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"On s'engage à donner un avis dans la journée" : comment les équipes de soins spécialisés viennent en aide aux généralistes

Depuis la dernière convention médicale, les activités des équipes de soins spécialisés peuvent être financées par l'Assurance maladie. Un financement jugé "insuffisant", voire injuste, assurent certains médecins spécialistes. Comment ces ESS peuvent-elles venir en appui des généralistes ? Entre télé-expertise, formations ou encore réunions de concertation, les réponses commencent à éclore sur le terrain.

12/06/2025 Par Adrien Renaud
Enquête Spécialistes
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"Les équipes de soins spécialisés (ESS) sont un peu pour les spécialistes ce que les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) sont pour les généralistes", tente d'expliquer le Dr François Delanoë, endocrinologue dans une clinique près de Rennes et président de l’ESS endocrinologie Bretagne. Le propos pourrait faire hurler les professionnels impliqués dans ces organisations territoriales, pour qui elles sont tout sauf des organisations centrées autour de la médecine générale. Mais il a le mérite de traduire ce que les ESS représentent aux yeux de ceux qui les pilotent : des organisations par lesquelles les spécialistes entendent s'organiser entre eux pour mieux répondre aux besoins de leur territoire, ce qui doit également leur permettre de se tourner vers les autres professionnels de santé. Reste à savoir concrètement ce que cela signifie pour ces derniers, à commencer par les médecins généralistes.

Créées par la loi Buzyn de 2019, les ESS représentent "un ensemble de professionnels de santé constitué autour de médecins spécialistes d’une ou plusieurs spécialités, hors médecine générale, choisissant d’assurer leurs activités de soins de façon coordonnée avec l’ensemble des acteurs d’un territoire […], sur la base d’un projet de santé qu’ils élaborent entre eux". Leur "mission socle", définie par un cahier des charges de l’Assurance maladie publié en mars dernier, consiste à "coordonner et sécuriser les prises en charge dans une logique 'parcours'", et se décline en deux activités : d’une part, la structuration de l’offre de soin et, d’autre part, la mise en place d’une organisation permettant de donner des avis ponctuels aux médecins traitants "sous la forme de consultation et de télé-expertise". Une troisième mission, définie comme optionnelle dans le cahier des charges, consiste à améliorer l’accès aux soins en organisant des consultation avancées.

Télé-expertise d'abord...

Sur le terrain, les ESS ont atteint différents niveaux de maturité, et certaines de leurs missions sont plus développées que d’autres. L’activité la plus avancée, et souvent la plus attendue des médecins généralistes, est celle qui concerne la télé-expertise. "Face à la chute de la démographie médicale, face aux suspicions de cancers de la peau qui risquaient de ne pas être prises en charge, nous avons initié le réseau OncoBreizh en mai 2021, se souvient sa cofondatrice la Dre Nicole Cochelin, dermatologue et vénérologue. Nous étions sûrs que cela répondait à un besoin des médecins traitants… En revanche, nous n’étions pas certains de trouver suffisamment de spécialistes pour accepter d’ajouter cette charge à leur cabinet alors qu'ils sont complètement débordés."

Quatre ans plus tard, la dermatologue installée à Montfort-sur-Meu, près de Rennes, estime que le résultat est plutôt probant. "On était 10 au départ, et on est aujourd’hui 44 sur toute la Bretagne, ce qui représente environ 40% des dermatologues installés dans la région", se félicite-t-elle. Et l'outil, qui fonctionne avec la plateforme de télé-expertise Omnidoc, est, à ses yeux, très simple d’utilisation : "Les généralistes vont sur cette plateforme, choisissent notre réseau, postent leur demande avec si possible des photos, et un signal est envoyé au dermatologue qui est de garde." Celui-ci indique ensuite la conduite à tenir et, si le cas est urgent, il s’engage à le prendre en charge dans son cabinet.

