
"Qui va emmener mes enfants à l’école ?" : quand la lutte contre les déserts médicaux ignore les femmes médecins
Avoir des enfants et gérer une patientèle, la tâche peut sembler titanesque. Pourtant, des milliers de femmes en France jonglent entre leur vie de famille et leur cabinet médical. Un équilibre, déjà précaire, qui pourrait être bouleversé par les propositions de loi coercitives actuellement débattues au Parlement. Pour les femmes médecins, désormais majoritaires au sein de la profession, ces "attaques" sonnent comme une "double peine". Egora leur a donné la parole.

"Maintenant que j'ai mes enfants, j'aimerais bien pouvoir passer un peu de temps avec eux. Je n'ai pas la sensation de l'avoir volé." Quand elle a entendu le Premier ministre présenter son "pacte de lutte contre les déserts médicaux", le 25 avril, la Dre Alice Couque, généraliste à l'Isle-Adam (Val-d'Oise), a d'abord été "surprise". Ce jour-là, François Bayrou a annoncé que les médecins devraient bientôt se relayer pour répondre aux besoins dans les zones particulièrement sous-denses en y exerçant "jusqu'à deux jours par mois"… sous peine d'une sanction financière. Une mesure présentée comme une alternative à la régulation de l'installation, défendue par le député Guillaume Garot et son groupe transpartisan. A peine annoncée, elle a été intégrée à la proposition de loi Mouiller et votée le 13 mai au Sénat. "Je n'ai pas d'abord pas compris d'où ça sortait. Et puis ça a été si rapide, entre le moment où [François Bayrou] en a parlé et le moment où ça a été voté…"
Le "choc" a rapidement laissé place à la colère chez Alice Couque. "C'est complètement irréaliste. Imposer à quelqu'un de 35-40 ans d'aller exercer loin de sa famille deux jours par mois sans se soucier des conséquences que ça peut générer ! Qui va emmener mes enfants à l'école le matin ? Pendant deux jours, c'est mon mari qui gère tout tout seul ?", interroge la généraliste, dont le conjoint travaille dans l'aéronautique et est souvent amené à se déplacer. "Je n'étais pas au courant que j'avais signé pour un truc militaire ou que j'étais employée de la fonction publique territoriale", raille-t-elle. "Il faudra bientôt qu'on s'engage à ne pas avoir d'enfant durant nos études." Aujourd'hui mère de deux enfants de 3 et 5 ans, Alice Couque a dû repousser son "projet bébé" à maintes reprises en raison de son parcours professionnel. "J'ai tellement attendu que j'ai dû faire des PMA", confie-t-elle.
"Pendant l'internat, c'était trop compliqué à cause des stages, ils étaient trop loin ou ne correspondaient pas à ce que je voulais", se rappelle la praticienne. A la fin de ses études, elle s'installe directement à l'Isle-Adam. "Là encore, je me suis dit que j'allais attendre encore un peu, pour faire les choses bien. J'ai enfin réussi à avoir mes enfants donc je suis une jeune maman… mais pas si jeune que ça parce que j'ai 41 ans", plaisante-t-elle. Pour conjuguer vie de famille et vie personnelle, la généraliste a déménagé son cabinet il y a deux ans pour se rapprocher de l'école de ses enfants, qui n'est plus qu'à "sept minutes à pied". Elle exerce à 80% et prend tous ses mercredis.
Une charge domestique importante
Maintenant qu'elle a trouvé son équilibre, Alice Couque redoute que ces "deux jours par mois dans un désert" ne viennent le perturber. "Certains collègues pensent qu'on ne sera pas concernés par cette obligation parce qu'on est déjà dans un désert, mais les chiffres ça se modifie, les déserts, ça se définit… Plusieurs consœurs sont inquiètes comme moi et se demandent comment elles s'organiseront pour la garde de leurs enfants." Une "inquiétude" légitime, d'autant que d'autres mesures législatives contraignantes sont actuellement débattues au Parlement. Outre le principe de "solidarité territoriale" du Gouvernement, les députés ont rétabli l'obligation de gardes, début mai, en approuvant la PPL Garot.
