"L'heure est grave" : contre les transferts de compétence, le président de l'Ordre des médecins sonne la charge

04/11/2021 Par L. C.
Interview exclusive
Fustigeant les amendements gouvernementaux déposés dans le PLFSS 2022 qui introduisent de multiples transferts de compétence vers les paramédicaux (IPA, kinés, orthoptistes…), l’Ordre et les six syndicats représentatifs de médecins libéraux se sont unis de façon inédite pour interpeller la présidente de la commission des Affaires sociales du Sénat dans une lettre. Alors que la chambre haute débutera l’examen du texte lundi 8 novembre, les représentants des praticiens espèrent un retour en arrière. Le président de l’Ordre, le Dr Patrick Bouet, revient pour Egora sur ce qui a motivé l’écriture de ce courrier et appelle les parlementaires à prendre leurs responsabilités dans l’intérêt du patient.
 

Egora : Lors de votre conférence de presse de rentrée, vous alertiez sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2022, espérant un texte non déstructurant pour la profession de médecin. Le texte initial se voulait rassurant, mais le danger est venu des amendements. Cela signifie qu'il n'y a pas eu de concertation ? Dr Patrick Bouet : Si l’ensemble des structures représentant la profession sont amenées à s’exprimer d’une voix commune, c’est bien la confirmation qu’un certain nombre de propositions qui ont été faites, notamment par amendements gouvernementaux, ont été totalement déconnectées d’une quelconque concertation. Nombreux d’entre nous ont été assurés que ces propositions ne seraient pas intégrées dans le PLFSS. A défaut d’une surprise, c’est une déception. Cette lettre montre que nous sommes dans un moment particulier : des représentants d’une catégorie professionnelle sont obligés de s’exprimer publiquement dans une phraséologie commune alors qu’il eut été beaucoup plus productif de pouvoir se concerter avant et travailler ensemble à des propositions constructives. Je ne pense pas que le Gouvernement ait eu avantage à proposer des amendements qui ne correspondent pas aux engagements qu’il avait pris. Tous sont déçus, y compris les collègues d’autres professions qui attendaient d’autres résultats. Saupoudrer de petites réponses ne fait que différer la nécessité d’apporter une vraie réponse. La politique a toujours démontré ce principe.

  Etes-vous en contact depuis avec le ministère ? Avez-vous pu obtenir des explications ? Pensez-vous que nous aurions écrit cette lettre si cela avait été le cas ? Nous avons ardemment besoin, aujourd’hui, que le Gouvernement reprenne contact avec les médecins qui sont au cœur de l’équilibre et de la sécurité dans l’exercice d’un parcours de santé.   Vous signez aujourd'hui cette lettre à la présidente de la commission des Affaires sociales du Sénat aux côtés des syndicats. C'est inédit. L'heure est grave ? Nous avons l’impression que, par petites touches, le système de santé est en train de connaître des modifications fondamentales qui ne répondent pas à ce que pourraient être les attentes d’un système plus performant. Donc oui, l’heure est grave car nous allons au-devant d’expérimentations qui vont se multiplier. Nous n’avons pas encore soldé les expérimentations de la loi HPST qu’on nous en propose d’autres...

Ces expérimentations ne sont faites que pour devenir très rapidement des généralisations, mal ou non évaluées. Aujourd’hui le médecin est au cœur du parcours de santé, mais cela ne veut pas dire que d’autres acteurs ne peuvent pas avoir des compétences nouvelles. Cela veut simplement dire qu’elles doivent être concertées et intégrées dans une coordination des soins. Ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle.   Vous dénoncez plusieurs mesures l'accès direct aux orthophonistes, orthoptistes, masseurs-kinésithérapeutes et IPA. S'agit-il d'un dépouillement des compétences des médecins ? Ce n’est pas vraiment un dépouillement des compétences. Nous disons que ce qui est important dans le parcours de santé, c’est la façon dont le patient va être associé à ce parcours. En ophtalmologie, par exemple, les médecins ont fait des propositions très concrètes dans le cadre d’un parcours de santé qui intègre les autres professionnels de la filière optique. Quelle est la réponse à ces efforts d’une décennie du collège professionnel des ophtalmologistes ? L’on donne un transfert de compétence total aux orthoptistes. Ce n’est pas comme cela que l’on pourra rendre lisible le parcours de santé pour les usagers.

