"Désolé, il est décédé. Excusez-moi, je dois continuer"

03/06/2017 Par Dr Marc Magro
Bonnes feuilles

Le soir du 14 juillet 2016 à Nice, Benoît*, médecin urgentiste, attendait sa femme devant l'hôpital Lenval en compagnie de ses deux enfants. En 2'30, un camion lancé à pleine vitesse sur la Promenade des Anglais a bouleversé leur vie. Dans un "livre-mémoire", Soigner – Nice, 14 juillet 2016, (Ed. First) l'écrivain et urgentiste niçois Marc Magro rend hommage à ces collègues qui ont secouru les victimes de l'attentat. La cinquantaine de témoignages intimes qu'il a recueillis laisse entrevoir l'horreur, mais aussi et surtout l'humanité. Extrait.

  A lire - L'interview de l'auteur : Attentat de Nice : des soignants racontent ce qu'ils n'ont jamais dit Demain, retrouvez le témoignage bouleversant de Thomas, pompier volontaire   "Pour moi, être médecin ne se réduit pas à un travail, explique Benoît, urgentiste. Ça fait partie de ma personnalité, de mon caractère. L’un déteint sur l’autre. Comment dire… J’aime mon métier autant que mes patients. Il y a de belles rencontres, des moments de vie parfois tendus qu’on nous livre comme ça et qu’on peut partager autant dans l’émotion que dans les rires. Avec l’expérience, j’ai pris de l’assurance, mais j’ai toujours envie de faire au mieux." Présent dès le début du drame, Benoît interviendra en civil, d’abord sur les premières victimes percutées par le camion à hauteur du quartier Magnan. Ensuite au PMA [poste médical avancé, NDLR] après avoir traversé la Promenade à pied et travaillé en « mode tri » sur les larges trottoirs couverts de blessés et de morts. "J’ai été terriblement éprouvé par l’horreur et stressé devant l’ampleur du travail. Même si aujourd’hui j’ai de cette Promenade l’image d’un immense linceul, j’aurais mal vécu d’être ailleurs ce soir-là. J’ai pu me rendre utile rapidement, faire de mon mieux. C’est cela que je garde d’abord à l’esprit." Après une journée de repos en famille : pique-nique à la plage, paddle dans la rade de Villefranche, pause feu d’artifice sur la Basse Corniche, Benoît fait un détour à l’hôpital Lenval. "Mon épouse, médecin elle aussi, voulait récupérer, pour sa journée du lendemain, un sac de premier secours à la maison médicale, située à l’entrée de l’hôpital. Nous y sommes donc allés, en prenant une rue parallèle à la Prom’. À peu près au même moment, le camion entamait sa trajectoire meurtrière… Notre présence ici était une coïncidence." Resté dans le véhicule avec ses deux enfants, Benoît attend son épouse qui, dès son retour, lui annonce avoir vu des blessés graves arriver à l’hôpital. À quelques mètres de là, un accident mettant en cause un camion aurait eu lieu sur la Prom’. Immédiatement, Benoît s’engage à hauteur du quartier Magnan : T-shirt, bermuda, tongs et sac de secours en bandoulière. "J’ai laissé ma femme et mes deux enfants dans la voiture, en pensant que j’allais revenir vite, sans prendre mon portable et en embarquant les clefs de la bagnole dans la précipitation. Mon épouse était donc coincée et moi injoignable. Ce qui a été particulièrement stressant pour elle puisque aux infos qu’elle suivait sur son portable, on évoquait le risque d’un surattentat à Lenval comme sur la Promenade." Alors qu’il pense tomber sur un accident, Benoît comprend d’emblée que c’est beaucoup plus grave : "D’ordinaire, les témoins d’un accident restent sur place pour aider. Là, tout le monde courait, fuyait. J’avançais à contrecourant." La première victime que Benoît prend en charge est un enfant de 3 à 4 ans environ, traumatisé crânien et en arrêt cardiaque, que deux jeunes sapeurs-pompiers sont en train