fais partie de ces médecins qui vivent depuis 35 ans cette procédure économico-centrée qui a amené à un malaise général de l'ensemble des acteurs, qu'ils soient professionnels ou usagers. Dans ma fonction de Président du Conseil nationale de l'Ordre des médecins, je n'oublie pas que je suis généraliste de terrain. C'est ce que je vis au quotidien depuis 35 ans, c'est ce que j'ai vu en tant que généraliste enseignant, c'est ce que j'ai vu en tant que praticien hospitalier à temps partiel, ce que j'ai vu en tant que médecin de centre de santé… Je vis dans ma chair ce que je dis aujourd'hui. Et c'est ce que des dizaines de milliers de médecins nous ont dit en 2015. Le temps de l'action est venu. On parle de 1,3 million de professionnels, ce n'est pas négligeable. 2 millions d'aidants professionnels, plusieurs millions d'aidants familiaux, des professions de santé qui ne sont pas régies en Ordre. Des millions de Français sont concernés et attendent cette réforme fondamentale. Je l'avais dit à la ministre : "Nous avons confiance en vous, mais il ne faudra pas nous décevoir." Je continue d'avoir confiance en elle, il y a une prise de conscience qui doit être faite au niveau du Premier ministre et du Président et de leurs équipes sur la gravité de la situation. Ce n'est pas un petit sujet. C'est un des sujets fondamentaux qui est attendu. Il faut y répondre.   "Santé : Explosion programmée", Dr Patrick Bouet, Ed. de l'Observatoire, 172 p. 17 euros   Le Dr Bouet indique que les droits d'auteurs éventuellement perçus par la vente de son livre seront intégralement reversés au fonds de solidarité aux médecins en difficulté.

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