Violences conjugales : pourquoi la levée du secret médical oppose les médecins

29/11/2019 Par L. C.
Déontologie

Lundi 25 novembre, Édouard Philippe a présenté une série de mesures pour lutter contre les violences conjugales. Parmi les annonces les plus attendues par certains et redoutées par d'autres, celle de la levée partielle du secret médical. Face aux inquiétudes des médecins, le Premier ministre a proposé de déroger à ce principe phare dans les cas d'urgence absolue uniquement. Les praticiens auront alors la possibilité de dénoncer des violences sans forcément avoir obtenu l'accord des patientes. Deux points de vue s'opposent. Entretiens avec le Dr Gilles Lazimi, médecin généraliste membre de SOS Femmes 93 et du collectif féministe contre le viol, et le Dr Jacques Saboye, président de la Société française de chirurgie esthétique plastique (SoFCEP).  

"On revient à une médecine paternaliste" - Gilles Lazimi

  Egora.fr : Faut-il lever le secret médical en cas d'urgence absolue comme le propose le Gouvernement ? Gilles Lazimi : Pour moi c'est un gag, une mesurette qui méconnaît la situation dans laquelle les femmes se trouvent. On attendait des mesures chocs et on ne les a pas eues. Le Gouvernement propose de contourner le secret médical dans certains cas de violences conjugales, mais dans le code de déontologie, il existe déjà des dérogations ! On peut dénoncer les violences conjugales dans trois cas : avec l'accord de la patiente ; si, en tant que professionnel de santé, on sait qu'il y a des menaces graves (par exemple, si le conjoint ou l'ex-conjoint est en possession d'une arme) ; ou encore quand notre patiente est en état de fragilité, c’est-à-dire qu'elle n'est pas en capacité de se prendre en charge et donc de se défendre. Ces mesures, c'est juste de la poudre aux yeux. On voit bien qu'il n'y a rien de nouveau. Ce qu'il faut c'est mettre en place un vrai réseau d'accompagnement et améliorer la formation des professionnels de santé.   De nombreux praticiens estiment qu'en levant le secret médical, le lien de confiance avec la patiente disparaîtrait. Qu'en pensez-vous ? Bien sûr que s'il n'y a plus de secret médical, il n'y a plus de confiance. Le médecin généraliste est le premier recours de la femme victime de violence [Gilles Lazimi et soixante autres praticiens ont signé une tribune, publiée sur le site de l'Obs, demandant à ce que le médecin généraliste soit reconnu comme étant le premier recours de la femme victime, NDLR] Être dans la confidentialité est le terreau de la confiance. Là, avec une telle mesure, on ne pense pas...

au couple médecin-patient. Et on risque que les patientes ne se confient plus à leur médecin traitant, voire qu'elles ne viennent plus. Il ne faut pas oublier que les femmes ne sont pas des mineures. On ne décide pas pour elles, mais on fait les démarches avec elles. On doit les aider à redevenir les auteures de leur vie, à comprendre les violences qu'elles subissent, les soigner et essayer de les protéger. Mais c'est à elles de prendre les décisions.   Pourquoi cette mesure est autant critiquée par le corps médical ? Parce qu'elle ne sert qu'à brouiller les dysfonctionnements de la justice et de la police qui ont échoué à protéger ces femmes et à reporter la responsabilité sur les professionnels de santé. On sait très bien que beaucoup de femmes victimes de violences conjugales ont porté plainte. Mais il faut que les plaintes soient instruites ! Un récent rapport montre d'ailleurs que 80% des plaintes ont été classées sans suite. Ce n'est plus possible. On est le premier recours des victimes, et là, on nous sort une mesure aberrante. Nous ne devons pas être assimilés à des auxiliaires de justice. Ça signifierait qu'on détient la vérité. On revient à une médecine paternaliste où nous saurions ce qui est bon ou pas pour les autres. Or, comme je l'ai dit, c'est aux victimes de porter plainte. Je pense que ceux qui sont pour une levée partielle du secret médical n'ont pas été confrontés à ces femmes et à ces réalités.  

