"Les médecins qui passent leur temps à dire que c'était mieux avant finissent seuls et isolés sans évolution de carrière"

28/05/2022 Par Dr Marion Lagneau
Billet de blog
Les médecins libéraux ont perdu en influence tant aux yeux des politiques qu'aux yeux des patients, en témoigne la campagne électorale durant laquelle les candidats à la présidentielle n'ont pas hésité à brandir le drapeau de l'obligation à l'installation dans la lutte contre les déserts médicaux. Une proposition à laquelle nombre de Français se sont dits favorables. Après avoir établi ce constat amer, le Dr Marion Lagneau, médecin blogueuse, implore dans un billet ses confrères à adopter une démarche pro-active et collective afin d'éviter que la coercition ne vienne les contraindre dans leurs pratiques. Un véritable appel à réinventer l'exercice libéral. 

Billet initialement publié sur le Blog "Cris et chuchotements médicaux" par le Dr Lagneau, gastro-entérologue libérale.    "Les médecins libéraux sont nombreux à continuer de penser que leur liberté est celle d’avoir des honoraires suffisants pour leur permettre de travailler en autonomie, ce qui, autrefois, leur permettait de s’adapter à la demande de soins. Mais les temps ont changé et ce concept se doit d’évoluer. Car le constat est unanime : le système s’est délabré. Les médecins sont-ils optimistes ou aveugles ? Pour être encore si nombreux à croire que l’état de pénurie et de délabrement de la médecine française leur confère un pouvoir d’influencer les choses ? Les médecins vont-ils indéfiniment rester ancrés sur le travail individualiste, dans un temps où l’on attend d’eux une démarche proactive et collective ?   Le métier de médecin change progressivement, mais en profondeur, et pourtant ce qui est frappant, c’est que pour beaucoup de praticiens, on dirait que les temps ont changé dans leur dos sans qu’ils s’en aperçoivent. Beaucoup ne s’intéressent pas ou peu aux évolutions réglementaires. Du moins tant que cela n’impacte pas leur revenu en négatif. Après coup, ils découvrent que leurs syndicats, auxquels ils ne s’intéressent pas non plus (22% de votes aux URPS, moins de 10% de syndiqués), ont signé des textes il y a un an, 2 ans. Et donc, dernièrement, pour en citer quelques-uns, la mise en place d’assistants, du SAS, des CPTS, des avenants 7 et 9.  Or, à l’heure actuelle, dans n’importe quel boulot, celui qui ne pratique pas une veille assidue finit rapidement dépassé. Et celui qui passe son temps à dire que c’était mieux avant finit seul et isolé sans évolution de carrière. Ce qui se passe pour beaucoup de médecins. Le métier qu’ils connaissent, le métier qu’ils idéalisent est révolu. Le changement est progressif, mais les dépasse, et leur pouvoir de choix se limite et se limitera de jour en jour s’ils n’évoluent pas dans leur tête et dans leur corporation. Et plutôt que de crier au loup, ou à l’injustice de la société et des gouvernements, et des patients, certaines évolutions devraient faire l’objet, à mon sens, d’une vraie réflexion collective du corps médical. Et de démarches pro-actives… Car derrière des efforts structurels, pouvant paraître à première vue trop distants de la pratique quotidienne, il y a potentiellement une forte réserve d’amélioration de qualité de vie des médecins, et par conséquent de celle de leurs patients. Je songe à 4 problématiques auxquelles peuvent s’intéresser les libéraux

  • Le cabinet médical en tant qu’entreprise
  • La coordination des soins
  • La formation continue
  • L’accès aux soins

  1. Le médecin est un chef d’entreprise Le cœur et le bénévolat étaient des précieux guides de médecins à l’époque. Mais c’était l’époque du médecin considéré, du notable très bien rémunéré. Au quotidien, en réalité une consultation de base mal tarifée, une jungle de nomenclatures de consultations mieux tarifées, mais complexe et mal utilisée. Et en supplément, des versements forfaitaires, appelés ROSP et forfaits structures, en échange de contreparties dont les exigences vont en augmentant. Ces contreparties concernent et valorisent d’une part la logistique du cabinet, l’informatisation, d’autre part, le respect de bonnes pratiques médicales. L’heure n’est plus à des revalorisations tarifaires non ciblées, faut pas rêver. Les médecins estiment que d’autres professionnels de santé reçoivent des subsides, mais de cette manière, ils en reçoivent également.  