Pour la Dre Couque, ces mesures vont particulièrement affecter les femmes médecins, désormais en majorité dans la profession – au 1er janvier 2025, elles représentaient 52,6% des médecins en activité régulière, et 59,3% des médecins en activité régulière de moins de 40 ans*. "On a beau parler d'égalité hommes-femmes, la charge des enfants revient quand même majoritairement aux femmes même si les hommes font des efforts", estime la praticienne. Et d'ajouter : "Certains confrères masculins disent ouvertement qu'ils ne prennent pas leur mercredi mais leur jeudi pour être tranquilles." "La charge domestique pèse toujours autant sur les épaules des femmes qu'auparavant, abonde la Dre Anna Boctor, pédiatre libérale à Vence (Alpes-Maritimes) et présidente de Jeunes médecins. Elles doivent assumer le foyer, la gestion des enfants… Ça demande un investissement supplémentaire par rapport à leurs homologues masculins."
"Ce sont toujours les femmes qui s'adaptent, les hommes sont très peu flexibles", observe également Jingyue Xing-Bongioanni, maîtresse de conférences en sociologie à l'université de Lille, qui s'intéresse notamment au temps de travail dans le secteur sanitaire. "L'effet de genre en matière de temps de travail est associé à la situation matrimoniale. Les femmes médecins sont sensibles à la situation professionnelle de leur conjoint. Quand il travaille à temps plein, elles ont tendance à travailler moins que leurs consœurs célibataires ou dont le conjoint est sans emploi. Inversement, les hommes médecins sont peu sensibles à l'emploi de leur conjointe. Que cette dernière travaille ou pas, ils ont à peu près le même temps de travail. Quand il faut faire des sacrifices pour la famille, c'est toujours la femme qui les faits."
Cela se confirme lorsque l'on s'intéresse "au deuxième effet de genre qui est associé à la situation familiale". "Avoir des jeunes enfants, de moins de 12 ans, réduit de manière générale le temps de travail des médecins, quels que soient leur spécialité et leur genre. Mais cet effet de réduction est très prononcé chez les femmes généralistes libérales en particulier", indique la sociologue. Celles-ci ont tendance à "adopter le modèle 4 jours, 4 jours et demi par semaine, pour concilier vie familiale-vie professionnelle". "On constate par ailleurs que l'effet du nombre d'enfants varie selon le genre. Plus elles ont d'enfants, moins les femmes travaillent – qu'elles soient libérales ou hospitalières. Il y a une corrélation. En revanche, il y a très peu d'impact sur le temps de travail des hommes médecins. Sauf pour les praticiens hospitaliers spécialistes ayant trois enfants ou plus : leur temps de travail augmente", probablement pour des raisons financières, avance Jingyue Xing-Bongioanni.
On entend qu'on est des déserteuses, qu'on préfère s'occuper de nos foyers plutôt que de nos patients
"Les pouvoirs publics ont tendance à ignorer la répartition inégale des tâches domestiques, et à invisibiliser les autres rôles sociaux assurés par les femmes médecins", remarque la sociologue de l'université de Lille, pour qui ces lois contraignantes constituent une "double peine" pour les praticiennes. "Les élus s'autocongratulent de voter des lois comme celles-ci, mais ils sont en train d'enterrer les femmes médecins. Ce sont des lois anti-femmes !", s'emporte Anna Boctor, pour qui il ne s'agit que de "mesures électoralistes pour sauver la peau des uns et des autres dans un contexte politique instable". La présidente de Jeunes médecins, maman de deux enfants de 3 et 5 ans, s'insurge que "personne" n'évoque l'impact de ces mesures sur les femmes médecins, "alors qu'il s'agit aujourd'hui de la majorité de la population médicale".
