Accès direct kiné : comment faire tomber les barrières chez les médecins... et chez les kinés

25/03/2023 Par Anthony Demont
L’accès direct aux soins du kiné peut-il vraiment aider à répondre aux enjeux auxquels fait face notre système de santé ? Pour le comprendre, il convient de décrypter les prises de position des représentants des médecins et ceux des kinés au regard de phénomènes sanitaires et sociaux profonds qui nécessitent la transformation de l’organisation des soins de la population. Plusieurs arguments sont évoqués par les deux camps d’opposition et doivent être passés au crible pour décortiquer le "vrai du faux", affirme Anthony Demont, kinésithérapeute et docteur en santé publique.

La proposition de loi portant sur l'amélioration de l’accès aux soins par la confiance aux professionnels de santé a été adoptée par le Sénat le 14 février dernier. L’article 2 de cette PPL vise à permettre "l'accès direct pour les patients aux soins de kinésithérapie pour 5 consultations lorsque le kiné exerce dans une structure de soins coordonnés telles qu’une maison de santé, un centre de santé et une équipe de soins primaires [excluant à l’heure actuelle les communautés professionnelles territoriales en santé]". Les soins dispensés par le kiné devront être justifiés par son évaluation dont le compte-rendu sera mis à disposition du patient et de son médecin traitant via le dossier médical partagé. L’Ordre des médecins, aux côtés des autres Ordres en santé, a été amené à publier une proposition conjointe en octobre dernier pour améliorer l’accès à l’offre de soins grâce à l’interprofessionnalité. Cette proposition avançait explicitement "la nécessité de favoriser le recours direct aux professionnels de santé disposant des compétences spécifiques pour certains parcours de patients" ainsi que "le déploiement des nouveaux métiers" qui doit être "accéléré et soutenu". Le ministère de la Santé a alors appuyé sa feuille de route du PLFSS 2023 sur cette contribution d’organisation des soins proposée par les Ordres. Toutefois, l’ouverture des négociations tarifaires des consultations des médecins généralistes et les propositions faites par l’Assurance maladie aux syndicats médicaux le 9 novembre 2022 ont sans nul doute joué un rôle déterminant sur le changement de positionnement de l’Ordre des médecins vis-à-vis de ce sujet. En effet, le 3 novembre 2022, ce dernier a opéré une volteface rejoignant ainsi le front commun de la majorité des syndicats médicaux s’opposant aux mesures d’amélioration de l’accès aux soins dont l’intégration de l’accès direct à certaines professions paramédicales. Ce changement soudain de positionnement semble mettre en exergue une volonté d’utiliser ces mesures comme levier de négociation politique pour maintenir le médecin généraliste comme seule porte d’entrée du parcours de soins des patients. Au-delà de ce revirement de situation, les syndicats médicaux et l’Ordre des médecins poursuivent leur mobilisation pour défendre le statut de "médecin traitant" et la coordination de l’ensemble du parcours du patient par le seul et unique médecin généraliste. Les organisations représentant les kinés se félicitent, quant à elles, de l’avancée de la proposition de loi.

  Libérer du temps médical ? Il s’agit d’un des objectifs couramment évoqués par les porteurs de la proposition de loi, les syndicats et l’Ordre des kinés. L’accès direct aux kinés permettrait de libérer du temps médical pour que le généraliste puisse mieux répondre à la demande de la population devant bénéficier de son avis, en particulier concernant les pathologies complexes. Au regard des données de la littérature scientifique et de l’avis de l’Igas, la libération du temps médical qui serait octroyée par cette mesure semble être un épouvantail ! En effet, la patientèle – actuelle et future – transférée des médecins aux kinés ne pourrait vraisemblablement pas être totalement absorbée par les kinés. Cette mesure n’empêcherait pas qu’un grand nombre de patients reste dans l’attente de recevoir les soins kinésithérapiques – attente qui peut être importante selon la dotation en kinés sur l’ensemble du territoire. Seule solution pour ces patients : consulter un généraliste, ce qui finalement ne libérerait pas de temps médical supplémentaire. La répartition territoriale des kinés et des médecins généralistes doit donc être questionnée pour s’assurer que la mise en place de l’accès direct aux kinés puisse permettre de répondre aux besoins de soins des patients tout en libérant du temps médical.

