"On ne peut plus vivre avec des médecins qui arrivent en bateau et repartent avec le suivant" : l'île de Groix dans la tourmente

15/10/2021 Par L. C.
Démographie médicale

Depuis début septembre, plus aucun médecin titulaire n’exerce sur l’île de Groix (Morbihan), située au large de Lorient. Les deux praticiennes en poste jusqu’à l’été et qui étaient salariées du centre de santé Kersanté ont jeté l’éponge, épuisées par le rythme de travail infernal. Une situation qui inquiète les quelque 2.000 habitants à l’année, dont près de la moitié des adultes sont retraités et, pour beaucoup, atteints de maladies chroniques. Professionnels de santé insulaires, ARS et Assurance maladie travaillent désormais d’arrache-pied pour trouver au plus vite une solution pérenne.   Lorsque le Dr Françoise Tattevin est partie à la retraite, le 31 décembre 2020, elle ne se doutait pas que la situation groisillonne tournerait bientôt au désastre. “J’étais très confiante quand je suis partie, sinon je ne l’aurais sans doute pas fait”, assure la généraliste de 66 ans, qui habite toujours sur l’île morbihannaise. Pourtant, dès le mois de janvier dernier, le quotidien a commencé à se tendre pour la praticienne titulaire toujours en poste, le Dr Faustine Vuaillat-Saigot, et son assistante, Hélène Szczepanski, qui était à l’époque en instance de thèse mais désirait s’installer durablement sur ce territoire situé au large de Lorient. Si elles avaient une quantité de travail déjà importante depuis le départ à la retraite de deux confrères, quelques mois plus tôt, elles pouvaient s’appuyer sur une armée d’internes et de remplaçants particulièrement motivés. Mais après un an d’épidémie de Covid-19, nombreux d’entre eux ont décidé de mettre fin à leurs vacations pour reprendre leurs projets personnels, mis à l’arrêt à cause de la crise sanitaire. Seules face à cette pénurie de médecins, à devoir gérer les plannings, la vaccination, boucher les trous, tout en assurant la permanence des soins (PDSa), le Dr Vuaillat-Saigot et Hélène Szczepanski ont alerté l’Agence régionale de santé en avril.

“La titulaire nous a dit qu’elle ne s’en sortait pas. On sentait qu’on approchait d’une situation de burn-out”, raconte le Dr René Nivelet, médecin référent à l’agence régionale de santé de Bretagne. Une réunion sur place réunissant l’ensemble des acteurs de l’île, l’ARS et l’Assurance maladie est organisée afin de “trouver une alternative pour les soulager et pallier le manque de médecins qui se profilait”. “En deux mois s’est installé un centre de santé [dans les locaux de la MSP construits par la ville, NDLR] qui correspondait apparemment à leurs aspirations puisque ça leur permettait de se décharger de toute la structure administrative.”   “Je ne mettrai plus jamais les pieds sur cette île” C’est ainsi qu’au 1er juillet, le Dr Vuaillat-Saigot et Hélène Szczepanski, qui se sont toutes les deux salariées, ont intégré la structure tout neuve disposant de quatre cabinets médicaux, administrée par Kersanté, réseau associatif qui gérait déjà plusieurs centres de santé, à Lorient ou encore à Paris. Sur le papier, tout laissait présager un avenir plus serein. Mais, très vite, les médecins ont pointé des dissensions et des problèmes d’organisation qui sont venus noircir le tableau...

 tels que des pressions pour augmenter le nombre d’actes et réduire le temps de consultation*, un secrétariat mal géré, le manque de matériel (notamment d’électrodes pour les électrocardiogrammes). “Au début, les secrétaires n’avaient pas de lecteur de carte professionnelle de santé (CPS) donc elle ne pouvait pas utiliser les cartes vitales des patients et avaient un travail de prise de notes terrible”, rapporte le Dr Tattevin qui a prêté main forte à deux reprises au mois de juillet à la suite du départ en arrêt maladie du Dr Vuaillat-Saigot. “Il y avait aussi des problèmes de récupération des résultats de bio, des courriers des médecins…”, ajoute l’ancienne professeure des universités. “Le premier jour, je suis arrivée à 9h, je suis rentrée chez moi à 22h en me disant ‘Je crois que je vais revendre ma maison et je ne mettrai plus jamais les pieds sur cette île’, tellement j’étais épuisée.” Cette dernière déplore en particulier un manque d'anticipation dans la mise en place de Kersanté - sollicité par l’ARS, ainsi qu’un manque de coordination avec les acteurs déjà présents. “Kersanté a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.” Une critique qui déplaît au Dr Laurence Marrié, directrice médicale des centres de santé Kersanté : “Je suis très en colère car je ne suis pas arrivée en terrain conquis en disant on va faire comme ci, on va faire comme ça. On a essayé de se calquer sur une organisation existante en ne mettant pas en place ce que l’on fait habituellement. Mais dès le début, il y a eu un savonnage de planches.”