Néanmoins, dans tous les cas, il s’agit pour le médecin libéral, comme pour tout chef d’entreprise, de rentrer suffisamment de recettes, sans se tuer à la tâche, pour assurer les dépenses de fonctionnement de son cabinet et se garantir un bénéfice à la hauteur de ses espérances : et ça c’est être chef d’entreprise, donc avoir un minimum de formation à la gestion, au management de salariés si on en veut, et de se tenir informé sur les démarches et financements auxquels prétendre. Or, certains continuent à travailler « à l’ancienne », seuls, sans secrétariat, avec des consultations interrompues par des appels téléphoniques, ou bien avec des télésecrétariats qui prennent des notes sans hiérarchisation, sans distinguer l’urgence du patient juste pressé, obligeant le médecin à passer du temps médical supplémentaire et non rémunéré en fin de consultation et à gérer en parallèle toute une partie administrative... Il faut se poser la question :  A qui revient l’initiative et la responsabilité de mieux organiser l’ingénierie de terrain des cabinets médicaux libéraux ? Est-ce à l’Assurance maladie et aux ARS de mettre en place cette logistique ? Non ! Les médecins doivent réfléchir à une meilleure organisation ou réorganisation pour gérer leurs cabinets en tant qu’entreprises. Avant que la coercition ne vienne les y contraindre sans discussion. Ils ont maintenant la possibilité d’avoir à leurs côtés des assistants médicaux, des pro de santé en délégation. Dans un groupe médical, une MSP, c’est faisable, et financé. Pour des médecins isolés, des solutions peuvent être envisagées. Se grouper sans être géographiquement dans un même lieu est tout à fait possible. Il est envisageable de créer un groupement d’employeurs aussi pour salarier à plusieurs un secrétariat, un assistant médical, une infirmière en pratique avancée, une infirmière Asalée, pro de santé permettant au médecin de dégager du temps médical en laissant à d’autres les temps administratifs et le suivi médical et social.  Pourquoi ne pas désigner un coordinateur départemental médical et ceci sans attendre le référent de santé dont parle le Président ? Un coordinateur médecin, aidant les médecins à avoir une vision de transversalité, de collaboration, ceci afin que les efforts organisationnels ne soient pas faits en double et dans l’ignorance absolue de ce que fait le voisin. Afin que les horaires se complètent d’un endroit à l’autre de manière à assurer la permanence de soins tant attendue des utilisateurs. On rappelle que l’idée des CPTS c’est juste cela. Faire que chacun ne travaille pas dans son coin, ignorant du voisin d’en face. Aussi, si les médecins ne s’en emparent pas, il est plus que probable qu’on les forcera d’arriver au même résultat par la coercition et dans la douleur.

  2. La coordination autour du patient L’époque est à la transversalité, et à la fluidité de la prise en charge du patient. L’accompagnement est une exigence des malades. Mais l’accompagnement a évolué. Il n’est plus seulement médical, il est médico-social. Le social est devenu désormais un grand volet du parcours de soins et le médecin n’a pas le temps ni les compétences pour ce faire. En revanche, l’accompagnement médical c’est le vrai job. Et là, c’est bien aux médecins de s’organiser pour que ça marche ? Or, actuellement, entre le discours et la réalité, il y a un grand fossé. Le discours des médecins : ils souhaitent de la coopération, de la coordination, des protocoles. La réalité (et la je sais de quoi je parle) : des soignants qui n’ont pas le temps ou n’ont pas l’intérêt pour cela. On veut que ce soit fluide. On sait maintenant qu’un échange d’équipe autour d’un patient repose non seulement sur le téléphone, les mails et les SMS, mais sur des outils numériques de coordination et de communication. Et dans la vraie vie alors ? Les médecins utilisent chacun leur logiciel, les logiciels ne communiquent pas entre eux. Un dossier médical commun ? Le corps médical a dit non ! Résultat, il se fait contourner avec la création d’un dossier par l’Assurance maladie. Pourquoi les syndicats...