La dermatologue bretonne revendique pour OncoBreizh le titre de "premier réseau de France, avec plus de 1000 télé-expertises par mois", mais sa discipline et sa région sont loin d'être les seules à avoir réussi à mettre en place cette activité. Les cardiologues franciliens, avec leur ESS Cardio IDF, ont par exemple comptabilisé plus de 5000 consultations (physiques et télé-expertises) depuis novembre 2022. En Centre-Val de Loire, l'ESS gastroentérologie a "démarré le 31 mars dernier" et "en un mois, nous avons eu 58 télé-expertises… ce qui, pour nous, est très positif, se félicite Teresa de Gassart, sa coordinatrice. Pour les requérants, c’est extrêmement précieux. Ce n’est pas l'habituel courrier qui dit 'Cher confrère, je vous adresse tel ou tel patient' et qui laisse le patient sans savoir où sonner… C’est un avis dans la journée et un engagement à voir le patient dans la semaine le cas échéant." 

… formation et réunions, concertation ensuite

Pour précieuse qu’elle soit, l’activité de télé-expertise n’est pas la seule développée par les ESS, même si elle est souvent la plus visible. La structuration de l’offre de soins, première des activités dévolues aux ESS selon l’ordre établi par le cahier des charges de l’Assurance maladie, donne, elle aussi, lieu à diverses initiatives. "Par exemple, nous avons mis en place des journées de dépistage à l’occasion de la Journée mondiale du diabète, le 14 novembre, ou encore une soirée pour présenter l’exercice libéral aux jeunes endocrinologues", explique ainsi François Delanoë. Celui-ci cite également des projets pour créer un module de réunion de concertation pluriprofessionnelle via une plateforme en ligne, "afin de présenter nos cas entre endocrinologues tous les mois ou tous les deux mois", explique celui qui exerce à l’hôpital privé Sévigné.

Johanne Chauvin-Herviaut coordonne les trois équipes de soins spécialisés bretonnes (ESS dermato Breizh, Endocrinologie Bretagne et Cancéro Bretagne). Et détaille notamment l'"important partenariat" signé entre l’ESS en endocrinologie et le CHU de Rennes où le service de diabétologie était "en grande souffrance", assure-t-elle : "Via le réseau Omnidoc de leur CHU, les médecins hospitaliers orientent vers nous les patients qui peuvent être pris en charge en médecine de ville", précise-t-elle.

C'est un outil assez novateur, et il n'est donc pas évident d'anticiper les besoins… Nous y allons à tâtons 

En Centre-Val de Loire, les dermatologues adhérents à l’ESS Oncoderm développent, quant à eux, des formations à destination des médecins généralistes. "Ce sont notamment des formations à la dermoscopie, ce qui permet d’améliorer les demandes de télé-expertise", souligne Éléonore Spehner, sa coordinatrice. Une activité que souhaite également développer son homologue Teresa de Gassart, ajoutant qu'il s’agira de voir "quelles sont les demandes des médecins, et s’il faut plutôt orienter ces formations vers l’imagerie, vers les bilans, etc.", indique la coordinatrice de l’ESS gastroentérologie.

Tout se paie

Reste que ces activités, dans leur diversité, sont loin d’être gratuites : il faut payer l'outil informatique, rémunérer les coordinatrices (comme dans les maisons de santé et les CPTS, cette fonction est très souvent assurée par des femmes), indemniser le temps de réunion… Bien que, sur ce dernier point, toutes les équipes ne semblent pas sur la même longueur d’onde. Au départ, ces frais étaient pris en charge grâce à des financements différents, ce qui avait tendance à générer une certain confusion. "Avant juin 2024 et la signature de la convention médicale, nous étions un peu dans le flou, se souvient Johanne Chauvin-Herviault, également juriste en droit de la santé. Nos ESS étaient accompagnées par les UPRS qui ont impulsé la dynamique de départ avec les agences régionales de santé, mais certains financements étaient des projets 'article 51', d’autres fonctionnaient sur des fonds ad hoc…"

La convention médicale, signée en juin dernier, a eu le mérite de clarifier, du moins en théorie, les responsabilités des uns et des autres et de leur donner, depuis janvier 2025, des moyens pour les assumer. Des moyens jugés insuffisants par les premiers concernés. "Nous avons 50 000 euros pour payer les régulateurs qui reçoivent les appels des généralistes, le site internet, la facturation, le secrétariat, la coordinatrice, énumère le Dr Patrick Assayag, cardiologue dans le 11e arrondissement de Paris et président de l’ESS cardio IDF. Cela pourrait éventuellement aller pour un département, mais nous couvrons les huit départements franciliens, sans compter que nous appuyons l’ESS néphrologie." Une situation que le médecin juge dommageable pour le futur des équipes de soins spécialisés. "Si on continue à recevoir des financements low cost, on sera obligés de travailler un peu moins et de voir moins de patients", prévient-il.