  Accès équitable sur l’ensemble du territoire à un kiné et à un généraliste ? Une question triviale doit donc être posée : est-ce que ce nouvel accès aux kinés sera garanti à toute la population et sur l'ensemble du territoire face aux difficultés actuelles d’accès à un médecin généraliste ?
Concernant les généralistes, la difficulté d’accès à leurs soins a été largement documentée par de nombreux rapports parlementaires depuis les années 2000. La diminution de l’offre de soins et le renforcement de l’hétérogénéité territoriale de cette offre se sont poursuivis jusqu’à aujourd’hui, augmentant le nombre de déserts médicaux sur le territoire. Le profil des médecins et leur organisation de travail se sont aussi transformés au fil des années accentuant les baisses d’effectif et leur répartition inégalitaire. Le mode d’exercice libéral s’est raréfié au profit d’une activité mixte, intégrant exercice libéral et salarial, ou uniquement salarial. Cette nouvelle modalité d’exercice semble ne pas compenser la diminution des médecins travaillant exclusivement en libéral. La recherche d’équilibre entre sphères professionnelle et personnelle des nouvelles générations engendre également une baisse du temps d’activité des médecins en exercice. En effet, le nombre d’équivalent temps plein de médecins libéraux rapporté à la population baisserait de 18% entre 2016 et 2040, en partie liée à la féminisation de la profession et aux changements d’exercice. Selon la Drees, la dynamique actuelle de répartition des kinés libéraux sur le territoire français semble être sensiblement la même que celle des médecins généralistes. 38% de la population réside dans un bassin de vie avec des difficultés d’accès aux soins d’un kiné. Les principaux facteurs réduisant cet accès semblent similaires à ceux des généralistes. Toutefois, selon les prévisions démographiques de la Drees, le nombre de kinés devrait augmenter de 57% entre 2016 et 2040 pour atteindre 133 000 en 2040 (90 315 au 1er janvier 2020 inscrits à l’Ordre des kiné dont un tiers est diplômé de l’étranger). Des constats qui réduisent considérablement la faisabilité de l’une des propositions défendues par les syndicats médicaux : celle de conserver la coordination des soins uniquement par le médecin traitant au sein d’une équipe de soins primaires et de proximité incluant le kiné et d’autres professionnels paramédicaux sur l’ensemble du territoire français et pour l’ensemble des patients. Enfin, la pertinence de la proposition de loi amendée par le Sénat de restreindre l’accès direct aux seuls kinés exerçant dans une MSP peut être questionnée. L’amélioration de l’accès aux soins des patients sous cette condition pourrait ne pas être atteinte pour l’ensemble des personnes ayant besoin de soins kinésithérapiques. En effet, la politique de promotion des structures d’exercice coordonné, mise en place depuis une dizaine d’années pour la maison de santé, la communauté professionnelle territoriale en santé, l’équipe de soins primaires et le centre de santé, fut un pilier majeur de la stratégie d’attractivité des territoires menée par les gouvernements successifs. Toutefois, l’expérience montre que, s’il est facile de rejoindre une équipe de soins déjà existante, la création d’une telle structure reste toujours compliquée administrativement et financièrement. Le déploiement des maisons de santé a été soutenu par les pouvoirs publics mais implique encore une proportion relative de professionnels de santé en exercice. L’accès direct à un kiné aura donc un impact limité sur le court et le moyen terme auprès de la population française au regard du maillage territorial actuel des maisons de santé face à la large domination de l’exercice isolé et monoprofessionnel des médecins généralistes et des kinés. Ainsi, bien qu’AVECsanté souhaite que l’installation de ces professionnels de santé soit encouragée dans les maisons de santé, sa régulation et les effets sur l’accès aux soins ne seront visibles qu’à long terme. Des solutions doivent cependant aussi être trouvées à court terme.   Une perte de chance pour le patient s’il est pris en charge en accès direct ? La "compétence médicale [le médecin] est seule à même de poser un diagnostic et d’établir un plan de soins". C’est le second argument défendu par les opposants à la mise en place de l’accès direct au kiné. En France, la principale indication nécessitant des soins kiné en première intention sont les troubles musculosquelettiques (TMS) tels que les douleurs lombaires, cervicales, d’épaule et de genou. Ces troubles représentent la première cause de maladies professionnelles indemnisées. En 2017, ils concernaient 87% des maladies professionnelles reconnues par le régime général de la Sécurité sociale. Selon les recommandations de bonnes pratiques en vigueur, la majorité des patients consultant pour des TMS nécessitent, en première intention, des soins non médicamenteux incluant ceux fournis par les kinés. La formation initiale des médecins généralistes à la prise en charge de ces patients répond, avant tout, à un objectif de dépistage et de diagnostic des pathologies organiques causant des symptômes s’apparentant aux TMS (ex : une tumeur vertébrale). Ces pathologies affectent un faible pourcentage de l’ensemble des patients consultant pour ces indications comme le confirment les données épidémiologiques, estimées entre 5 et 10% selon la localisation des symptômes. Les principales recommandations préconisent que ces patients bénéficient d’un dépistage des signes et symptômes alertant sur le risque d’avoir une pathologie organique ; du repérage de facteurs de risque pouvant entraîner l’installation des symptômes ; de la réalisation d’un examen physique ; de la délivrance d’une éducation/information appropriée à leur état pathologique ; et d'activité physique et d’exercices actifs en tant que principaux traitements. Toutefois, les pratiques de médecins généralistes de plusieurs pays ont été évaluées concernant la prise en charge des patients atteints de douleur lombaire. Cette évaluation rapportait que celles-ci différaient significativement des recommandations de bonnes pratiques par une surprescription d’examens diagnostiques inappropriés (ex : radiographie ou imagerie par résonance magnétique), un recours excessif aux traitements médicamenteux et un manque d’éducation des patients et d’orientation vers des traitements actifs comme les exercices et l’activité physique. La peur de médecins de voir apparaître une "médecine à deux vitesses pouvant provoquer une baisse de la qualité et de la sécurité des soins" semble donc n’être qu’illusion. Il n’existe actuellement pas de preuves scientifiques mettant en évidence que les médecins généralistes sont plus aptes que d’autres professionnels de santé bien formés à repérer ce faible pourcentage de pathologies. Ainsi, si les kinés sont correctement formés à identifier le faible pourcentage de patients qui ne relèvent pas de leurs compétences et qui doivent être vus par un médecin, cela permettrait de garantir la sécurité de la prise en charge du patient. Et c’est là que le bât blesse car il semblerait que les garanties de formation pour exercer en accès direct des kinés diplômés antérieurement à 2015 ne soient pas encore au rendez-vous pour tous ces professionnels, a contrario de ce que défend l’Ordre des kinés et les syndicats. Des moyens humains et financiers concrets doivent être planifiés et mis en œuvre par la profession pour répondre aux enjeux de cette nouvelle organisation des soins. En reprenant l’opposition formelle des syndicats médicaux, il n’est donc à aucun moment attendu que le kiné soit en capacité de formuler un diagnostic médical. Cette nouvelle organisation des soins n’impliquerait ni transfert de compétences, ni délégation de tâches médicales. Le diagnostic médical restera donc toujours du ressort du médecin. Le kiné réalisera, comme actuellement, son bilan-diagnostic kinésithérapique auprès du patient visant à confirmer l’indication aux soins kinés ou à l’infirmier pour orienter ce dernier vers son médecin traitant. Ce dernier continuera à assurer la coordination de la suite de la prise en charge. La transmission par le kiné d’un compte-rendu au médecin traitant et au patient via le dossier médical partagé est un garde-fou indispensable à la mission de coordination du médecin traitant. Toutefois, les kinés et les médecins généralistes semblent peu recourir à la rédaction de comptes-rendus pour communiquer entre eux contrairement à ce que soutiennent les syndicats et l’Ordre des kinés. Des efforts de traçabilité et de communication devront être réalisés pour l’amélioration de la coordination des soins du patient. Le kiné devra notifier dans le DMP les résultats de son bilan et justifier de la pertinence ou non de la rééducation pour pleinement supporter la responsabilité professionnelle qui lui incombe. Cette communication devra aussi être promue par les instances gouvernementales et l’Assurance maladie si cette nouvelle organisation des soins est instaurée en pratique afin de la faire connaître à l’ensemble de la population. La lisibilité de cette organisation serait améliorée si la population connaissait l’existence d’une nouvelle porte d’entrée du système de santé via le kiné et des motifs justifiant de recourir à ce professionnel de santé.