“On a fait ce qu’on pouvait avec les moyens du bord. On a repris les outils disponibles. Ce n’était pas très au point manifestement puisque dès le début du mois de juillet, le secrétariat téléphonique a bugué. Il ne répondait plus au téléphone. Ce n’était pas de notre fait. On a donc permis aux patients de prendre rendez-vous sur Doctolib. Une solution qui est venue en complément du secrétariat. Nous n’avons rien remplacé. Aussi, nous avons ajouté une deuxième personne à l’accueil.” (voir encadré)   “Mission impossible” Le Dr Vuaillat-Saigot annonçant son départ définitif, le Dr Hélène Szczepanski s’est retrouvée seule, alors que les touristes affluaient. Après plus d’un mois à tenter de boucher les trous avec des renforts venus du continent, la jeune médecin a fini par jeter l’éponge. Et aucun autre médecin n’a été trouvé pour la remplacer, laissant les quelque 2.000 habitants à l’année de l’île dans le désarroi. “Des médecins de passage viennent en renfort, mais ils ne connaissent pas les patients. C’est ingérable, c’est carrément une mission impossible. Les dossiers ne sont pas gérés correctement, les gens sont mécontents”, constate Frédéric Delange, pharmacien installé depuis 16 ans et président de l'Association des professionnels de santé de l'Ile de Groix (Aspig). Selon lui...

“il faudrait au minimum 3 médecins en permanence sur l’île et deux remplaçants qui tournent à l’année”. Groix voit en effet sa population plus que tripler lors de la période estivale. Trouver un médecin est d’autant plus difficile que l’exercice insulaire est particulièrement prenant, explique le Dr Christophe Popineau, chef de service du pôle médecine physique et réadaptation de l’hôpital de Vannes et médecin coordonnateur de l’Ehpad de Groix, qui compte une quarantaine de lits. “Si vous êtes médecin sur une île, vous êtes médecin 24h/24, 365 jours de l'année.” Les Groisillons sont par ailleurs une population particulièrement vieillissante (28% de la population a plus de 75 ans, selon Frédéric Delange), souvent en ALD. Donc des “consultations assez longues”, illustre le pharmacien. Mais aussi “plus d’urgences, d’évacuations”. La permanence des soins ne repose que sur les professionnels de l’île. La plupart des médecins sont formés comme médecins correspondants Samu afin d’assurer les urgences.

Sans médecin titulaire, la permanence des soins ambulatoires est aujourd’hui presque inexistante. “Le week-end dernier, il n’y avait personne. On est donc obligés de faire le 15 et de faire déplacer l’hélicoptère en cas d’urgence. C’est un bazar monstre, avec des coûts bien entendu extrêmement élevés”, regrette le maire de la commune, Dominique Yvon. Des évacuations qui, ajoute Frédéric Delange, ne sont pas toujours justifiées sur le plan médical. En octobre, en semaine, indique le Dr Laurence Marrié, un médecin du continent est présent les mardis, mercredis et jeudis. Ce qui n’est pas suffisant pour répondre à toutes les demandes de soins. En novembre, la situation devrait être encore plus instable : “Il y a des semaines où il y aura quelqu’un tous les jours. Mais la première semaine, il n’y aura personne”, déplore-t-elle, ajoutant qu’il est difficile de trouver des remplaçants en dernière minute car “les médecins s’y prennent plutôt 3 à 4 mois à l’avance pour trouver un remplacement”. De son côté, le Dr Tattevin, qui avait initialement proposé de venir aider une semaine par mois jusqu’à la fin de l’année au vu de “la pagaille”, s’est ravisée lorsqu’elle a de nouveau remplacé début septembre à Kersanté : “Je me suis vite rendue compte que ça ne rendait pas du tout service. Il fallait qu’on aille jusqu’au bout de leur incompétence pour repartir sur des bases plus saines.”   Coopération île-hôpital Une solution durable, mais rapide, est donc indispensable : sur la page Doctolib du centre de santé, le prochain rendez-vous est à la date du 6 janvier 2022. Les professionnels de santé de Groix travaillent ainsi d’arrache-pied pour trouver la “formule magique”. Lors d’une réunion avec les acteurs de l’île (élus, paramédicaux, anciens médecins, la plateforme territoriale de Lorient Cap autonomie santé,...), le 6 octobre dernier, ils ont proposé 4 scenarii de sortie de crise. Les deux premiers, intégrant Kersanté, ont été balayés face à la défiance exprimée par la population vis-à-vis de l’organisme, rapporte Frédéric Delange. Les deux autres  scenarii semblent acceptés par la population locale : le premier serait de...

confier à la Sisa (Société interprofessionnelle de soins ambulatoires) le soin de salarier deux médecins, le second serait de confier cette tâche à la mairie. “Si la Sisa ne parvenait pas à trouver une solution, la commune pourrait franchir le pas en employant des médecins, explique le maire de Groix. Ce n’est pas la solution que l’on préfère, mais on ne peut pas se permettre de continuer à vivre avec des médecins de passage qui arrivent avec un bateau et repartent avec le suivant.” Le Dr René Nivelet prévient de son côté : “La municipalité peut porter un centre de santé, mais c’est une lourde responsabilité et un risque économique pour une commune. Souvent, les communes ne franchissent pas le pas d’ailleurs.”

