"J'ai des bouffées d'angoisse en pensant à la nuit qui m'attend" : confessions d'une jeune urgentiste désenchantée

29/08/2018 Par Béatrice urgentiste
Témoignage
Alors que le gouvernement tarde à annoncer son plan pour l'hôpital, les conditions de travail des urgentistes deviennent de plus en plus invivables. Sur Instagram et Facebook, la page Mots d'urgentiste a décidé de donner la parole et de dévoiler les visages de ces jeunes médecins, passionnés par leur métier mais déjà désabusés. Nous publions le témoignage de Béatrice, 32 ans, en poste à temps plein depuis deux ans.

  "Je m'appelle Béatrice, j'ai 32 ans, je suis médecin urgentiste. Je travaille à temps plein aux urgences et au Samu depuis l'obtention de mon titre de docteur il y a deux ans, mais cela fait une bonne dizaine d'années que je fréquente les services d'urgences, puisque j'y ai passé beaucoup de temps en tant qu'étudiante puis interne. J'ai très vite su, dès mes premières années d'études avec mes premières gardes au Samu notamment, que ce métier m'attirait. Ce qui me plaisait alors me plaît toujours aujourd'hui : la diversité des motifs de consultation et de la population que l'on y soigne, l'absence de routine, le travail d'équipe, le côté exceptionnel de certaines situations, le fait de se sentir immédiatement utile et de voir les résultats de ses actions (dans certains cas, même, pouvoir "sauver des vies" !). C'est une spécialité très stimulante qui nous oblige à être toujours prêts, toujours dans l'anticipation, et cela me correspond bien. 

Dans ce métier, nous sommes au contact de patients qui n'ont choisi ni leur médecin, ni le moment, ni l'endroit où ils allaient devoir consulter, et qui sont le plus souvent en détresse, qu'elle soit physique ou psychologique. En plus de leur prodiguer des soins médicaux de qualité, j'aimerais pouvoir faire en sorte qu'en quittant les urgences ils gardent le souvenir "le moins mauvais possible" de cet instant de leur vie. Malheureusement, la tâche est de plus en plus ardue J'ai fait le choix pour le moment de travailler à l'hôpital public car je vois cela comme une mission qui prend naissance quelque part entre mon envie de "m'engager" au service de la population et celle d'enseigner et transmettre un peu de savoir médical aux plus jeunes. Jusqu'à présent, j'éprouvais une certaine fierté à travailler pour l'Assistance publique. Aujourd'hui, j'ai de plus en plus souvent honte des conditions de soin que l'on propose aux patients. Le constat de base, il n'est pas nécessaire je crois de trop le détailler ici : urgences surchargées du fait principalement du manque de médecins de ville, manque de plus en plus criant de lits d'aval, personnels paramédicaux et médicaux en sous-effectifs et usés jusqu'à la corde, tensions qui s'accumulent...

©Marie Magnin

Tout le monde sait que la majorité des gens attendent de longues heures avant de pouvoir être vus, puis encore de longues heures une fois qu'ils ont été vus et qu'il y a parfois un retentissement de ces retards de prise en charge sur la santé des patients, voire même des décès. Tout le monde sait ce que les personnels des urgences subissent comme pression et comme agressivité.

Mais je voudrais surtout pouvoir raconter tous les "petits détails" qui vont avec ces grands problèmes et qui font que nos soins sont de plus en plus déshumanisés. En voici quelques exemples :  - Ne pas avoir un instant pour retourner voir les patients et leur dire qu'on ne les a pas oubliés mais qu'on attend encore tel ou tel résultat, ou juste que l'on a trop de patients graves à gérer mais que dès que l'on pourra, on viendra leur expliquer ce qui leur arrive.
- Devoir faire patienter une personne âgée toute une nuit sur un brancard, et la retrouver le lendemain matin avec un début d'escarre car on n'avait pas de lit pour elle et que le brancard était trop dur.
- Au cours de la consultation, ne pas pouvoir laisser les patients raconter leurs soucis, leur couper volontairement la parole car il faut aller droit au but et ne s'occuper que de "ce qui est urgent".
- Ne pas pouvoir rappeler la famille des patients pour leur donner des nouvelles de leur proche, alors qu'ils ont déjà appelé trois fois.
- Mettre un médecin de ville en difficulté en renvoyant à domicile un patient qu'il nous a adressé pour demande d'hospitalisation, car il n’y a pas de lits et que l'on ne peut garder que les plus graves et les plus urgents. 
- Choisir sciemment de ne pas demander à une patiente s’il y a un problème de violences à la maison car si par malheur elle répond "oui" il faudra prendre du temps pour s'en occuper, et que ce temps on ne l'a pas car des dizaines d'autres attendent des soins "plus urgents". 
- Passer plusieurs heures au téléphone plutôt qu'au chevet des malades, à chercher désespérément des lits pour faire de la place. 
- Se rendre compte, une fois qu'elle a déjà été emmenée au bloc, que l’on n’a pas eu le temps d'aller annoncer à sa patiente qu'elle allait devoir être opérée en urgence. 
- Après 23 heures de garde, s'endormir debout tout en parlant à une mère inquiète pour son enfant, et lui reposer pour la troisième fois la même question, tandis qu'elle s'irrite de ne pas être écoutée.
- En plein milieu de la garde, à 2 heures du matin, se sentir dans l'impasse la plus totale, avoir l'impression que l’on n’arrivera jamais à soigner tout le monde et que l'on va finir par faire une erreur médicale ou oublier quelqu'un.
- Perdre ses moyens lorsque l'on est confronté à un patient en colère et devenir soi-même agressif. 
... C'est cela aussi que je voudrais dénoncer ici : devoir faire l'impasse sur l'empathie, l'humanité, l'écoute, ce qui n'est pas compatible avec notre métier de soignant. Contexte d'urgence ou non.
Or nous sommes quotidiennement mis en situation de devoir sacrifier ces valeurs essentielles car on ne nous donne pas les moyens matériels de pouvoir faire mieux, malgré beaucoup de bonne volonté. Nous avons besoin de plus de médecins, d'infirmiers, d'aide-soignants. Nous avons besoin que les hôpitaux restent ouverts et gardent leurs lits pour pouvoir hospitaliser nos patients. Nous avons besoin d'alternatives en ville pour désengorger les urgences. Nous avons un besoin urgent de soutien. Ces derniers temps, j'ai de plus en plus souvent la boule au ventre avant d'aller en garde et il m'arrive d'avoir des bouffées d'angoisse en pensant à la nuit de lutte qui m'attend. J'aime mon métier d'urgentiste et je voudrais pouvoir l'exercer longtemps mais il me fait souvent souffrir physiquement et psychiquement. J'ai 32 ans et je suis déjà un peu découragée."

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