"Aujourd'hui, mon sentiment, c'est que le secret médical protège l'agresseur" - Jacques Saboye

  Egora.fr : Vous défendez la levée partielle du secret médical, pourquoi ? Jacques Saboye : Au sein de la Société française de chirurgie esthétique plastique, on opère des patientes pour de la chirurgie esthétique, bien sûr, mais aussi lorsqu'elles sont victimes de violences conjugales : des fractures, des plaies, des brûlures… des choses abominables. Le problème qui se pose, c'est qu'on se rend compte qu'une fois qu'on les a opérées, on les renvoie à la maison et le mari ou l'ex conjoint peut recommencer. Et nous, on doit se taire. Le secret médical est absolu : on ne peut pas appeler un procureur et lui dire : "cette femme est en danger". Il y a une espèce de progression mortifère...

Ces femmes vont d'abord chez le généraliste, elles se confient parfois, puis l'étape suivante avec les fractures et les plaies, c'est le chirurgien et la troisième étape c'est malheureusement trop souvent le médecin légiste. Il faut arrêter cette progression mortifère et je pense que celui qui pourrait dire au procureur "Monsieur, vous devez mettre cette femme immédiatement à l'abri". Nous, ce qu'on demande c'est avoir les moyens et la possibilité de dénoncer quelque chose qui est grave. Aujourd'hui, mon sentiment, c'est que le secret médical protège l'agresseur, pas les femmes.   Ne pensez-vous pas qu'en levant le secret, les patientes n'oseront plus se confier ? Le lien de confiance existe depuis des années. Mais qu'est ce qu'on en a fait de ce lien de confiance ? Sur les 138 femmes tuées par leur compagnon ou leur ex-compagnon, je pense que certaines se sont confiées à leur médecin traitant ou à leur chirurgien. J'espère que parmi eux, il n'y en a pas un qui s'est tu et qui sait maintenant que sa patiente est morte. Est-ce que le lien de confiance va se briser parce que le médecin va dire : "Madame, je sais que vous êtes en danger, je vais appeler le procureur". Je ne pense pas. Bien sûr qu'il y a des risques de le rompre, mais qu'est ce qui vaut mieux comme risque ? Que la patiente n'ait plus confiance ou qu'elle soit morte dans les deux heures ? Je veux bien qu'on m'oppose cet argument, mais c'est un manque de courage ! Mes patientes ont confiance en moi, mais face à des lésions, j'aimerais pouvoir appeler le procureur. Sauf que la violation du secret médical, c'est un an de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende [Code pénal, article 226-13, NDLR]. Finalement aujourd'hui on préfère la non-assistance à personne en danger. Pour moi on marche sur la tête. Je ne dis pas qu'il faille appeler le magistrat toutes les 5 minutes. Mais le secret médical doit être adapté. On n'est plus au temps d'Hippocrate. Et justement, je pense que le lien de confiance devrait nous permettre d'appeler le magistrat.   Comment est-ce que l'on pourrait encadrer la levée du secret médical pour éviter les abus ? Je ne suis pas législateur. Je ne suis pas au gouvernement. Je n'ai aucune solution à leur apporter. Mais aujourd'hui il y a un problème, il faut cesser de taire ce problème et faire comme s'il n'existait pas. Et il faut que les médecins prennent leurs responsabilités.  

Le point de vue l'Ordre des médecins
Contacté par Egora.fr, le Cnom n'a pas souhaité s'exprimer sur la levée du secret médical avant la fin des consultations avec les pouvoirs publics. En revanche, il conseille les médecins sur l'attitude à avoir dans le cas de la prise en charge d'une femme victime de violences conjugales, dans l'état actuel du droit. "Une des missions fondamentales du médecin est d’établir un certificat médical, en respectant les règles de rédaction. Il est nécessaire d’indiquer les faits médicaux constatés lors d’un examen clinique consciencieux, en particulier les lésions physiques. Il faut bannir toute interprétation. Le certificat peut être accompagné de photos. Pour relater les dires de la victime et procéder au recueil des commémoratifs, le médecin doit utiliser les guillemets ou le conditionnel. Il évalue aussi le retentissement psychique. Une incapacité totale de travail (ITT) doit être fixée sur le certificat avec des réserves. Si le médecin n’est pas en mesure de l’évaluer, il peut adresser la victime vers une consultation de victimologie. Ce certificat doit être remis à la patiente, et une copie conservée dans le dossier médical. L’ouverture du dialogue sur un éventuel dépôt de plainte est possible, mais c’est à la victime de faire la démarche. Le médecin peut aussi lui demander son accord pour faire un signalement au procureur de la République. Mais, là encore, son accord est indispensable."
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La consultation longue à 60 euros pour les patients de plus de 80 ans et/ou handicapés est-elle une bonne mesure ?

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