  Concernant les infirmières en pratique avancée, cette évolution est pourtant une promesse du Ségur de la santé, leur raison d'être... C’était un engagement du ministre dans le cadre du Ségur, mais ce n’était pas au départ dans les éléments que le Ségur envisageait de mettre en œuvre. Nous avions contesté le fait de diriger un rapport sur la création des compétences des IPA et nous avions acté avec le ministre qu’une mission Igas soit menée et que c’est à la suite de cette mission que des éléments structurants pourraient être mis en place dans le cadre législatif. Or nous constatons que la mission Igas n’est pas terminée, mais que le Gouvernement a, lui, déjà proposé par amendement des modifications, ou demandé à des députés de les proposer. Ça n’est pas la nature des engagements publics pris avec les professionnels médecins lors des discussions que nous avions eu sur les suites de la PPL Rist.  Le problème n’est pas qu’il existe à l’avenir des IPA. Mais avant même d’avoir conçu et intégré la place des IPA et la façon dont elles vont pouvoir être associées dans un parcours de santé avec des professionnels, le Gouvernement pose un principe (celui de la primo-prescription) alors que nous ne savons pas comment vont se coordonner ces professions à compétences élargies. On prend le problème à l’envers. On va mettre dans l’espace du parcours de santé des professionnels qui vont être en difficulté car le système n’a pas été intégrable. Ils vont donc être au cœur d’un système compétitif et non coopératif. Or nous, médecins, voulons un système coopératif, coordonné par le patient et le médecin, et dans lequel les autres acteurs ont une place structurée en fonction des compétences qui sont les leurs.   Ces mesures sont conditionnées à des expérimentations ou à un exercice dans une structure coordonnée. Or vous pointez du doigt une volonté urgente du Gouvernement de généraliser ces mesures. S’agit-il, selon vous, de fausses expérimentations ? Nous sommes tous des vieux routiers du travail avec l’Etat et nous savons très bien que ce qui prime dans l’intention...

 c’est l’objectif, c’est-à-dire le fait de généraliser sur l’ensemble du territoire. C’était d’ailleurs la nature même de l’amendement au départ. Si la notion d’expérimentation a été introduite, c’est parce que l’amendement initial avait été jugé irrecevable par l’Assemblée nationale. Le Gouvernement l’a donc modifié pour le rendre conforme en glissant le terme expérimentation.   Pourquoi ces accès directs ne permettraient-ils pas de pallier les difficultés démographiques que rencontrent les Français, comme vous l’écrivez dans votre lettre ? Parce que c’est une mauvaise réponse. Aujourd’hui, le problème de la réponse démographique à l’accès aux soins n’est pas de fragmenter les zones dans lesquelles on va accéder aux soins. Il faut accéder aux soins par sa porte d’entrée principale : le médecin traitant. Certes, les difficultés démographiques sont là, mais dans les cinq ans qui viennent, avec les mesures de réforme, nous allons avoir entre 55.000 et 70.000 médecins qui vont sortir [des facultés]. Comment allons-nous les intégrer dans le dispositif déstructuré que l’on nous propose aujourd’hui ? Ces derniers vont entrer en concurrence avec des professionnels qui eux-mêmes n’ont pas eu un paysage balisé du parcours de santé. Il est impératif de structurer le parcours de santé sinon, nous commettrons la même erreur que dans les années 1970. Nous nous retrouverons avec un numerus apertus qui, à la place du numerus clausus, va produire des médecins dans un système qui, notamment pour certaines spécialités, ne leur permet plus d’être dans une situation de capacité de coordination d’un parcours. On ne peut pas d’un côté prôner la coordination des soins, les structures coopératives, les CPTS, etc., et de l’autre proposer des soins fractionnés.

  Qu'envisagez-vous de faire si ces mesures passaient au Sénat ? Quelle serait la suite de vos actions ? Dans ce travail commun avec les syndicats, l’Ordre des médecins a alerté sur ces erreurs de jugement, demandant au Sénat de les rectifier. Nous allons maintenant faire comme tous les Français : examiner les concluusions du travail parlementaire. Nous essayons par ailleurs de rester en contact avec le Gouvernement afin de savoir comment il mettrait en œuvre les dispositions qui pourraient être prises. Nous avons demandé aux acteurs parlementaires d’assumer leurs responsabilités. Si l’on venait à modifier le système de santé en ce sens, notre rôle sera de dire aux Français et aux professionnels de santé : attention, il y a un danger. Chaque structure – ou les structures ensemble – verra ensuite comment agir par rapport à l’expression de cette inquiétude, voire aux demandes de rectification. Nous allons entrer dans une période de débats, de discussions, et de promesses. Chaque acteur sera en droit d’attendre des propositions des différents candidats au poste de président de la République. Les citoyens devront exprimer leurs volontés. Nous espérons que la santé sera un élément fort dans ce débat. C’est en ce sens que nous avons proposé aux médecins de nous envoyer leurs réflexions sur le système de santé, dans le cadre de la campagne #SoignerDemain, pour porter une voix professionnelle, et non pas une voix de revendication (il s’agit-là du rôle des syndicats). Dans leurs retours, nous voyons bien qu’il y a des signaux rouges qui s’allument. Ce sera notre responsabilité d’exprimer cette préoccupation et les solutions que la profession propose. Et ce sera aux structures représentatives de les transformer en revendication.  

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