  médicaux n’ont-ils pas su demander une rémunération spécifique pour ce faire, à l’image des pharmaciens, au lieu de faire un front de refus ? Un point me semble essentiel : la donnée médicale est l’essence du métier de médecin, et il faudrait tout faire pour qu’elle le reste Aussi, en ce sens, je dirais que les médecins devraient se poser en porteurs de la coordination médicale des patients. Cela nécessite de se former aux outils disponibles, de les utiliser, de se coordonner avec les collègues avec lesquels on travaille. Bien sûr, cela ne se fait pas en un jour, il y a une perte de temps initiale. Mais si cela n’est pas fait, la perte de temps est quotidienne, en augmentation, et ce n’est pas qu’une perte de temps, c’est aussi une perte considérable  d’énergie. Demander un avis spécialisé, trouver un lit d’hospitalisation pour un malade sont devenus des challenges ! Transmettre un dossier complet d’un médecin à un autre est compliqué sans informatique commune. Le patient n’est pas accompagné des bonnes informations, d’où perte de temps, et de chances. A titre d’exemple, la télé-expertise, par voie numérique, est désormais rémunérée, et permet d’obtenir un avis spécialisé rapide. Quels médecins généralistes le savent ? Quels médecins spécialistes se disant débordés le savent ? Et combien de médecins sont opposés de principe à tester ?   3. La formation Autrefois, l’expertise et la compétences étaient des faits acquis. Mais la médecine et ses pathologies et ses thérapeutiques se sont complexifiées au fil des années. Parlons ici de la formation continue.

  • Elle devrait être valorisée :

N’est-il pas surprenant qu’un médecin libéral ait une rémunération identique qu’il soit junior ou senior ? Vous connaissez des métiers qui n’offrent aucune perspective d’évolution ? Eh bien, c’est le cas de la médecine libérale. L’expérience du médecin n’est pas valorisée. Aucune des démarches que j’ai faites, que ce soit de formation, de réunions pluridisciplinaires etc., n’a valorisé ma pratique. Un médecin est payé au même tarif, qu’il soit débutant ou expérimenté, qu’il se forme en continu ou jamais (alors qu’un salaire de salarié augmente au moins selon l’ancienneté !).

  • Elle devrait être plus encadrée : pourtant, de nombreux médecins restent très opposés à cet encadrement et l’encadrement théorique, qui existe depuis des décennies, ne fait l’objet d’aucun suivi. J’ai des tiroirs entiers des preuves de mes formations, mais on ne m’a jamais demandé de comptes.
  • Devrait également être mieux encadré le suivi des bonnes pratiques. En effet, certains praticiens ont des pratiques disons atypiques, des prescriptions non conformes aux données de la science, et certains confrères vont jusqu’à la désinformation en santé.

Et le vrai problème est qu’un médecin n’a aucune liberté pour agir face à des confrères ne respectant pas les bonnes pratiques. La sacro-sainte règle de la « confraternité », dont le conseil de l’Ordre fait ses choux gras, les protège de mes plaintes, et même les autorise à me mettre en cause pour non-confraternité, si j’ai l’outrecuidance de dénoncer des pratiques atypiques voire anormales. Là encore, envers un salarié, il y a une chance de recadrage par sa hiérarchie. En revanche, un médecin libéral dispose de la totale liberté de faire n’importe quoi sans qu’aucun de ses collègues ne puisse agir contre cela. Qu’il ne se forme pas, mais aussi qu’il ait la grosse tête, des problèmes psychologiques, qu’il soit alcoolique, et qu’un ou plusieurs de ces paramètres le conduise à faire ce qu’il veut avec les prescriptions et les patients, peu importe, on n’a pas de levier d’action tant qu’il n’a pas tué quelqu’un et qu’une famille n’a pas porté plainte.