"On essaie de nous invisibiliser, de nous décrédibiliser, mais surtout de nous responsabiliser sur les problématiques d'accès aux soins des citoyens français. C'est pervers comme façon de procéder", poursuit la pédiatre, précisant qu'elle n'a pas été auditionnée par Guillaume Garot, contrairement aux autres syndicats de médecins. "En tant que jeune femme médecine, j'essaie de représenter ma profession, mais j'ai beaucoup de difficulté à faire entendre ma voix dans le paysage syndical, masculin et plutôt âgé." "On entend parfois que les problèmes d'accès aux soins sont en lien avec la féminisation de la profession parce que les femmes travaillent moins, ce n'est pas juste", déplore également la Dre Mathilde Chouquet, généraliste à Rennes et chargée de mission région pour Reagjir (Regroupement autonome des généralistes jeunes installés et remplaçants).
"On entend qu'on est des déserteuses, que si le système s'effondre c'est à cause des bonnes femmes, qu'on préfère s'occuper de nos foyers plutôt que de nos patients. On serait indignes d'être médecins. C'est inentendable, poursuit Anna Boctor. On glorifie l'image du médecin d'antan, sur les réseaux sociaux, dans les médias ou dans la bouche des politiques. Lui il travaillait, lui il était disponible pour ses patients, dévoué. Comme si le médecin d'aujourd'hui ne l'était pas. C'est une attaque en règle contre les femmes médecins..." Pour la syndicaliste, les femmes médecins n'ont "pas à rougir" de leur "dévouement envers leurs patients ni de leur conscience professionnelle". "Ce n'est pas parce qu'on s'occupe en plus de nos enfants qu'on s'occupe moins de nos patients. Ce n'est pas parce qu'on ne bosse pas 80 heures qu'on est de moins bonnes médecins. Moi je prends quelques mercredis. C'est le prix à payer si mes patients veulent me voir à 19h ou à 8h30 du matin les autres jours. Ils le comprennent et je n'ai pas honte", insiste Anna Boctor.
Et de rappeler : "Le médecin d'avant qui est glorifié, son épouse était soit femme au foyer soit sa secrétaire. Quand il rentrait de sa journée de travail, il mettait les pieds sous la table. Les devoirs des enfants étaient gérés, tout comme les courses, le repas. Et en plus de ça, il avait une place privilégiée dans la société. C'était un notable, un héros." Pour Mathilde Chouquet de Reagjir, "ce n'est pas possible aujourd'hui de travailler 80 heures par semaine si on n'a pas quelqu'un qui assume 100% du reste derrière."
Arrêter le libéral
Les propositions de loi Garot et Mouiller doivent poursuivre leur parcours législatif avant toute adoption définitive. Ce dénouement serait catastrophique pour Anna Boctor, qui lance "un cri du cœur". "Il y a énormément de femmes médecins qui paniquent, qui ne savent pas comment faire si ces lois passent, et qui se disent qu'elles vont devoir arrêter leur pratique." Elle-même a décidé de quitter l'AP-HP parce qu'"on m'a demandé de ne pas faire d'enfant pour garder mon poste". "Les jeunes femmes médecins fuient l'hôpital à cause de ces discriminations. Et maintenant on leur demande, en ville, de faire des gardes obligatoires, de s'installer dans un endroit plutôt qu'un autre…" "Elles sont déjà le paramètre d'ajustement côté famille… Ces injonctions contradictoires vont les mettre encore plus en difficulté", avance la sociologue Jingyue Xing-Bongioanni.
Certaines semblent avoir déjà fait leur choix. "Une collègue m'a dit qu'elle irait faire de la PMI si la mesure [de deux jours par mois dans un désert] passait", affirme Alice Couque. Ce que la généraliste de L'Isle-Adam comprend très bien. "Plus jeune j'avais envisagé la chirurgie orthopédique. Ma place aux ECN me le permettait. J'ai récusé cette filière car les gardes de nuit et de week-end me paraissaient incompatibles avec la gestion future d'un enfant. J'ai choisi la médecine générale en tenant compte des contraintes de planning et de garde. Ce qui ne serait plus le cas avec les réformes à venir…"
La sélection de la rédaction
Faut-il ouvrir plus largement l'accès direct à certaines spécialités médicales ?
A Rem
Non
On n’arrive déjà pas à avoir un rendez-vous en urgence en tant que médecin traitant pour un de nos patients parce qu’il y a trop d... Lire plus