  Serait-ce la fin du rôle du médecin traitant ? Le syndicat MG France a évoqué l’absence de clarté du cadre d’exercice et de collaboration avec le médecin généraliste concernant l’accès direct à un kiné. Il indique que cette organisation pourrait entraîner des "dérives en termes d’orientation du patient, de coordination, de pertinence et de qualité des soins". La collaboration pourrait être claire à l’image de celle qui existe dans de nombreux pays. Les médecins continueront à coordonner la prise en charge des patients pour l’ensemble de leurs besoins de soins médicaux mais plus pour ceux ayant des besoins de soins kinésithérapiques. Ainsi, la procédure réglementaire de cette nouvelle organisation des soins suivra logiquement la promulgation de la loi une fois adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Un décret d’application permettra de définir le périmètre d’intervention du kiné exerçant en accès direct et les modalités et les conditions d’exercice selon les situations Ces éléments seront définis à partir des avis de la Haute Autorité de santé et de l’Académie nationale de médecine. Ainsi, présenter que "la mise en place de dispositifs similaires à l’étranger s’est révélée inefficace" constitue un nouvel épouvantail ! L’ensemble des données de la littérature issues, pour partie, de pays européens tels que les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suède met en évidence des bénéfices en faveur de l’accès direct à un kiné comparativement à la coordination habituelle sous prescription du généraliste. Ces bénéfices sont visibles en matière d’amélioration de l’accès aux soins, d’amélioration du handicap et de la qualité de vie des patients traités, de la satisfaction de ces derniers et de réduction des coûts de santé.