En parallèle, les professionnels de l’île évoquent l’idée d’une coopération “île-hôpital” avec une séparation du suivi médical de la PDSa : “Il pourrait y avoir des urgentistes, payés par l’hôpital, qui viennent faire des gardes, explique le Dr Tattevin. Certains sont prêts à venir. A mon avis, ces postes mixtes sont l’avenir. Les jeunes médecins, même s’ils sont passionnés par l’exercice insulaire, n’ont pas forcément envie de passer leur vie sur une île. Mais s’ils peuvent habiter Lorient, travailler un jour ou deux dans une structure ou à l’hôpital et passer trois jours sur l’île en faisant une garde ou deux en étant bien logés, ils peuvent avoir une vie professionnelle qui s’accorde à une vie personnelle épanouie.” Pour l’heure, aucun projet n’est encore porté par le Groupe Hospitalier Bretagne Sud, nous informe son directeur adjoint, Alain Philibert.   “Il va falloir être inventif” Plusieurs leviers ont également été levés par l’ARS pour faciliter la recherche. D’abord, elle permet dorénavant la cohabitation de médecins salariés et libéraux au sein de la maison de santé. Une mesure dérogatoire, précise le président de l’Aspig. Par ailleurs, les îles bretonnes ont toutes été classées en zones fragiles, ainsi, “les aides à l’installation et tous les leviers accessibles, tant pour les libéraux que pour les centres de santé, sont possibles (contrat de solidarité territoriale avec une majoration d’acte, contrat d’engagement de service public, etc.)”, assure le médecin référent de l’ARS Bretagne. Ce mardi 12 octobre a également été retenue une consultante à la suite d’un appel d’offres, qui aura plusieurs missions à réaliser d’ici les trois prochains mois, dont 15 jours sur place. “Elle devra auditionner toutes les parties et faire un état des lieux objectif des forces en présence sur l’île et sur le continent, puis proposer une forme d’organisation novatrice avec peut-être plusieurs scenarii susceptibles d’être proposés à l’ensemble de ces acteurs, et, enfin, proposer une stratégie d’accompagnement au changement, tant pour les usagers que pour les professionnels”, précise René Nivelet.

Quoi qu’il en soit, estime le maire, “il faut qu’une solution soit trouvée avant la fin de l’année. Je comprends très bien que ce ne sera plus la médecine qu’on a connue, à savoir des médecins qui travaillaient 70 heures par semaine. Cette médecine-là est finie partout en France.” “Il va falloir trouver une forme d’organisation nouvelle, il va falloir être inventifs, qui ne ressemblera pas à l’offre classique des trois médecins telle que les iliens l’ont connue”, abonde le Dr René Nivelet. Le représentant des professionnels de santé de l’île, Frédéric Delange, attend avec impatience les résultats de cette mission. Ces derniers mois ont en effet laissé un goût amer au pharmacien : “On a l’impression qu’on a laissé la situation s’abîmer au fur et à mesure des années. On aurait pu éviter ça.”   *Les médecins ont un salaire fixe auquel s’ajoute un pourcentage du tarif de la consultation en fonction du nombre de consultations réalisées.  

“Je suis en colère contre cette cabale”, déplore la directrice médicale de Kersanté
Face au rejet quasi-unanime de la population et des acteurs de l’île vis-à-vis de Kersanté, sa directrice médicale, le Dr Laurence Marrié, contactée par Egora, a tenu à s’exprimer. Elle déplore de ne pas avoir été conviée à la réunion du 6 octobre au cours de laquelle des solutions ont été évoquées. “Ce qui aurait été bien, c’est de se mettre tous autour d’une table et de faire du constructif. Mais ça a été de la démolition dès le début”, explique-t-elle. La généraliste, en charge d’autres centres de santé, déplore avoir été “la bouc-émissaire” alors que, selon elle, le véritable problème est le manque de médecins. “Je suis très en colère contre cette cabale qui s’est montée contre nous.”
Elle dénonce également des accusations fausses sur les conditions de travail imposées dans le centre de santé : “Toutes les consultations durent 20 minutes d’après le planning. Mon rôle n’est pas de dire aux médecins de faire des consultations en 10 minutes!” La directrice médicale de Kersanté s’est par ailleurs dite “ouverte” à la cohabitation médecins salariés/libéraux au sein de la même structure.

  Médecin, vous êtes intéressé pour exercer sur l’île de Groix ? Vous pouvez envoyer un mail à l’adresse suivante : pharmacie.iledegroix@offisecure.com.  

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La consultation longue à 60 euros pour les patients de plus de 80 ans et/ou handicapés est-elle une bonne mesure ?

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