Les preuves de ces fake-pratiques ont fleuri par centaines voire par milliers avec nombre de médecins cédant à la tentation d’ordonnances inutiles pour traiter le Covid. Seuls certains particulièrement médiatisés ont été vaguement recadrés. En revanche, s’ils faisaient cela dans leur coin, aucun d’eux n’a été embêté ni recadré par l’Ordre des médecins. Le conseil de l’Ordre joue bien mal son rôle dans cette dimension de l’exercice, cherchant plus à protéger le médecin que ses patients. Et nous médecins, nous critiquons le conseil de l’Ordre, mais nous devrions influencer un changement plus rapide de sa faculté de contrôle de la formation et du respect des règles.   4. L’accès aux soins pour tous et dans les déserts  Les patients confondent accès aux soins et soins de qualité en accès continu. Autrement dit, ils veulent de la qualité médicale accessible 24/24, non quand ils sont vraiment malades en urgence, mais lorsqu’ils en ressentent le besoin immédiat. Et, de plus, il est impensable que ce ne soit pas gratuit. L’image du médecin de famille reste idéalisée, et est systématiquement brandie devant l’ingratitude et l’impolitesse des patients de la nouvelle génération qui veulent seulement un médecin, là, de suite, quand ils en ressentent le besoin. C’est l’évolution sociétale qui conduit à cela. Autrefois les médecins étaient corvéables à merci, mais nul n’aurait osé les déranger tard le soir ou dans la nuit profonde pour une douleur qui dure depuis trois jours, pour un bouton, ou un mal de gorge. En pratique, voir de suite un médecin pour tout symptôme et à toute heure est devenu la demande normale des patients. Mathématiquement, les médecins ne pourront jamais répondre à toutes ces demandes, et ceci quelles que soient les organisations qui seront mises en place. Il faudrait idéalement que les patients soient éduqués. Qu’un travail d’amont soit effectué autour de la demande de soins, de l’éducation des patients. Que l’on sensibilise la population aux motifs de consultations, d’urgences, de recours aux médecins, de demande de certificats. Mais dès lors qu’on évoque le problème de la ressource médicale en tant qu’une régulation du côté des patients, les gouvernants se souviennent qu’ils doivent répondre aux attentes de la population générale, et que celle-ci est bien plus nombreuse que les médecins. D’autant que les médecins ont perdu l’influence qu’on leur attribuait en matière politique sur leurs patients. Ils ne comptent plus aux yeux des politiques. On le voit bien avec la campagne électorale. Qu’importe de sacrifier les médecins, d’affirmer qu’il faut les saupoudrer dans les déserts, les empêcher de s’installer à la grande ville, et les obliger à assurer la permanence des (consommateurs de) soins.. En plus c’est facile, les médecins sont incapables de se bouger collectivement pour éviter la coercition. La principale difficulté vient de l’absence même de définition du « désert médical ». Puisque les déserts en France seraient maintenant partout, de la zone rurale proche de petite ville à la zone urbaine densement peuplée en pénurie de médecins. La question des déserts médicaux est un problème complexe, qui se reproduit dans de nombreux pays. Plusieurs pays en avance sur nous ont tenté la coercition et largement démontré que cela ne marche pas (Québec, Angleterre, Danemark). Cela ne retient pas les médecins, et les fait fuir vers le privé. Les seules actions qui fonctionnent, expérimentées dans plusieurs pays, coûtent cher, et ce sont les incitations financières. Bourse d’étude contre installation, ou bien installation salariée avec salaire beaucoup plus élevé que le salaire moyen jusque 3 fois plus. Expérience tentée en France dans la Sarthe, et qui semble bien fonctionner.

Les médecins n’échapperont pas à cette demande insistante de réguler d’une part la permanence de soins d’autres part et surtout l’installation dans les déserts médicaux. Mais les gouvernants ne résoudront pas un problème qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. Le combat étant en grande partie inégal, autant s’en sortir sans se faire écrabouiller totalement. Il s’agira pour les médecins d’être proactifs, de ne pas s’arc-bouter sur un front de refus, mais d’accepter de discuter pognon, de passer le message « ce qui est rare est cher » . Aux médecins d’accepter aussi que le confort de la ville ne sera pas rémunéré autant que l’inconfort du désert, et qu’il y vaut mieux au moins des revalorisations ciblées pour ceux qui feront cet effort d’aller consulter dans des zones dites de désert médical."

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