"Il ne me parle que pour me rabaisser" : une consultation de routine bascule dans l’intime
À La Réunion, une patiente de 68 ans insiste pour faire un frottis pourtant non recommandé. Ce simple acte médical devient le point d’entrée d’un échange bouleversant, révélant solitude, maltraitance et besoin d’écoute. Ce jour-là, une consultation anodine s’est transformée en refuge, rappelant toute la portée humaine du soin. Un témoignage de lecteur recueilli dans le cadre de notre série d'été "Le jour où j'ai été fier d'être médecin".
"Jeune médecin remplaçante, 4ème mois de consultations à La Réunion. Du changement dans ma vie de 'métro' comme ils disent. J’ai pris mes marques, et si je ne parle évidemment pas créole, j’ai l’oreille qui s’y fait doucement, à cet accent ensoleillé, tranquille, chantant. On s’y fait aussi aux us et coutumes locaux, aux consultations sans rendez-vous qui défilent, aux patients effectivement patients, capables de venir aux aurores pour ne pas être les derniers de la matinée à passer.
Madame D. entre enfin. Je n’ose lui demander combien de temps elle a patienté. Il est presque l’heure de la pause méridienne, j’ai beaucoup enchaîné ce matin, je sens que j’ai besoin de souffler pour redynamiser mon écoute, ma patience. C'est une femme de 68 ans, qui semble en pleine forme quoique fatiguée : drôle d’antithèse. Athlétique, apprêtée, je l'imagine courir aussi bien avec des baskets de running qu’habillée en tailleur.
— Bonjour Docteur, je viens pour un frottis.
Ah, voilà la faille. Ma collègue m’a parlé hier de cette patiente qui l’a agacée, insistant pour réaliser un frottis cervico-utérin hors des recommandations sacrées nationales. Ne réalisant que peu de gynécologie, elle lui avait proposé de revenir me consulter. Elle m’avait transféré le 'problème' en somme.
— Un frottis ? Mais vous savez que nous n’avons plus besoin de vous embêter ? Le dernier étant normal d’après votre dossier, nul besoin de recommencer désormais !
— Ah si si, vous ne comprenez pas, il me faut ce frottis. Vous ne pouvez pas comprendre vous, j’ai une amie qui est décédée d’un cancer de l’utérus découvert à 70 ans, cela m’angoisse, j’ai envie de faire le frottis.
— Je vois. Je comprends et j’entends votre inquiétude, mais vous savez, ce n’est pas parce que …
— Je sais qu’il ne s’agit pas des recommandations, que j’ai plus de 65 ans, mais s’il vous plait, j’insiste, cela me rassurerait.
Argument imparable du proche décédé, inquiétude de la patiente, toute la rationalisation du monde ne peut contrer son angoisse. Je décide de me retirer de cette petite joute verbale et de changer de sujet.
— Bon, je vais voir ce que je peux faire. Et sinon, en dehors de ça, comment allez-vous ?
Ma phrase fétiche. Une main tendue à qui veut la prendre, qui peut rester en suspens, refermée par un 'ça va'. Sauf que celui par lequel me répond Madame D. est las, fatigué.
— Il est petit votre 'ça va', je vous sens fatiguée. Et si vous me disiez comment ça va, vous, vraiment ?
Et là, la porte s’ouvre. La porte de toutes ses angoisses, de ses peurs, de sa solitude. J’oublie ma fatigue, ma lassitude et ma faim. Derrière sa demande insistante de frottis, derrière sa réponse évacuée en une expiration, à peine audible, derrière son chemisier assorti au sac à main et au pantalon sans pli, elle se dévoile peu à peu.
Madame D. se libère, elle lève le pan de sa vie conjugale qui l’étouffe, de son compagnon maltraitant, elle me parle des brimades, de son manque de liberté, de la violence verbale. J’interromps :
— Et il vous a déjà frappée ?
Comme si ce qui m’avait été déjà exposé n’était pas suffisant, comme si la violence physique était plus intolérable que la violence verbale. Et sa réponse, qui revient comme une évidence, positive, dure : un 'oui' affirmé brutalement, qui me revient en plein visage, comme si je n’avais pas compris.
— Mais ça, c’était avant.
Je vrombis, tente d’avancer l’aide médicale, mon écoute, les associations. Et de nouveau, les défaillances du système, la fragilité de ces femmes qui se retrouvent sans logement, où les enfants deviennent monnaie d’échange d’un couple disloqué. Mais surtout sa crainte de finir comme la cousine de son amie, poignardée par son conjoint furieux.
— Vous pensez qu’ils sont là pour nous protéger, mais ce n’est que de la théorie, ils ne peuvent rien contre eux.
Et elle enchaine, elle me parle de sa retraite, survenue deux ans plus tôt, de la perte de l’appartement de fonction, dans lequel elle se sentait enfin chez elle, de son intimité et de son espace privé, dans lequel elle se complaisait la semaine, et qui lui permettait de tenir jusqu’à la fin du week-end. Certes, elle était loin de ses enfants, mais ils sont grands maintenant, et elle pouvait sortir avec ses collègues, se rendre en randonnée avec le club de marche sur les jours de repos, profiter de ses loisirs, de sa vie de femme.
Mais tout s’est arrêté. Elle a dû quitter sa liberté pour retourner au domicile familial.
— Vous vous rendez compte ? Il a à peine accepté de me céder une ou deux étagères, et de toute façon, quand il s’énerve, il lui arrive de jeter mes affaires dans un élan de colère, je ne peux rien y faire, j’attends que ça passe. Il me traite comme un animal, ne me laisse pas l’espace dans la cuisine, dans la salle de bain. Il renie mon existence même, ne m’adresse pas la parole, sauf pour me rabaisser. Il me reproche d’errer dans la maison, 'sans servir à rien' mais me harcèle de messages incessants si j’ai le malheur de sortir. Il est à la retraite lui aussi mais il n’y a que moi en faute à rester à la maison. Heureusement j’ai réussi à dégager un débarras avec un matelas, je m’y isole, pour éviter de dormir à ses côtés.
Elle s'arrête, exténuée, usée par cette vie qui la rend malheureuse ; et moi je la regarde. Et cette fois-ci je la vois, vraiment. J’observe ce chemisier de couleur, et ce pantalon sans pli. Je vois le maquillage qui cache des cernes sombres, sous ses grands yeux noirs et tristes. Je regarde son envie de frottis qui me semblait incongrue, sa demande d’aide, son besoin d’écoute, sa solitude. Ensemble, on prend le temps.
Et on le fait ce frottis, tant pis pour les recommandations, elle veut qu’on s’occupe d’elle malgré tout, elle se libère un instant de ses souffrances, elle relâche ses angoisses, elle accepte de se livrer. On y va ensemble doucement.
— Je peux y aller ?
J’écarte son intimité, je mets encore plus de douceur dans mes gestes déjà aussi appliqués et délicats que possible.
— Soufflez, madame, on a terminé, je vais retirer le spéculum.
Elle se rhabille pendant que je pianote dans le dossier, on se refait face.
— Merci d’avoir pris le temps de m’écouter, je sens que vous m’écoutez vraiment, et ça fait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Je me sens bien, je me sens entendue, merci du fond du cœur, Docteur, j’en avais besoin je crois.
Une vague de compassion et de fierté."
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