  Et si on sortait la tête de l’unique enjeu de l’amélioration de l’accès aux soins ? Toutes les prises de position des représentants médicaux et kinés évoquées ci-dessus ne doivent pas cacher l’absence de politique efficace d’aménagement des territoires visant à améliorer leur attractivité pour inciter les professionnels de santé à s’y installer et répondre aux besoins de soins de la population. Les moyens mis en jeu par les gouvernements successifs se focalisent avant tout sur des aides financières et humaines à l’installation et la création de structures d’exercice coordonné. Aucune politique n’est envisagée de manière globale pour répondre aux déterminants majeurs des professionnels de santé à l’installation dans des territoires déficitaires en offre de soins. Il s’agirait de tenir compte, entre autres, de la facilité de mobiliser toute sa famille dans un projet d’installation, la proximité familiale, la présence de services publics, d’équipements culturels et sportifs et de nombreux professionnels de santé constituant un réseau, a contrario de la moindre importance accordée par ces professionnels aux aides financières à l’installation. De plus, sans nul doute, une autre problématique à laquelle aucune réponse n'est véritablement envisagée est le bon usage du soin tant de la part des professionnels de santé insuffisamment formés à autonomiser et éduquer la population et de la part de la population elle-même recourant fréquemment au système de santé pour des motifs inappropriés. Ces mesures vis-à-vis de l’accès direct sont attendues pour améliorer la pertinence du recours à notre système de santé. Enfin, en attendant la commission mixte paritaire pour le vote de cette PPL et pour le bénéfice des Français, l’organisation des soins primaires doit être structurée de telle manière à répondre à leurs besoins de soins. Une évolution des positions des représentants médicaux est attendue pour dépasser le corporatisme limitant les évolutions de notre système de santé. Des garanties supplémentaires doivent être fournies par les représentants des kinés pour justifier la capacité de ces professionnels à recevoir en accès direct des patients.

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