Par ailleurs, alors que l’ESS cardio IDF entendait mettre en place l’activité optionnelle concernant les consultations avancées, elle pourrait être obligée de réduire la voilure. "Nous l’avons inscrite dans notre programme, mais en l’état actuel des choses, nous ne pourrons pas en faire autant que prévu", avertit son président. Même son de cloche du côté d’Éléonore Spehner, qui juge, pour sa part, les fonds conventionnels "suffisants à ce jour", mais souligne que les frais liés à la plateforme Omnidoc, qui représentent "une grosse ligne budgétaire", sont pour l’instant pris en charge par l’ARS, détaille la coordinatrice de l’ESS Oncoderm en Centre-Val de Loire. Tout dépend donc de la pérennité de cette aide, met-elle en garde.

Paperasseries et tracasseries

Ces fonds conventionnels ne viennent pas sans contrepartie, demandent énormément de travail et dépendent d’un processus parfois trop long aux yeux des ESS. "Nous sommes en attente de contractualisation avec la CPAM… Nous n’avons toujours pas la règle de calcul exacte. Clairement, nous manquons d’information", regrette Johanne Chauvin-Herviault. "C’est du bénévolat alors que, pour moi, cela représente presque un mi-temps", renchérit François Delanoë, qui souligne qu’au sein de l’ESS endocrinologie Bretagne, le temps de réunion n’est pas indemnisé pour l’instant, même s’il espère que cette situation n’est que temporaire. À ses yeux, le montant alloué par l’Assurance maladie est "médiocre", voire injuste. "Nous sommes 10 dans notre ESS, c’est-à-dire que nous regroupons tous les endocrinologues libéraux du département, mais comme les fonds dépendent du nombre d’adhérents, nous ne pourrons jamais espérer plus que ce que nous avons", regrette l’endocrinologue.

Nicole Cochelin relève, en outre, que pour les spécialistes qui acceptent de prendre des astreintes, la rémunération versée par l’Assurance maladie pour les télé-expertises, qu’elles aient lieu dans le cadre d’une ESS ou non, n’est pas forcément suffisante pour le mode de fonctionnement de son équipe. "C’est un engagement à répondre à la demande dans un certain délai, à faire une place dans nos agendas, c’est donc une implication populationnelle et nous sommes heureux de l’avoir, mais ce n’est pas du tout récompensé", regrette la dermatologue.

Répondre en évitant le "burn out"

Malheureusement, le financement ne constitue pas l’unique frein au développement des ESS. Les tensions sur l’offre de soins spécialisés, qui sont l’une de leurs raisons d’être, sont aussi à l’origine de certaines de leurs plus grandes difficultés. "Notre principal défi , c’est de réussir à répondre à toutes les demandes sans qu’il y ait de burn out chez les dermatos, confie Nicole Cochelin. J’ai fait 62 télé-expertises en cinq jours lors de ma dernière permanence, et je vous assure que quand vous avez fini, vous n’avez qu’une envie : quitter la plateforme !" D’où son souhait de faire participer davantage de dermatologues à l’équipe de soins spécialisés, "car plus on sera, mieux on se partagera le travail", espère-t-elle. Une attente formulée presque dans les mêmes termes par Éléonore Spehner. "On cherche à avoir plus d’adhérents pour soulager ceux qui le sont déjà", explique la coordinatrice de l’ESS Oncoderm. 