de masser. "C’était étrange, on était pratiquement tout seuls. Pas de parents, pas de camion à l’horizon…  Au début, ne comprenant pas ce qu’il se passait, je me suis jeté sur la perfusion, l’intubation, l’adrénaline. Soudain, j’ai changé de regard. Puis j’ai réajusté très vite. Les victimes étaient nombreuses, proches les unes des autres… Il y avait une maman et son fils dont les jambes étaient presque arrachées. De gros traumatismes… J’ai emprunté le téléphone de quelqu’un pour avertir ma femme : “Je vais bien, je reste sur la Prom’ pour l’instant. Je ramène les clefs de la voiture dès que possible.” J’ai su après qu’elle avait vu des scènes incroyables à Lenval, des patients qu’on sortait des coffres des voitures. J’ai donc continué et pris en charge cinq ou six urgences extrêmes. Tant qu’il y avait un pouls et que ça respirait, on chargeait les ambulances au maximum. Une victime sur le brancard, la moins pire au sol dans un matelas coquille ou sur un plan dur. Direction l’hôpital. Impossible de joindre le 15 pour les avertir des patients qui arrivaient. Fallait faire vite avec peu de moyens dans les premières minutes. Je crois que je n’ai jamais été aussi stressé et concentré à la fois." Dans sa traversée, Benoît se souvient d’une rencontre effroyable. Un homme l’alpague : "Venez vite, venez vite ! Mon ami respire encore. Il faut le réanimer !" Il lui désigne un corps enveloppé dans une houssée fermée au sol. Il tire sur la fermeture Éclair, regarde à l’intérieur et découvre le visage blême d’un jeune homme mort. « Je m’entends encore lui dire : “Désolé, il est décédé. Excusez-moi, je dois continuer.”" Vers 23 h 15, Benoît arrive près du PMA. "De ce côté-là, toutes les victimes en urgences absolues avaient été évacuées. J’étais très agité au fond de moi. Gérer le boulot et la famille qui m’attendait était extrêmement difficile. Je pensais à eux sans arrêt en me disant qu’ils n’étaient pas à l’abri, dans un endroit sécurisé. J’ai donc laissé mon sac de secours à un collègue et j’ai couru au moins cinq cents mètres pour les rejoindre. Dans l’état où j’étais, partir à toute allure n’a fait que majorer mon stress. Je suis arrivé livide et en sueur. Dans la voiture, je me suis assis à côté de ma femme et j’ai commencé à parler avec un débit impressionnant, totalement surexcité, jusqu’à m’effondrer d’un coup et sangloter violement. Ça ne m’était jamais arrivé à ce point, c’est vraiment troublant et je ne sais pas l’expliquer. Peut-être le changement brusque entre ce que je venais de vivre sur la Prom’ et la vision de ma femme et de mes deux enfants en pleine forme… Un état indescriptible, entre le soulagement et la détresse. On passe d’un univers à l’autre, c’est insaisissable et absurde. Ma fille de 8 ans dira plus tard qu’elle a eu très peur en me voyant débouler comme un fou. Elle ne m’a pas reconnu, elle croyait même que j’étais un terroriste. Aujourd’hui, elle a encore peur. Elle se réveille la nuit pour vérifier si nous sommes vivants. Quant à mon fils de 11 ans, lui ne tient pas à en parler. Il veut juste que sa vie continue à être identique, parce qu’il aime sa vie, malgré le fait que les terroristes veulent la lui changer, comme il dit. J’ai mis du temps à retrouver un état plus ou moins normal, avant de les quitter et de passer le reste de la nuit au PMA." *Le prénom a été modifié Soigner – Nice, 14 juillet 2016, Editions First, 320 pages, 16.95 euros.

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La consultation longue à 60 euros pour les patients de plus de 80 ans et/ou handicapés est-elle une bonne mesure ?

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