Autre conséquence de cette rareté, mais cette fois-ci du côté des patients, et donc de leurs médecins traitants : le maillage du territoire par les membres des ESS n’est pas toujours aussi dense qu’on pourrait le souhaiter. "Il y a dix gastroentérologues dans le Loiret, mais seulement un dans l’Indre et un dans le Cher", dénombre Teresa de Gassart. Rappelons que la région Centre-Val de Loire compte six départements. Les généralistes qui adresseront leurs patients à l’ESS gastroentérologie mais qui ne se situent pas à une distance "raisonnable" d’Orléans risquent donc de leur faire faire beaucoup de kilomètres. Même les ESS les plus rodées, comme OncoBreizh, sont obligées d’alourdir le bilan carbone de ceux qui y ont recours : la Bretagne a beau avoir été divisée par l’équipe en quatre territoires, il peut y avoir de longues heures de route entre deux points d'un même département. "Malheureusement, on ne peut pas faire autrement", s’excuse Nicole Cochelin.

S'insérer dans l’écosystème

"L’enjeu principal, comme pour toute structure d’exercice coordonné, est la mobilisation des professionnels, résume Johanne Chauvin- Herviault. On a des spécialistes qui ont beaucoup de travail et auxquels il faut montrer l’intérêt de nos équipes." Or, le propre des ESS est de fonctionner avec des médecins libéraux, ce qui est à la fois une richesse et un degré de complexité supplémentaire. "En libéral, les gens ont à cœur de garder leurs particularités : c’est intéressant, mais ce n’est pas simple", sourit François Delanoë.

Or cette spécificité inhérente à la médecine libérale n’est malheureusement pas toujours comprise par les différents interlocuteurs. "L’ARS souhaite que nous allions chercher tous les endocrinologues de la région, par exemple, mais certains ne sont tout simplement pas motivés, et c’est leur droit, relève Johanne Chauvin-Herviault. Il y a parfois un décalage entre les attentes des institutions et la réalité du terrain." Un décalage d’autant plus inconfortable que les ESS sont un objet nouveau dans le paysage sanitaire, et qu’il leur faut trouver une place. "C’est un outil assez novateur, et il n’est donc pas évident d’anticiper les besoins… Nous y allons à tâtons", indique Éléonore Spehner.

Un tâtonnement qui doit, ajoute la coordinatrice d’Oncoderm, éviter de marcher sur les platebandes des autres structures existantes, qu’il s’agisse des réseaux de soins ou des CPTS. Car si les ESS sont (encore) loin d’être des éléphants, elles n’en évoluent pas moins dans le magasin de porcelaine de l’exercice coordonné, dont les rayons commencent à être relativement fournis !

Création d’une ESS : un parcours à étapes

Pour mettre sur pied une équipe de soins spécialisés, il faut d’abord que l’équipe rédige une lettre d’intention. Si celle-ci est validée par l’ARS, un contrat tripartite est signé entre l’équipe, l’ARS et la CPAM, ouvrant alors une période de six mois durant laquelle doit être mis sur pied le projet de santé. Cette période donne droit à un crédit d’amorçage fixé à 80 000 euros, dont la première moitié est versée après la validation de la lettre d’intention, et la seconde après validation du projet de santé. À noter : le crédit d’amorçage ne vaut que pour les équipes non fonctionnelles au 1er janvier 2025 ; celles qui avaient démarré leurs activités plus tôt en trouvant d’autres sources de financement doivent s’en passer. Par la suite, la dotation annuelle s’échelonne entre 50 000 euros (pour une équipe de 10 médecins) et 100 000 euros (pour une équipe de 100 médecins et plus). Chaque année, l’ESS doit remettre un rapport d’activité à l’Assurance maladie et à l’ARS pour justifier du respect de ses missions mais aussi du nombre de professionnels qui y participent.

Faut-il ouvrir plus largement l'accès direct à certaines spécialités médicales ?

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On n’arrive déjà pas à avoir un rendez-vous en urgence en tant que médecin traitant pour un de nos patients parce qu’il y a trop d... Lire plus

19 débatteurs en ligne19 en ligne
Photo de profil de Isabelle  Le Hir Garreau
144 points
Médecins (CNOM)
il y a 1 mois
C’est de la coordination. Je fais partie de l’ess dermatologie de Bretagne depuis son origine . on répond très rapidement en etant organisé en « tour de garde » car quand la démographie est descenda
Photo de profil de B M
5,9 k points
Débatteur Passionné
Médecine générale
il y a 1 mois
pourquoi une équipe de soin, quand une personne suffisait avant...?
 
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